Dans son dernier ouvrage, “Le nouveau gouvernement du monde”, l’économiste et historien Georges Corm, ancien ministre libanais des Finances, dénonce les dérives du néolibéralisme, un « système de pensée à vocation totalitaire », qui, dit-il, est parvenu à imposer sa grille de lecture économique et politique en contaminant l’ensemble de la société.
Votre dernier livre “Le nouveau gouvernement du monde” se veut une critique virulente du néolibéralisme, que vous définissez comme un « système de prédation » à visage totalitaire, au même titre que la pensée marxiste. N’est-ce pas des termes très voire trop forts ?
Non, ce n’est pas la critique qui est virulente, mais la réalité de l’évolution socio-économique du monde qui a enrichi quelques-uns au-delà de toute raison et a appauvri et marginalisé tant d’autres. Le système en tant que tel n’est pas totalitaire au sens stalinien ou hitlérien du terme. Il n’y a ni goulags ni camps d’extermination. Le problème est dans l’hégémonie intellectuelle acquise par l’idéologie du néolibéralisme. Cette idéologie légitime tous les excès auxquels a mené la globalisation économique, ainsi que l’émergence d’un redoutable pouvoir politique mondialisé qui intègre chaque année des centaines de milliers de personnes. Nous vivons tous au sein de cette “dictature des marchés”, notamment celle des grands spéculateurs financiers et des banques, qui ont des liens très étroits avec les décideurs politiques. C’est un système englobant où se confondent pouvoir politique, financier et économique, mais aussi médiatique. Dans ce système, la plus grande influence se trouve aux mains de quelques dirigeants de firmes, de banques et de fonds d’investissements multinationaux, de responsables des institutions internationales de financement (FMI, Banque mondiale, BEI et autres), d’agences de notation de crédit. L’espace de liberté d’action et de changement est ainsi très restreint. Ou bien l’on se plie à la dictature des marchés, ou bien l’on est exposé à la vindicte de ce pouvoir qui vous fustige si vous cherchez à faire différemment.
Quels sont les principaux traits du système ?
Le cœur de la pensée néolibérale repose sur le dogme du monétarisme, érigé par deux des plus célèbres prix Nobel d’économie : Milton Friedman et Friedrich Hayek. Pour eux, la stabilité des prix est la clef de la stabilité sociale et de la stabilité politique, mais aussi des droits de l’homme. Lutter contre l’inflation, susceptible de déranger l’ordre nouveau du monde, devient l’objectif unique des politiques monétaires. À partir des années 1980, la lutte contre l’inflation est devenue l’objectif principal de l’action des Banques centrales, à l’exception paradoxale de la Federal Reserve américaine. Elles ont été mises à l’abri de toute tutelle, de tout contrôle gouvernemental et parlementaire, sauf dans le cas des États-Unis. Les Banques centrales ont favorisé la dérégulation des systèmes bancaires et se sont transformées en porte-parole du lobby des banques, considérées comme des acteurs-clés de la croissance mondiale.
Comment ces dogmes de la pensée néolibérale, que vous qualifiez de simplistes, se sont-ils imposés ?
Lorsqu’on revient aux sources, en particulier à la philosophie des Lumières, on s’aperçoit que le néolibéralisme relève d’une simplification extrême, voire d’un dévoiement de la pensée libérale authentique anglo-saxonne (Locke et Hume) ou française (Montesquieu, Constant, Tocqueville). Les néolibéraux oublient un peu vite le contexte historique du XVIIIe siècle, en l’occurrence l’absolutisme royal européen et de la toute-puissance des idées religieuses. Les penseurs des Lumières voulaient fonder une philosophie morale et politique assurant l’autonomie des individus, en leur garantissant la liberté par rapport au pouvoir en place. Mais ils ne voyaient pas l’égoïsme individuel comme le moteur de l’économie. Même Adam Smith ou David Ricardo estiment nécessaire l’intervention de l’État dans de nombreux domaines, y compris, dans certains cas, par l’attribution de monopole d’exploitation.
Le problème est que l’esprit humain cherche toujours des solutions simples à des problèmes compliqués. La vulgate néolibérale a beaucoup séduit parce que justement elle n’est que l’envers de la vulgate communiste. Comme cette dernière, elle s’appuie sur des recettes simples, mais au lieu que ce soit l’avènement de la “dictature du prolétariat” qui assure le bonheur de l’humanité, comme c’était le cas dans la pensée marxiste, c’est désormais la dictature des marchés libres de toute régulation qui joue ce rôle rédempteur. Une fois le modèle soviétique disparu, il était normal que lui succède un autre, opposé mais relevant du même simplisme intellectuel.
Et aujourd’hui qu’en est il de l’héritage libéral que vous avez évoqué ?
La grande philosophie libérale que j’ai évoquée, pertinente à l’époque où elle s’est développée, a été prise en otages et déformée à la fin du XXe siècle par un groupe d’intellectuels “ultras”, qui ont prétendu en être les continuateurs. En fait, les vrais continuateurs étaient les économistes sociaux démocrates, et notamment le célèbre John Maynard Keynes dont les théories sur la monnaie et l’emploi ont longtemps fait autorité, jusqu’à ce que le néolibéralisme les combatte outrageusement, sans différencier entre pensée marxiste et pensée social-démocrate. Pour eux, toute intervention de l’État est non seulement une atteinte au bon fonctionnement des marchés, mais aussi aux libertés individuelles. C’est ainsi qu’a été instituée la loi de la jungle économique et financière dans laquelle vit le monde depuis trente ans.
Votre livre s’attaque en particulier à la société de consommation, pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Dans la vision néolibérale, la seule motivation de l’homme doit être la satisfaction de ses propres intérêts égoïstes. L’addition de ces intérêts permet le plus grand bonheur de tous. C’est précisément ce qui est à la base de tous les dérèglements sociaux et économiques, mais aussi environnementaux causés par la “société de consommation” et de gaspillages géants, que nous connaissons aujourd’hui. La dénonciation de la société de consommation n’est pas nouvelle : dès 1968, le philosophe français Jean Baudrillard démontrait que la compétition sociale se focalisait désormais sur l’acquisition et la détention d’objets, au détriment de tout autre signe de valeur sociale. Si la consommation est devenue un besoin irrépressible de tous les instants, c’est qu’elle n’a plus rien à voir avec la “satisfaction des besoins”, auxquels elle était censée répondre à l’origine. Elle prend le relais “par défaut” des idéaux humanistes déchus.
Faudrait-il revenir à l’idée de “bien commun” pour retrouver du sens ?
Oui, sans conteste : la mondialisation entraîne une perte de cohérence des espaces économiques au sein desquels les solidarités familiales traditionnelles ou sociales (comme celle de classes ou de groupes professionnels ou syndicaux) n’ont plus de pertinence. L’État se délite, l’organisation sociale se fragmente en réseaux transnationaux et la notion de bien public s’étiole. En Europe, ce délitement avait déjà été responsable de la montée des fascismes au XXe siècle. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’aujourd’hui on assiste à l’émergence d’idéologies fanatiques, notamment dans l’islam fondamentaliste. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les mouvements les plus nihilistes se réclamant de l’islam trouvent leur terreau dans des pays riches en pétrole comme l’Arabie saoudite, l’Algérie, l’Irak, l’Indonésie ou le Nigeria. Autant de pays où la rente pétrolière a servi à l’émergence d’une caste de “nouveaux riches” accumulant des fortunes hors normes grâce à des accointances politiques, cependant que la majorité des populations demeure encore, malgré ces richesses pétrolières, dans la pauvreté et le sous-développement.
Quelles seraient pour vous les pistes de réformes ?
Je plaide pour que nous repensions les cohérences spatiales qui ont été mises à mal partout dans le monde. Jusqu’ici, les conquêtes démocratiques ont été réalisées grâce à l’émergence du système politique d’État-nation assurant une bonne représentation des citoyens auprès du pouvoir, puis grâce au développement des fonctions de l’État providence suite à la grande crise de 1929 qui a donné naissance à la théorie keynésienne visant à assurer le plein emploi. Son déclin, aujourd’hui, sous le coup de la mondialisation, doit nous amener à rechercher de nouvelles cohérences spatiales sur lesquelles bâtir des économies peut être moins riches, mais plus justes que l’économie totalement globalisée qu’impose le modèle néolibéral à toutes les sociétés. En ce sens, je plaide également pour une réhabilitation du politique et pour que ces changements profonds, qui s’opèrent dans le fonctionnement des institutions sur un territoire donné, ne soient plus seulement dictés par le libre-échange et l’ouverture incontrôlée et non régulée des marchés, mais plutôt par la volonté des membres de chaque collectivité.
Concrètement, quels seraient vos premiers choix de réformes ?
À mon sens, il faut d’abord abandonner la théorie totalement abstraite de l’équilibre général des marchés, censé assurer le bonheur social de la collectivité, de même que son corollaire monétariste, la stabilité des prix comme objectif unique et exclusif des politiques économiques, qui ne fait qu’aggraver les fortes poussées de chômage et la précarisation de nombreux emplois. Ces approches nous ont menés aux “crises” actuelles. Les États doivent également reprendre le contrôle sur les Banques centrales qui ne répondent de leurs actes à aucune autorité représentative des citoyens (gouvernementale ou parlementaire). Je pense aussi qu’il y a urgence à réviser l’enseignement de l’économie qui est basée désormais seulement sur des modèles mathématiques abstraits qui ignorent les phénomènes de puissance et d’asymétrie entre les agents économiques et sont déconnectés des autres sciences humaines auxquelles appartient pourtant cette matière. Il conviendrait aussi de prendre des mesures sérieuses pour empêcher la confusion du pouvoir médiatique avec le pouvoir économique et de lutter contre les délits d’initiés dans le monde des affaires et, surtout, de rétablir la séparation qui doit être étanche entre banque d’affaires et banques de dépôt pour assurer la sécurité des épargnes nationales.
Est-ce que l’altermondialisme pourrait représenter l’une des pistes de réformes ?
Le changement n’est pas simple au sein d’un système mondialisé. D’autant que celui-ci résiste à entreprendre des réformes, sinon à la marge pour satisfaire des opinions publiques exaspérées. Par ailleurs, dans l’altermondialisme, il existe différents courants qu’il faut bien distinguer les uns des autres. Il y a en effet des courants radicaux et révolutionnaires, des mouvements réformistes et des courants utopiques. Je pense qu’il faut suivre le travail des réformateurs, comme Joseph Stiglitz, ancien chef des conseillers de la Maison-Blanche, Federico Mayor, ancien directeur général de l’Unesco, ou de Jean Baptiste de Foucauld, ancien commissaire au Plan français. On peut aussi s’appuyer sur les valeurs éthiques du christianisme ou de l’islam, qui tous deux exigent que l’économie soit mise au service de l’homme et non point l’inverse.
Georges Corm, Le nouveau gouvernement du monde, idéologies, structures, contre-pouvoirs, édition La Découverte, 2010, 19 euros.


