Samandal, Maya Zankoul, Hibr ou al-Akhbar utilisent les licences de diffusion Créative Commons. Elles permettent aux créateurs de définir et de moduler les droits et les libertés qu’ils souhaitent accorder à leur public. Mais attention, cette liberté ne signifie pas que le droit d’auteur est aboli.

MeenTheBand pourrait n’être qu’un “petit” groupe de rock libanais parmi tant d’autres. Mais Fouad et Toni Yammine, les deux frères à l’origine de ce groupe fondé en 2006, ont une particularité. Ils utilisent une licence de diffusion originale, dénommée Creative Commons (CC). Imaginées par Laurence Lessig, professeur de droit américain à l’Université de Stanford, ces licences sont des contrats flexibles de droit d’auteur, proches des “licences libres” en vogue dans le milieu informatique. Elles permettent au créateur de définir et de moduler les droits et les libertés qu’il souhaite accorder à son public. Il peut ainsi autoriser gratuitement certaines utilisations (copie, diffusion, voire modification) tout en réservant (ou en interdisant) l’exploitation commerciale. Les Creative Commons sont en fait dans une position intermédiaire entre, d’une part, le domaine public, où toute œuvre est accessible, et, d’autre part, le copyright (droit anglo-saxon) ou le droit d’auteur (droit continental, auquel appartient le droit libanais) qui limitent l’usage des œuvres. « Ces nouvelles licences sont des outils adaptés à la rapidité des échanges sur les réseaux et au partage des œuvres véhiculant de l’information », explique Pierre el-Khoury, spécialiste du droit d’auteur et professeur à l’Université de La Sagesse.
Le concept est encore récent au Liban et seule une poignée d’artistes et de sites ont recours aux Creative Commons, à l’instar de la revue de bandes dessinées Samandal, de la dessinatrice Maya Zankoul, du journal pour jeunes Hibr, voire du site du quotidien al-Akhbar. Au Moyen-Orient, le site d’al-Jazeera a également choisi de passer sous licence CC : l’intégralité de son contenu – et particulièrement sa couverture des événements en Égypte – est disponible gratuitement pour des reproductions.
La licence CC permet d’accroître le “potentiel viral” de MeenTheBand, comme celui d’al-Jazeera. Dans le cas d’un groupe presque totalement inconnu, comme MeenTheBand, cette “viralité” est essentielle, car elle lui permet d’exister. « Le fait d’autoriser la libre circulation et le téléchargement gratuit sur Internet a représenté un formidable moteur de notoriété. Nous n’étions absolument pas connus. Nous avons ainsi créé le “buzz” autour de notre groupe sur Internet. Ce qui a même facilité la vente de notre premier CD, dans le top des ventes de Virgin », avance Toni Yammine.
Pareil phénomène est déjà très répandu : avec l’émergence du Web collaboratif à partir de 2007-2008 et la dématérialisation des supports, le rôle et les marges des acteurs traditionnels de la distribution (éditeurs, maisons de disque…) ont largement diminué, en particulier dans le monde musical. « Nous sommes en train de passer d’une économie de la distribution à une économie de la découverte », expliquait Joi Ito, le PDG de l’association Creative Commons, dans un entretien accordé au blog français “Suivez le Geek” en 2008.
Mais la viabilité économique de cette “révolution” n’est pas encore assurée. John Perry Barlow, fondateur de l’Electronic Frontier Foundation et ancien parolier du groupe américain Grateful Dead, résumait dès 2003 la quadrature du cercle : « Si nos biens peuvent être reproduits à l’infini et distribués instantanément dans le monde entier sans le moindre coût, sans que nous en ayons connaissance, et sans même que nous en soyons dépossédés, comment pouvons-nous les protéger ? Comment allons-nous être rémunérés pour le travail de notre esprit ? Et si nous ne pouvons être rémunérés, qu’est-ce qui va permettre de poursuivre la création et la distribution de ces biens ? »
À ces questions, la plupart des États ont répondu par des législations renforcées interdisant le téléchargement gratuit, assimilé à un acte de piratage. Dans la conférence qu’il donnait à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) où il était invité en novembre dernier, Laurence Lessig, l’inventeur de la licence Creative Commons, rappelait qu’aux États-Unis la « guerre du copyright » faisait toujours rage. « Aux États-Unis pas moins de 20 000 personnes ont été poursuivies pour des violations de copyright sur Internet. » Pourtant la loi sur le copyright ne protège pas l’auteur, mais les intermédiaires, les grandes majors du film, de la musique notamment, accuse Lessig. En France, même si la loi Hadopi a été votée pour mettre un frein au piratage des œuvres sur Internet, un Français sur deux continue d’utiliser des “moyens illégaux” pour consommer des produits culturels. Laurence Lessig dénonce ces lois inutiles : « Depuis que le téléchargement Peer to Peer (P2P) a été reconnu comme un délit, il n’a pas diminué, mais n’a au contraire cessé d’augmenter, ce qui théoriquement crée une génération de “pirates” ou de “terroristes”, stigmatisée comme telle, et a forcément une influence néfaste sur le développement des gens, en particulier sur les enfants et adolescents, principaux utilisateurs du Net et du téléchargement. »  Quelques pionniers recherchent des réponses alternatives à cette problématique en apparence insoluble, en s’appuyant notamment sur le développement de la licence Creative Commons, associée à la notion d’économie du don. Dans ce modèle, le financement des œuvres s’appuie sur le versement de micro-paiements, effectués par la masse des internautes, plutôt que par des prix fixés par des intermédiaires s’interposant entre l’artiste et son public.
C’est la recette du succès du groupe de rock industriel Nine Inch Nails qui utilise la licence Creative Commons : des millions de fans ont pu télécharger gratuitement leur album Ghost I-IV tandis qu’une édition limitée était mise en vente en parallèle dans les magasins. La preuve que le partage gratuit ne signe pas la mort commerciale d’un artiste ? Cette version de luxe a rapporté 1,6 million de dollars dès la première semaine d’exploitation. L’album a également été le plus vendu en format MP3 (compressé pour le Web) en 2008 sur la plate-forme de téléchargements d’Amazon, où le groupe l’avait mis en ligne. À son tour, le groupe britannique Radiohead a choisi de laisser à l’appréciation de ses fans la somme d’argent (de 0 à 99,99 livres sterling) qu’ils voulaient bien payer en échange du téléchargement de l’album InRainbows.  Selon le cabinet d’études marketing Comscore, un mois après la mise en ligne, 62 % des internautes avaient choisi de ne rien payer. Ceux qui ont payé ont en moyenne dépensé 6 dollars, ce qui ramène la moyenne du prix de vente de l’album à peu : 2,26 dollars seulement. Radiohead a annoncé ne pas vouloir renouveler l’aventure. 
De ces expériences, il est difficile de tirer une conclusion. Encore plus au Moyen-Orient, où les droits d’auteur n’ont jamais été respectés. Une “artiste” comme Haïfa Wehbé n’a jamais compté sur les droits d’auteur pour assurer son envol financier. Au contraire, elle a sciemment laissé en accès libre les vidéos de ses chansons, raflant la mise quand une grande institution la réclamait pour un concert. Finalement, en laissant “libre” une partie des droits relatifs à la diffusion de leurs œuvres, mais en taxant leur usage commercial, les créateurs de la région ont peut-être cette fois une longueur d’avance sur l’Occident.
 

L’affaire hummusnation
Hummusnation.net est le blog d’un jeune Libanais du Canada. Il y est souvent question des vicissitudes de la vie au Liban, traitées avec dérision. Hummusnation utilise les licences Creative Commons. Son fondateur autorise la reproduction de ses billets, sans contrepartie financière, du moment qu’on lui en attribue la paternité et à condition que l’usage n’ait pas de visée commerciale. Il interdit également l’usage “dérivé”, c’est-à-dire qu’aucune altération de son œuvre ne peut être réalisée. Mais en janvier 2010, son fondateur s’aperçoit que la chaîne MTV reprend des extraits sans en préciser l’auteur dans plusieurs de ses émissions, dont “CIA” de Mark Kodeih. Plus grave, ses “blagues” sont modifiées malgré les termes de la licence CC qui l’interdit. En novembre, l’incident recommence. Puis en décembre, Mireille Mazraani ouvre son show, toujours sur la MTV, par une nouvelle histoire drôle directement “inspirée” d’un autre des billets du blog et pareillement altérée. Alors plagiat ? Pour Pierre el-Khoury, pas de doute : « La licence CC prévoit un usage non commercial, ce qui n’est pas le cas d’une chaîne de télévision dont les buts sont lucratifs. Elle prévoit également un droit de paternité, ici ignoré puisque aucune mention n’est faite du blog. Hummusnation aurait pu attaquer en justice la MTV et gagner. »  L’auteur du blog a toutefois choisi de régler à l’amiable cette affaire en contactant Michel Murr, patron de MTV. Celui-ci s’est confondu en excuses et a proposé une compensation financière, qu’a refusée Hummusnation. « Après enquête interne, il s’est avéré que mes blagues leur étaient parvenues par l’intermédiaire d’e-mails de spectateurs, qui ne mentionnaient pas leur source. Aujourd’hui, je suis en contact permanent avec les émissions dans lesquelles mes posts peuvent apparaître de façon à ce que cela ne se reproduise pas. » Comme quoi, on peut être un geek, aimer la dérision, mais ne pas vouloir que ses billets d’humeur se retrouvent dans le domaine public sans contrôle !