Convaincu du bien-fondé de la responsabilité sociale de l’entreprise, Raymond Sfeir, un Libanais de retour au pays après un succès industriel en France, tente d’humaniser le monde des affaires.
 

Raymond Sfeir vous reçoit avec un grand sourire dans son usine d’enveloppes qui s’étend sur 3 600 mètres carrés dans la zone industrielle de Roumié. En bon Libano-Français, imbibé de culture islamo-chrétienne, il se plaît à alterner subtilités de la langue française et citations du Coran en arabe. Il se veut convaincant, et ne s’en cache pas. Ses 67 printemps sont loin de l’empêcher de se réveiller tous les jours très tôt le matin, à l’heure où d’autres rentrent de leurs soirées, pour des journées de travail de 10 à 12 heures, voire davantage. Car son motto, l’action, est un slogan qu’il arbore et qu’il applique.
Raymond Sfeir est un industriel au parcours atypique. Après des études en informatique, il coordonne plusieurs projets industriels de l’entreprise familiale au Liban et en Afrique. En 1984, il devient actionnaire quasi unique des Papeteries Navarres à travers la holding industrielle PNR. Ayant pris personnellement la tête de l’entreprise, il la fait passer en quelques années de 7 % à 21 % du marché français. Il devient ensuite vice-président de la holding GPV-PNR après la fusion en 1997 avec le groupe GPV, un autre fabricant d’enveloppes, fondé en 1872. La nouvelle entité réussit alors à détenir 42 % du marché français et 12 % du marché européen. Cette réussite est due en grande partie au fait que Sfeir avait décelé très tôt les avantages de l’enveloppe par rapport au papier. En effet, celle-ci présente des marges beaucoup plus importantes que le papier. En 2002, il décide de céder l’ensemble de ses parts à ses partenaires financiers, alors qu’il dirigeait 1 100 employés en Europe et affichait un chiffre d’affaires de 210 millions d’euros.
« C’est à ce moment que j’ai décidé de rentrer au Liban », raconte Sfeir. Le groupe Bmacom a ainsi vu le jour. Il compte aujourd’hui 250 salariés et un chiffre d’affaires de 12 millions de dollars prévu en 2011, dont deux millions pour la succursale libanaise. La nouveauté réside dans l’approche participative qu’il offre à ses employés, à savoir la possibilité pour eux d’entrer au capital de la société ainsi que dans la promotion de la responsabilité sociale de l’entreprise. Cette installation au Liban ne se fait pas sans peine, « en l’absence des rudiments de base d’une vraie économie », déplore Sfeir.
L’idée de participation relève presque de la doctrine pour Raymond Sfeir, et ne se limite pas à l’idée d’employeur-providence, à l’écoute et aux côtés de ses employés. « Je travaille à former mes employés afin qu’ils deviennent patrons, à former des êtres, à les aider à s’élever. Cela ne peut d’ailleurs que se répercuter de manière positive sur la productivité. » C’est ainsi que les ouvriers les plus compétents, « très motivés humainement », deviennent actionnaires. « Amené à côtoyer les délégués syndicaux, j’ai trouvé parmi eux des personnalités qui avaient du caractère. Je leur ai proposé de constituer avec eux des sociétés à 50 % pour chacun », explique-t-il. Sfeir tente donc d’appliquer ce principe au Liban : « J‘ai promis aux salariés de leur céder 30 % de l’entreprise, qu’ils paieront avec les résultats qui seront thésaurisés. Mais les salariés libanais veulent avoir des fruits immédiats et ont du mal à penser à moyen et long terme. Toutefois, on y arrive, petit à petit, avec de la patience et de l’opiniâtreté. »

Du religieux dans les affaires

Ce n’est pas un concept qu’il souhaite garder pour lui : Raymond Sfeir désire le partager, dans le cadre du rassemblement libanais islamo-chrétien d’hommes d’affaires et de dignitaires religieux, MA’AM. Cette association vise à intégrer dans le monde du travail les valeurs religieuses, chrétiennes et musulmanes, afin de rendre l’environnement de travail plus humain. Une idée qui a séduit l’Union internationale des associations de patrons chrétiens (UNIAPAC), dont il est aussi membre, et qui regroupe plus de 30 000 chefs d’entreprise dans le monde. Du 25 au 27 mars, le Liban a ainsi accueilli un colloque préparatoire sur la responsabilité sociale des organisations regroupant 80 patrons du monde entier pour préparer le congrès international d’UNIAPAC en octobre 2012 sur le même sujet. L’avantage de telles réunions internationales est de pouvoir regrouper « la technique du comment » que maîtrise le monde occidental avec « la foi du pourquoi », que conservent encore nos sociétés orientales, dit Sfeir. Elles permettraient aussi aux patrons occidentaux de faire la connaissance du « vrai islam » en rencontrant leurs homologues musulmans du monde arabe, précise-t-il.
Cette responsabilité sociale des entreprises ne peut être dissociée de la financiarisation de l’économie mondiale. Une tendance qui s’est avérée néfaste avec la crise financière internationale de 2008, « sans efforts réels pour régler ou comprendre les mécanismes qui ont abouti à cette crise », ajoute Sfeir. Il n’est pas contre la mobilisation de 2 000 milliards de dollars au secours des banques afin de freiner la crise, à condition d’utiliser ces sommes avec discernement et de se rendre compte du prix à payer par la suite. Pour lui, la seule voie est que l’économie soit à finalité humaine.