Le groupe Audi-Saradar a obtenu en octobre 2011 la première licence octroyée en Turquie depuis 12 ans. Un an plus tard, Odea Bank, la filiale de la banque libanaise, entame ses activités à Istanbul avec un capital de départ de 300 millions de dollars. Entretien avec Freddie Baz, directeur de la stratégie du groupe.

Pourquoi avoir décidé de vous implanter en Turquie ?
La Turquie offre une extension extraordinaire pour une banque libanaise qui a des ambitions régionales. Il y a d’abord une raison liée à la taille de ce pays : son économie représente à elle seule le tiers du PIB consolidé du monde arabe (751 milliards vs 2 100 milliards de dollars) ; sa population représente un cinquième de celle du monde arabe.
Il y a ensuite un contexte porteur : le commerce turco-arabe augmente de façon exponentielle. Il est passé de 3 milliards de dollars il y a six ans à 42 milliards en 2011 ! Même si ce chiffre représente moins de 2 % du volume des échanges entre la Turquie et le monde, pour les banques cela représente tout de même un pool de 400 millions de dollars de lettres de crédit. Pour une banque qui ambitionne une part de 10 à 15 % de ce marché, cela correspond à 50 millions de dollars de revenus annuels. Un objectif qui justifierait à lui seul d’investir.
Il y a enfin un nombre grandissant d’entreprises de la région qui s’installent en Turquie et d’entreprises turques, notamment dans le bâtiment, la distribution, les services..., qui établissent des liens d’affaires avec le monde arabe.

Alors que les banques européennes se désinvestissent de la Turquie, quel peut être l’avantage compétitif d’une banque libanaise sur ce marché ?
Notre but n’est évidemment pas de concurrencer les grandes banques turques sur leur territoire. Leur bilan consolidé est de 750 milliards de dollars et les cinq premières banques représentent 80 à 100 milliards d’actifs chacune, ce qui est presque l’équivalent du secteur bancaire libanais. Il serait aberrant en particulier de vouloir faire de la banque de détail lorsqu’une seule banque turque aligne un millier d’agences… En revanche, nous avons une valeur ajoutée sur certaines niches que nous comptons exploiter.
La façon dont a commencé notre aventure témoigne de l’intérêt turc pour notre approche. Nous étions depuis deux ans déjà en négociation pour le rachat d’une banque en Turquie, car l’octroi d’une licence nouvelle est très rare dans un marché en consolidation. Un jour Samir Hanna a rencontré lors d’une conférence à Beyrouth le président de l’Autorité de régulation et de contrôle des banques turques qui a été séduit par notre projet. Le processus a été lancé et nous avons finalement obtenu la première licence octroyée en Turquie depuis 12 ans.

Quelle sera votre spécificité ?
Notre modèle consiste à jouer un rôle primordial dans le financement du commerce turco-arabe. Il s’agit de servir les entreprises turques impliquées dans le monde arabe. Cet investissement s’inscrit dans notre stratégie de développement d’une banque régionale, c’est-à-dire d’une banque impliquée dans le financement des flux d’hommes, de marchandises et de capitaux dans la région. Il ne s’agit pas juste d’être une tête de pont de la banque libanaise dans chacun des pays d’implantation. Une véritable banque régionale réalise des ventes croisées par pays et par lignes de métiers. En tablant sur une réalité : la région compte huit millions d’expatriés et 40 milliards de dollars de commerce interarabe hors pétrole.
Par exemple, au niveau commercial, cela signifie d’octroyer une lettre de crédit à un importateur égyptien et d’allouer un crédit fournisseur à l’exportateur turc : il s’agit d’être là des deux côtés de l’équation. Au niveau des individus, on ouvre un compte au Jordanien employé en Arabie tout en lui vendant un crédit automobile à Amman…

Quelle place occupera la Turquie dans le groupe Audi-Saradar ?
Un pour cent du marché turc c’est 7 milliards de dollars. Nous investissons donc ce qu’il faut pour réussir, notamment dans les ressources humaines, car la banque est un métier d’hommes. Notre CEO est le meilleur corporate banker de Turquie. Il a amené avec lui une quinzaine de cadres très compétents. Nous prévoyons d’ouvrir 28 agences d’ici à la fin 2013 et d’employer 600 personnes. En taille, nous prévoyons que la Odea Bank (le nom choisi le temps que soit réglée la procédure judiciaire concernant l’homonymie avec le constructeur allemand de voitures) occupe la deuxième place après le Liban. À terme, la filiale turque devrait être le deuxième contributeur aux bénéfices du groupe.
L’activité en Turquie devrait aussi avoir un impact positif sur les résultats du groupe à travers l’allocation des liquidités libanaises à des crédits en Turquie. La Banque du Liban autorise aujourd’hui ces opérations jusqu’à une fois et demie les fonds propres pour les actifs de la catégorie spéculative (sub investment grade).
Dans le cas de la Turquie, si nous passons à la catégorie non spéculative (investment grade), c’est un développement positif : nous améliorons le rating pondéré de nos actifs.

Quel premier bilan dressez-vous de votre stratégie de développement régional entamé en 2005 ?
Le démarrage date de 2005, mais en réalité le développement a été graduel. En moins de trois ans d’activité moyenne en Jordanie, Syrie et Égypte, nous avons levé six milliards de dollars de dépôts (dont 40 % proviennent de particuliers) et acquis 200 000 clients, essentiellement des entreprises (les crédits corporate représentent 80 % du portefeuille). En 2005, notre objectif était d’atteindre une structure équilibrée des actifs entre le Liban et l’étranger à un horizon de cinq ans. La première année, nous étions en bonne voie.
Puis est survenue la crise globale de 2007-2008 qui a créé un environnement favorable au Liban : 65 milliards de dollars y sont entrés entre 2007 et 2011, et pour la seule année 2011, même si les flux entrants dans la région MENA ont diminué de 36 %, le Liban en a attiré le tiers. Audi étant la première banque du pays, nous avons eu la part du lion de cette croissance.
Notre ambition reste cependant de devenir l’une les banques régionales dont a besoin cette partie du monde. Nous sommes assez fiers de notre performance, si on la compare à celle de nos pairs. Le groupe Audi-Saradar se mesure désormais en effet à des banques telles que la Arab Bank (Jordanie), al-Ahli United (Bahreïn), Samba (Arabie) ou la National Bank of Kuwait (NBK).
Alors que, contrairement à nous, les banques du Golfe disposent de beaucoup de dépôts publics, nous avons dépassé en termes de dépôts la NBK pendant un an et demi, ce qui est un développement historique. Nous progressons en termes de parts de marchés relatives, alors que nous faisons face à des banques dont la capacité à lever des actifs est plus grande : il y a cinq ans, chacune représentait deux à deux fois et demie la Bank Audi, aujourd’hui le différentiel est moindre.
Notre expérience en Égypte et en Syrie est très explicite de notre capacité en tant que banquiers libanais à bâtir des actifs de manière organique.
En Égypte, nous avons acheté une coquille vide en payant 90 millions de dollars pour 45 millions d’actifs. Le réseau de deux agences acquises en 2006 en compte désormais 30 et le bilan est passé à trois milliards de dollars. La même année, la NBK a racheté pour un milliard de dollars un réseau de 30 agences et deux milliards d’actifs. Aujourd’hui, le bilan est de 2,6 milliards seulement, soit une hausse de 30 %.
En Syrie, aussi, nous sommes passés de zéro à deux milliards de dollars d’actifs fin 2010. Mais l’année dernière, nous avons décidé de réduire significativement notre exposition à ce marché tout en maintenant le réseau. À fin juin, les actifs ont été ramenés à 750 millions de dollars et les crédits sont passés de 950 à 320 millions de dollars, ce qui est incidemment une mesure de la bonne qualité des débiteurs, car il est plus difficile de récupérer l’argent d’un débiteur que de lâcher un dépôt.
Les répercussions des printemps arabes nous ont globalement obligés de ralentir notre stratégie d’expansion régionale, sans la remettre en question. Nous réduisons la voilure, en minimisant les coûts à court terme : nous n’encaissons pas de pertes, mais un coût d’attente. Cette année, l’opération syrienne n’aura aucune contribution aux bénéfices consolidés du groupe contre une part de 15-20 millions de dollars en 2010. L’Égypte en revanche va contribuer à nouveau au bénéfice consolidé du groupe, cette filiale est une véritable success story pour Audi.

Quelles seront vos prochaines implantations ?
Nous ne sommes pas dans l’esprit d’une nouvelle acquisition imminente, car il faut laisser passer un peu la vague du printemps arabe. À terme cependant, il faudra être présent dans les trois pays qui présentent la moitié du marché potentiel en termes de population, à savoir l’Arabie, l’Égypte et l’Algérie. Nous avons déjà un pied en Arabie et en Égypte, et nous sommes prêts pour l’Algérie dès que les autorités en ouvrent la porte. Pour l’instant, tout le groupe est mobilisé pour réussir en Turquie.