Un article du Dossier

Gaz naturel : la ruée vers l'or bleu

Les importantes découvertes, ces dernières années, de gisements de gaz et de pétrole dans le bassin levantin de la Méditerranée bouleversent la donne régionale en matière de production d’hydrocarbures et font passer Israël d’un statut de dépendance chronique à une future opulence. Un retournement de situation qui pourrait non seulement lui permettre d’assurer sa souveraineté énergétique mais aussi d’entrer dans le club fermé des grandes puissances exportatrices.

Golda Meir, ancienne Premier ministre israélienne, se plaisait à surprendre certains de ses interlocuteurs étrangers en maudissant Moïse d’avoir « fait marcher (les juifs) dans le désert pendant 40 ans afin de (les) amener dans le seul endroit de tout le Moyen-Orient où il n’y a pas une goutte de pétrole ! ». Une boutade destinée à illustrer la situation de disette en hydrocarbures que connaissait l’État hébreu depuis sa fondation en 1948 jusqu’à la récente découverte d’immenses gisements gaziers dans les profondeurs de ce qu’il estime être sa zone économique exclusive (ZEE).

Des ressources très prometteuses

C’est en 2009 que tout bascule. À cette date, les réserves de gaz israéliennes étaient estimées à seulement 45 milliards de mètres cubes – soit environ dix-huit fois la consommation annuelle actuelle du pays – et les experts de Tel-Aviv ne donnaient plus que quelques années d’exploitation au gisement de Yam Tethys, qui assurait environ 70 % de la production de gaz naturel du pays. Ces perspectives sont bouleversées lorsque Noble Energy, une société d’exploration texane partenaire de compagnies israéliennes pour la prospection, découvre un gisement renfermant près de 240 milliards de mètres cubes de gaz en pleine mer à Tamar, à environ 80 km à l’ouest de Haïfa. Certes, ce n’est pas la première fois que les Israéliens découvrent du gaz dans leurs profondeurs sous-marines, les champs Noa et Mari-B ayant été mis au jour une décennie auparavant au large d’Ashdod et d’Ashkelon, mais cette fois les réserves estimées sont sans commune mesure avec les précédentes et constituent la plus grosse découverte de gaz conventionnel de l’année au niveau mondial.
L’événement est d’autant plus considérable qu’il va s’avérer être le point de départ d’une véritable série. À la fin de l’année suivante, Noble Energy tombe en effet à une cinquantaine de kilomètres de là sur un champ gazier encore plus volumineux, baptisé Leviathan, dont les réserves – presque deux fois plus importantes que celles de Tamar – en font la plus importante découverte de gaz en eau profonde des dix dernières années et promettent d’approvisionner Israël pendant un siècle. Les explorations d’autres gisements, notamment ceux de Tanin, Dalit et Shimshon, ont ultérieurement renforcé ce potentiel de plusieurs centaines de milliards de mètres cubes.
Israël se découvre ainsi une richesse immergée considérable et a fait de son exploitation sa priorité. Ce gaz devrait lui permettre de s’émanciper à moyen terme de sa dépendance gazière vis-à-vis de l’Égypte, qui fournissait jusque récemment plus de 40 % du gaz consommé. Or, les tensions avec ce pays n’ont cessé de s’accroître depuis la chute du régime Moubarak, culminant avec une série d’attaques contre le gazoduc dans le Sinaï, puis la décision égyptienne, en avril dernier, de suspendre les livraisons de gaz en vue d’obtenir une renégociation des tarifs. Ces découvertes tombent donc à point nommé pour faire face à une demande intérieure exponentielle : selon les prévisions de nombreux experts, le gaz devrait assurer la production d’au moins 60 % de l’électricité israélienne (contre 40 % actuellement) à l’horizon 2030.
Encouragé par la découverte de cette nouvelle manne, le gouvernement israélien a décidé de s’attaquer aussi à l’exploration de gisements dans son sous-sol. Le potentiel est estimé à 250 milliards de barils de pétrole, soit le troisième plus grand gisement de schistes bitumineux au monde, après les États-Unis et la Chine. Un projet ambitieux d’extraction de pétrole à partir de schistes bitumineux au large du bassin Shfela, au sud-ouest de Jérusalem, est ainsi à l’étude. Par ailleurs, le ministre israélien de l’Énergie, Uzi Landau, a récemment décrété le redémarrage des opérations de prospection de gaz et de pétrole dans le Golan occupé. Ces opérations avaient été suspendues par le gouvernement Rabin dans le cadre de la facilitation des négociations de paix des années 1990 et jamais reprises depuis lors. Du fait de l’augmentation structurelle des prix du brut, les schistes bitumineux sont de plus en plus considérés comme une ressource énergétique appelée à devenir économiquement viable pour les pays qui en possèdent. Et ce même si leur exploitation soulève un certain nombre de préoccupations environnementales, telles que l’élimination des déchets, les émissions de gaz à effet de serre et la pollution des nappes phréatiques...

Autosuffisance énergétique et visées exportatrices

Ces ressources nouvelles éliminent d’un coup le principal point faible géostratégique d’Israël qui a rapidement pris conscience de la nécessité de refonder sa politique énergétique autour de leur exploitation. En 2011, le Premier ministre Netanyahu a mandaté le comité Tzemach (du nom du directeur général du ministère de l’Énergie et de l’Eau) pour établir des recommandations sur la stratégie de développement d’un réseau de production et de commercialisation. Dans son rapport final publié début septembre, le comité estime les réserves gazières du pays à un total oscillant entre 950 et 1 500 milliards de mètres cubes, et recommande de n’en conserver que 450 milliards pour la consommation interne. Au-delà de cette part, qui représenterait 25 ans de réserves de gaz naturel, la production serait destinée à l’exportation ; sous réserve néanmoins que la totalité de la demande de gaz naturel du marché israélien aie pu être assurée. Si l’option de l’exportation fait l’unanimité en Israël, la part qui doit lui être réservée suscite néanmoins des débats entre une grande partie de l’opinion publique qui souhaiterait sécuriser davantage de réserves et des opérateurs gaziers qui souhaitent pour leur part des conditions moins restrictives.
Ces exportations seraient à terme essentiellement destinées aux marchés occidentaux et à certains pays émergents, car le Moyen-Orient, destination a priori la plus évidente d’un point de vue économique et technique, est pour l’instant exclu en raison de l’état de ses relations avec ses voisins. Le gouvernement israélien envisage ainsi de construire une voie ferrée reliant la Méditerranée et la mer Rouge afin d’acheminer son gaz vers l’Inde, avec qui l’État hébreu a déjà entamé des négociations, et peut-être la Chine, dont sont originaires les sociétés chargées de la mise en œuvre du projet dont le coût avoisinerait les deux milliards de dollars. En ce qui concerne les exportations vers l’Europe, Tel-Aviv table sur une coopération poussée avec la République de Chypre, avec laquelle il a délimité ses frontières maritimes, et envisage plusieurs scénarios. D’abord, la mise en place d’une chaîne de transformation du gaz en gaz naturel liquéfié (GNL), ce qui implique la construction d’une usine dédiée sur le territoire chypriote, avant son acheminement maritime en Europe. Une autre piste, plus coûteuse, consisterait en la création d’un gazoduc sous-marin reliant l’île à la Grèce. Une troisième option, plus ambitieuse et rentable, consisterait enfin à exporter directement l’électricité produite à partir du gaz. Nicosie a ainsi proposé en janvier dernier de construire un câble sous-marin à haute tension connectant les trois pays afin d’exporter cette énergie vers l’Europe et l’Asie. Ces différentes pistes sont en cours d’étude de faisabilité et l’arbitrage devrait intervenir dans le courant de l’année 2013. Leur mise en œuvre pourrait être confiée à une joint-venture israélo-chypriote chargée de piloter les projets communs aux deux pays.
Reste que la question de la localisation de ces infrastructures est également sujette à débat. Fidèle à la tradition isolationniste de l’État hébreu dans le domaine énergétique, le comité Tzemach a en effet exprimé « son absolue préférence » pour que les sites d’exploitation et de transformation restent sous contrôle israélien à l’intérieur de sa zone maritime. Une formulation plus souple que celle envisagée initialement et qui permet de réaffirmer la priorité donnée à la sécurité énergétique sans pour autant fermer la porte aux perspectives de projets communs avec ses partenaires étrangers.

Changer le gaz en or

Dans tous les cas, les recettes provenant de la taxation des revenus de l’exploitation des hydrocarbures constituent une manne de plusieurs milliards de dollars. Un pactole que Tel-Aviv compte bien faire fructifier tout en l’employant comme une nouvelle arme diplomatique et commerciale : en février dernier, le gouvernement a opté pour la création d’« un fonds de sécurité auquel (il) pourra faire appel en cas d’événements nationaux exceptionnels avec de graves implications économiques, tels que des guerres, des désastres naturels ou des crises économiques », selon les termes de Benjamin Netanyahu. Suivant les conseils prodigués en son temps par Dominique Strauss-Kahn, alors directeur du FMI, le Premier ministre israélien a choisi d’emboîter le pas à d’autres États comme certaines puissances pétrolières du golfe Persique ou la Norvège. Ce nouveau fonds souverain, géré conjointement par la Banque centrale d’Israël et le ministère des Finances, sera alimenté par un impôt spécial et les royalties sur les hydrocarbures. Il disposera d’une dotation initiale de dix milliards de dollars et devrait voir ses ressources progressivement croître pour atteindre les 80 milliards de dollars en 2040 – un chiffre qui reste cependant relativement modeste comparé aux 500 milliards dont est doté le fonds saoudien. Les ressources de ce fonds devraient être principalement investies à l’étranger et ses profits pourraient servir à financer des projets dans la sécurité ou l’éducation.
La mise en œuvre de cette formidable machine de guerre économique suppose néanmoins que de lourds investissements soient réalisés dans les opérations d’exploration et d’exploitation des gisements. Et leur financement est un enjeu de taille, car l’agenda est ambitieux : vingt nouveaux forages exploratoires, coûtant chacun plus de cent millions de dollars, sont prévus pour les deux prochaines années. Un coût trop élevé pour les compagnies israéliennes détentrices des licences. D’autant plus qu’elles doivent faire face à de nombreuses contraintes et incertitudes. D’abord, la réglementation israélienne impose aux propriétaires de licences de commencer la prospection dans les quatre mois suivant sa délivrance et le forage dans une période de deux ans. Des exigences qui s’avèrent difficiles à respecter compte tenu du nombre de projets et de la dimension des opérateurs actuels. Ensuite, la présence de réserves ne garantit pas la viabilité technique et financière de l’exploitation du gisement. Car la découverte d’importantes réserves de gaz de schiste sur la planète, et son influence à la baisse sur le prix du gaz, peut conduire à reconsidérer l’intérêt économique à court terme de forages en eau profonde extrêmement coûteux. D’autant qu’ils sont également délicats à réaliser : en mai dernier, le groupe Noble Energy a par exemple annoncé avoir suspendu l’un des forages opérés sur le champ Leviathan en raison de problèmes techniques.
Ces considérations ont naturellement conduit les opérateurs israéliens à rechercher d’autres partenaires. Le consortium détenant les droits d’exploitation de Leviathan (qui comprend principalement les groupes Delek Energy, Avner Oil & Gas Exploration, Ratio Oil Exploration et Noble Energy) a ainsi annoncé son intention de vendre 30 % de ceux-ci afin de faciliter un apport de capital. Le profil requis ? Un investisseur étranger possédant les ressources financières nécessaires et une grande expérience sur le marché du GNL. Le groupe Delek Energy, propriété de l’homme d’affaires israélien Yitzhak Tshuva, a récemment déclaré que les candidats les plus sérieux à un partenariat dans le consortium pour la mise en valeur du champ avec préachat de gaz étaient actuellement le russe Gazprom, qui a d’ores et déjà signé un accord pour acheter du GNL provenant de Tamar en mars dernier, et le français Total. À l’instar d’autres opérateurs occidentaux, ce dernier aura néanmoins à s’assurer qu’une telle participation ne vienne mettre de l’eau dans le gaz dans ses relations avec ses clients du golfe Persique. Si les richesses immergées d’Israël attirent bien des convoitises, les vicissitudes géopolitiques de ce que le général de Gaulle appelait « l’Orient compliqué » recèlent autant d’incertitudes.



Sarah et Myra : premières désillusions pour Israël

Le consortium détenteur des licences Myra et Sarah a successivement annoncé, en septembre et en octobre, que les explorations menées sur ces deux puits, situés à environ 40 km à l’ouest de Netanya et présumés riches de 180 milliards de mètres cubes de gaz naturel, n’avaient permis de déceler aucune présence réelle d’hydrocarbures. Résultat : une perte globale de 160 millions de dollars et une chute massive du cours des actions des compagnies concernées, à savoir IPC Oil & Gas, Israel Land Development Energy, Modiin Energy et GeoGlobal Resources.
Si en matière gazière comme ailleurs, le risque zéro n’existe pas, ces forages stériles mettent en exergue le manque d’expérience et la fragilité financière des acteurs israéliens. Surtout, ils apportent un certain bémol à l’euphorie généralisée qui a atteint le secteur énergétique local depuis la découverte de ses immenses ressources offshore.


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