Avec un chiffre d’affaires estimé à plusieurs milliards de dollars, al-Ghurair Investments est l’un des plus grands groupes privés des Émirats arabes unis (par opposition aux groupes appartenant au gouvernement ou à la famille régnante). Présent dans plus de 20 pays sur quatre continents, il est l’un des premiers à se doter d’un CEO extérieur à la famille actionnaire. Entretien avec le Libanais Constantin Salameh, nommé fin octobre à ce poste.

C’est la première fois que le groupe al-Ghurair nomme un CEO extérieur à la famille actionnaire, pourquoi cette nouveauté ?
C’est Abdulaziz al-Ghurair, le président du conseil d’administration du groupe, qui occupe aussi d’autres fonctions politiques et publiques très importantes aux Émirats arabes unis (président du Parlement, président du Dubai International Financial Center, CEO de la Mashrek Bank, etc.), qui a décidé de séparer l’actionnariat familial de la gestion. Cette tendance est nouvelle aux Émirats. Le groupe Majid al-Futtaim a été le pionnier – en nommant aussi un CEO libanais, Iyad Malas. Ma nomination s’inscrit dans une volonté de réorganiser la structure ainsi que la gouvernance du groupe. Mubadala a été l’un des premiers à publier ses résultats financiers, en 2008, ce qui était courageux puisqu’il s’agissait pour lui de l’une des pires années en termes de résultats ! Abdulaziz al-Ghurair est aussi un homme courageux et visionnaire. Il est prêt à prendre des décisions difficiles et il a la capacité financière de mener à bien ces chantiers.

Quels changements allez-vous effectuer au niveau du management ?
Beaucoup de groupes ont pris des décisions sans s’assurer de leur faisabilité et ont commis des erreurs impliquant des milliards de dollars. L’objectif est de mettre al-Ghurair à l’abri de cela. Les changements au niveau du conseil d’administration s’accompagneront d’une réorganisation structurelle. Des comités (investissements, ressources humaines, finances…) s’assureront que le train est sur de bons rails. Et le management sera organisé en huit grandes fonctions (ressources humaines, stratégie, informatique, finances, juridique, achats, etc.) et huit portefeuilles ou “business units”. Sur les huit business units du groupe, deux sont dirigées par des membres de la famille al-Ghurair. Je vais m’assurer que les bonnes personnes sont aux bonnes positions à travers une évaluation des “top 100” cadres supérieurs et moyens du groupe. Car dans un processus de changement, les leaders doivent être des catalyseurs, pas seulement de bons connaisseurs de leurs métiers. Nous allons centraliser tous les services transversaux au niveau de la holding (comptabilité, achats, etc.), ce qui représente un changement très important des pratiques.
Il va aussi falloir revoir les procédures de travail pour instaurer certaines règles de fonctionnement en commun, car nous partons d’une façon de faire très entrepreneuriale et donc individuelle. Cela passe notamment par le déploiement de systèmes informatiques intégrés.
Enfin, la performance ne doit plus être mesurée seulement par les profits, mais à travers des indicateurs comme la rentabilité du capital employé, la satisfaction des clients, le taux de rotation des salariés, etc.

C’est un véritable bouleversement culturel que vous programmez…
Oui, au centre de tout cet effort, il y a le passage d’une culture de la loyauté à celle de la responsabilité ; d’une culture de la confidentialité à celle de la transparence, tout en respectant les valeurs de la famille ; et d’une culture de l’individu à celle d’un groupe qui identifie les synergies possibles.
Pour cela, j’ai deux défis à relever : bien gérer le temps, car ces évolutions doivent être progressives ; et prendre les bonnes décisions tout en maintenant l’unité du groupe et le respect des traditions.

Les grands groupes du Golfe souffrent souvent de leur extrême concentration tant géographique que sectorielle dans des secteurs où le risque de corrélation est de surcroît très élevé – immobilier, services financiers, construction –, qu’en est-il d’al-Ghurair ?
Nous partons d’une bonne base : le groupe est plus diversifié que d’autres avec une présence dans plus de 20 pays, dont des marchés émergents, ce qui est rare. Cela dit, nous allons passer d’une gestion statique du portefeuille à une gestion dynamique en identifiant les secteurs porteurs pour faire des choix et identifier des investissements prioritaires dans les secteurs sélectionnés. À côté des secteurs traditionnels que sont les infrastructures, l’immobilier, la distribution, les services financiers, nous regarderons du côté de l’éducation, des ressources agricoles, l’hôtellerie, l’alimentaire… en trouvant les partenaires qu’il faut internationalement. La diversification sera aussi clairement régionale. Par exemple, dans la construction, la cimenterie, l’aluminium… le marché émirati n’est plus suffisant, et il faut se tourner vers des marchés porteurs, comme l’Arabie, le Qatar et l’Inde…
Tester de nouvelles idées, vérifier leur potentiel, créer une sorte d’incubateur interne est aussi une autre dimension de croissance possible.

C’est un chasseur de têtes qui vous a mis en contact avec al-Ghurair. Votre parcours est celui d’un Libanais qui a fait toute sa carrière à l’étranger, parmi les plus grands…
J’ai été très tôt confronté à la violence de la guerre libanaise qui m’a poussé à partir : le doyen de la faculté des ingénieurs de l’AUB, où j’étudiais en 1975, a été tué ainsi que le doyen des étudiants. Sans compter mon service militaire effectué au début de la guerre civile et du démantèlement de l’armée. La première étape à l’étranger a été le Kings College à Londres, puis MIT aux États-Unis, grâce à une bourse. J’ai commencé en tant que consultant pour aider des organismes comme la Banque mondiale à identifier des projets d’énergies renouvelables porteurs. À 23-24 ans, j’ai ainsi parcouru des pays comme le Soudan, le Kenya, la Somalie et la République dominicaine… jusqu’à ce que la chute du prix du pétrole refroidisse les ambitions des bailleurs internationaux et me ramène sur les bancs de l’université. Après un MBA à Stanford, j’ai intégré Hewlett Packard. J’y suis resté vingt ans, durant la belle époque de cette entreprise au moment où elle était l’une des plus dynamiques au monde et en suis devenu à 36 ans l’un des plus jeunes vice-présidents en 1996. Lorsque la fusion avec Compaq a été décidée en 2003, j’ai démissionné, ainsi qu’une bonne partie du senior management qui était opposé à cette décision. J’ai alors mis au service de groupes familiaux – dont la famille Bata – ce que j’avais appris chez HP Financial Services, l’une des divisions les plus performantes du groupe dont j’ai accompagné la croissance, notamment en Europe et en Asie, de 50 millions à deux milliards de dollars.

Gardez-vous des liens avec le Liban ?
Je me rends au Liban au moins une fois par mois de même qu’en Suisse où sont établis mon épouse et nos deux fils (Christophe 21 ans et Patrice 23 ans). Comme beaucoup de Libanais expatriés, je veux faire davantage que prendre soin de ma mère et investir dans de l’immobilier et contribuer d’une façon ou d’une autre au développement économique du pays. Je donne des cours au Executive MBA de l’AUB et suis membre du conseil de la Olayan Business School de l’Université américaine. Je suis également membre du Berytech Fund et ai investi personnellement dans plusieurs start-up libanaises. Le Liban recèle beaucoup de talents !

Les dates-clés de Constantin Salameh

1956, naissance à Beyrouth.
1979, diplôme d’ingénieur du King’s College à Londres.
1980, Massachusetts Institute of Technoloy, boursier du département de l’Énergie.
1981-82, consultant en énergies renouvelables pour le MIT Innovation Center.
1984, MBA Stanford University.
1984, entre à Hewlett Packard, directeur commercial et marketing à Genève et Istanbul pour le Moyen-Orient et l’Afrique.
1991, lance le département financier de HP dans 16 pays européens.
1996, vice-président de HP et directeur général des services financiers pour l’Asie-Pacifique, Hong Kong.
2000, vice-président de HP et directeur général des services financiers pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique, Genève.
2003, vice-président senior, directeur financier et directeur du développement du groupe Bata, Lausanne.
2007, directeur général de Safinvest, un groupe d’investissement privé, Genève.
2009, CEO de AMS Group, Abou Dhabi.
2012, CEO d’al-Ghurair Investments, Dubaï.