Un article du Dossier

Corruption. Liban : les mauvais comptes font les bons amis

Alors qu’elle est censée servir de recours, la justice libanaise est encore loin d’être indépendante et impartiale. Institutionnellement sous la coupe du pouvoir exécutif et minée par les ingérences politiques, elle n’a pas réussi à apparaître comme crédible, en particulier dans le traitement des affaires de corruption.

Peut-on sérieusement considérer qu’il existe une séparation effective des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire au Liban ? Le principe de l’indépendance de la justice est théoriquement garanti par l’article 20 de la Constitution et différents textes comme le code de procédure civile ou la loi sur la magistrature judiciaire. Mais d’autres dispositions de cette même loi remettent en cause l’indépendance même de la justice, en particulier la nomination par le pouvoir exécutif des plus hauts postes de magistrats du pays. Les exemples ne manquent pas : huit des dix membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) sont nommés par décret pris en Conseil des ministres sur proposition du ministre de la Justice ; idem pour d’autres postes de premier rang comme le premier président de la Cour de cassation, le procureur général près la Cour de cassation ou le président de l’Inspection judiciaire. L’article 45 de la loi sur la magistrature judiciaire entérine la soumission des magistrats du parquet au ministère de la Justice, tandis que l’article 132 soumet les juges au régime des fonctionnaires. « Les juges libanais restent soumis au droit commun de la fonction publique, alors qu’ils devraient bénéficier d’un statut spécial régissant leur système de rémunération, leurs indemnités, leurs mutations, leurs promotions ou les mesures disciplinaires à leur encontre », explique Nadine Moussa, avocate et présidente de l’Association libanaise contre la corruption (ACL). Les nominations judiciaires décidées par le pouvoir politique ont un impact considérable, dans la mesure où certaines institutions, comme le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), jouent un rôle central dans le fonctionnement de la justice. Le CSM est en effet chargé d’élaborer le tableau des nominations et des permutations judiciaires. La classe politique fait pression pour nommer des membres qui lui sont proches à des postes stratégiques ou tenter d’utiliser l’instrument des “mutations” pour sanctionner ou punir certains juges. La coutume veut que les magistrats soient mutés d’un tribunal à l’autre au début de chaque année, mais la loi ne détermine aucun critère objectif pour les affectations, laissant place à l’arbitraire. « Il n’existe pas de commission d’évaluation des juges et l’influence politique bat son plein. Les mutations sont l’instrument le plus utilisé pour intimider et soumettre des juges qui ne rentreraient pas dans le rang. En principe, le magistrat dispose d’un recours, mais cela n’a jamais été utilisé, en raison de la difficulté de prouver que la mutation a été décidée de manière partiale », affirme l’avocat Nizar Saghieh, directeur exécutif de l’ONG Legal Agenda. Il y a deux ans, le juge Johnny Azzi en a fait les frais : après avoir émis un jugement accordant à une femme le droit de donner sa nationalité à un enfant né d’un père étranger, il a été muté de président du tribunal de première instance du Mont-Liban à conseiller assesseur dans une chambre de la Cour de cassation. Le CSM peut aussi théoriquement avoir recours à l’article 95 de la loi sur la magistrature judiciaire, qui prévoit qu’il peut muter ou destituer un juge en raison de son incompétence, en dehors de toutes poursuites disciplinaires. Cet article, qui viole le principe de l’inamovibilité des juges, n’a cependant jamais été appliqué jusqu’ici.

Une magistrature vulnérable

Une magistrature aussi vulnérable peut difficilement faire preuve d’initiative et d’indépendance, notamment pour instruire des affaires sensibles de corruption. Le ministère public, chargé de représenter les intérêts de la société civile devant les juridictions civiles et pénales, peut lancer des poursuites pénales contre les auteurs d’une infraction, notamment financière. Mais cela arrive peu souvent en matière de corruption. « Le procureur général ou les avocats généraux peuvent s’autosaisir quand l’intérêt public est en jeu sans l’ordre ou même contre l’ordre de leur supérieur hiérarchique, mais ne le font pas en pratique, de peur d’être sanctionnés », estime l’avocate Nadine Moussa. Le ministère de la Justice peut également ordonner au procureur de la République d’initier des poursuites contre des infractions pénales, ce qui a rarement été fait concernant des affaires de corruption. Il existe donc beaucoup d’affaires de corruption, notamment révélées par les médias et peu qui aboutissent en justice. Les hommes politiques aux plus hauts postes n’ont jamais été inquiétés par la justice, en particulier les ministres. Un organe prévu par la Constitution, la Haute Cour de justice, est en principe compétente pour juger ministres et présidents (à condition d’avoir obtenu un vote des deux tiers des députés), mais il n’a jamais été saisi depuis sa création. Une tentative avait été faite lors de la présidence d’Émile Lahoud, en 1999, de donner compétence aux tribunaux ordinaires pour juger des accusations de détournement public contre des ministres, mais un an plus tard, la Cour de cassation était revenue sur sa décision précédente, dans une affaire concernant l’ancien ministre Fouad Siniora, et ce une semaine avant sa nomination dans un nouveau gouvernement. Quand certaines poursuites ont fini par être engagées par la justice, elles ont été fortement influencées par les intérêts politiques. « La corruption politique aboutit à ce que le pouvoir judiciaire renonce de fait à ses attributions et ses responsabilités dans des litiges majeurs concernant des affaires d’enrichissement illégal, la protection de l’environnement, la question des denrées alimentaires et des produits pharmaceutiques avariés ou des déchets toxiques », notait en 2010 un rapport du Réseau européen méditerranéen des droits de l’homme sur la justice libanaise.

Des juges corrompus

Parallèlement, le pouvoir politique s’est toujours indirectement arrangé pour protéger les juges accusés de corruption. La seule manière pour un justiciable de porter plainte contre un magistrat qu’il accuse de corruption est de saisir l’Inspection judiciaire, un organisme composé de onze magistrats nommés par le Conseil des ministres, et donc politisé. L’Inspection judiciaire mène une enquête qui peut la conduire à saisir le Conseil de discipline, dont les membres sont nommés au début de chaque année par le CSM. L’Inspection judiciaire ne révèle pas lors des investigations l’identité des juges poursuivis pour corruption, il est donc très difficile de connaître le nombre de juges poursuivis chaque année, même si des dizaines de plaintes seraient déposées chaque année (selon le rapport du système d’intégrité nationale de la Lebanese Transparency Association paru en 2011). La pratique courante voulait que face à la médiatisation d’une affaire de corruption impliquant un juge, le Conseil supérieur de la magistrature demande à celui-ci de démissionner, tout en lui restituant ses indemnités, jusqu’au revirement survenu en 2012. « L’année dernière a été assez exceptionnelle, puisque trois juges ont été révoqués et leurs indemnités ont été annulées », explique l’avocat Nizar Saghieh. Notamment Ghassan Rabah, membre du CSM et pris en flagrant délit en train d’accepter un pot-de-vin. Un premier pas important, mais encore insuffisant : aucune poursuite pénale n’a en revanche été engagée contre les juges incriminés. Cela ne s’est d’ailleurs jamais produit depuis l’indépendance du Liban en 1943.

Une assistance juridique gratuite pour les victimes de la corruption

En mars 2009, la Lebanese Transparency Association (LTA) a lancé avec le soutien du ministère britannique du Développement international (DFID) le Centre libanais pour la protection des victimes de corruption (Lalac), un modèle mis en œuvre par Transparency International dans 33 pays, et adapté au Liban. Lalac vise à établir des partenariats avec les institutions gouvernementales dans la lutte contre la corruption, mais surtout fournit une assistance et un conseil juridique aux victimes et aux témoins de pratiques de corruption. Le centre a reçu près de 500 appels en 2012, dont une partie a entraîné des consultations juridiques gratuites : un avocat assure au siège de la LTA des permanences chaque semaine. « Seulement un tiers des personnes décident ensuite d’agir en justice, ou de porter plainte auprès des organismes de lutte contre la corruption, car elles ont souvent peur ou n’ont pas les moyens », explique Renée-Lise Habchi, coordinatrice de projets du Lalac. « La plupart des faits de petite corruption auxquels nous avons affaire touchent surtout le secteur judiciaire, le ministère de l’Intérieur et la police », ajoute Renée-Lise Habchi. Lalac a prévu de s’agrandir début 2013 grâce à un financement de l’Union européenne qui s’étalera sur 18 mois : deux nouveaux centres ouvriront dans le sud du Liban, à Nabatiyé et dans la Békaa, avec plusieurs avocats disponibles sur place. « Un certain nombre de personnes qui nous sollicitaient ne pouvaient se déplacer à Beyrouth et ne bénéficiaient donc pas de nos services. » Les fonds européens serviront également à une série d’actions de sensibilisation au cours des mois à venir.

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