Un article du Dossier

Éducation : profs au bord de la crise de nerfs

En dépit de résultats très honorables en ce qui concerne l’accès à la scolarisation, le Liban est confronté à la sortie de plus en plus de jeunes des sentiers de l’école. Censé favoriser l’intégration sociale et contribuer à l’égalité des chances, le système éducatif se mue parfois en machine à exclure.

Greg Demarque

« Au Liban, il y a aujourd’hui plus de 25 000 enfants de 11 à 14 ans qui vivent hors de tout système scolaire ! » s’indigne Feyrouz Salameh, responsable exécutive du Mouvement social. Cette ONG libanaise fondée dans les années soixante par Mgr Grégoire Haddad tente d’alerter depuis près d’une décennie société civile et pouvoirs publics sur le décrochage scolaire des jeunes défavorisés. Car contrairement à une croyance solidement ancrée, le phénomène ne touche pas que les enfants réfugiés – Syriens, Irakiens ou Palestiniens – même s’ils y sont davantage exposés du fait de leur situation précaire.

Un phénomène croissant

Les chiffres du Centre de recherche et de développement pédagogique (CRDP) – autorité administrative indépendante notamment en charge d’établir les statistiques du système éducatif – font état d’une augmentation sensible du taux de décrochage depuis 2000 avec un pic de 19 % en classe de troisième pour l’année 2005-2006. Dans une étude publiée en 2007, le Conseil supérieur pour l’enfance (entité ministérielle chargée de coordonner les activités du service public et des ONG sur les questions relatives aux droits des enfants) estimait, quant à lui, à près de 25 % les élèves abandonnant l’école avant la classe de troisième.
Des chiffres alarmants qui battent en brèche le principe d’obligation scolaire consacré en 1998 par le législateur pour les enfants de six à 12 ans (portés à 15 ans en 2011). « C’est un gaspillage pédagogique énorme qui accentue la dépendance économique et sociale des individus », concède Fadi Yarak, le directeur général du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur.
Car l’abandon scolaire porte en lui les germes du développement de l’illettrisme, certains élèves ne sachant pas toujours lire ou écrire après plusieurs années de scolarisation. Faute de statistiques précises sur le sujet, le fléau reste encore mal évalué. Certains indices sont toutefois révélateurs, comme la persistance de l’analphabétisme dans le pays : bien que relativement faible par rapport à ses voisins, ce dernier concernait encore près d’un dixième des Libanais âgés de plus de 10 ans, selon une étude de l’Administration centrale de la statistique publiée en 2008. Certaines sources non gouvernementales estiment officieusement que ce chiffre est largement sous-évalué et qu’il pourrait être de deux à trois fois plus élevé…

Entre le marteau familial et l’enclume des défaillances organisationnelles

En 2006, le Mouvement social lance une étude pour tenter de déterminer les mécanismes du décrochage scolaire. « Les résultats ont fait émerger deux niveaux butoirs : après la 8e, où l’apparition du système de notes révèle subitement les difficultés profondes d’apprentissage qu’ont accumulé certains élèves, et la 4e qui correspond au changement de la langue de l’enseignement des matières scientifiques, ce qui peut accentuer les difficultés des élèves maîtrisant déjà mal leur langue maternelle », résume Feyrouz Salameh.
Le mal est donc profond et puise ses racines dans des terreaux divers. En premier lieu, les difficultés d’apprentissage propres à l’élève qui peuvent parfois résulter de troubles cognitifs ou comportementaux. Ensuite, la situation socio-économique des familles, notamment palpable à travers l’incapacité de certains parents à pouvoir aider leurs enfants du fait de leurs propres lacunes ou une précarité qui les conduit à considérer encore l’enfant comme une source de revenu pour le foyer. Enfin, les facteurs liés à l’environnement scolaire lui-même, qu’ils résultent d’un manque d’infrastructures ou de moyens pédagogiques ; des carences politico-administratives empêchant la garantie effective de la scolarisation – les décrets d’application de la loi sur l’obligation scolaire doivent encore être publiés – ou encore de la responsabilité directe du personnel scolaire sur le terrain, certains directeurs n’hésitant pas à favoriser l’écrémage pour maintenir artificiellement les résultats de l’établissement… « Parfois, c’est juste que le personnel est complètement déconnecté de la situation : je me souviens d’un directeur de collège qui avait renvoyé une élève parce que ses parents ne s’étaient pas présentés aux convocations, or il s’avérait qu’ils étaient sans-logis et que honteuse de la situation, la fille n’en avait jamais parlé d’elle-même… », raconte Feyrouz Salameh.
Son association a notamment créé des “centres préprofessionnels” dans plusieurs quartiers défavorisés pour assurer aux enfants déscolarisés une éducation alternative.
Celle-ci repose sur l’acquisition de savoirs fondamentaux (alphabétisation, sciences et notions de langues étrangères) et une initiation à différents métiers censée les guider vers une future formation professionnelle. Plusieurs centaines d’enfants ont ainsi été pris en charge depuis 1999, « une goutte d’eau dans l’océan », reconnaît sa dirigeante. Ses équipes proposent également un soutien scolaire au sein d’une dizaine d’écoles publiques et mènent un lobbying intense auprès des municipalités et du ministère de l’Éducation pour qu’ils contribuent à leurs niveaux respectifs à endiguer l’abandon scolaire. Un comité de coordination regroupant les différents ministères et les ONG concernées a donc été institué.
En outre, le plan quinquennal de réforme du secteur comporte un volet censé répondre à la problématique du décrochage scolaire. Ce volet prévoit notamment le développement d’actions de sensibilisation auprès des familles, ainsi que la mise en place de mécanismes de soutien dans le cycle primaire afin d’améliorer le niveau d’apprentissage dans les écoles publiques et de diminuer les taux d’échecs et d’abandon.
Car le temps presse. En s’engageant à la réalisation des objectifs du millénaire pour le développement de l’Onu, le Liban doit notamment permettre à tous ses enfants de bénéficier d’un cycle complet d’études primaires d’ici à 2015.

Des classes spécifiques pour les enfants souffrant de troubles de l’apprentissage

La précarité, l’environnement socioculturel ou les carences administratives ne sont pas seuls en cause dans le décrochage scolaire. Parfois, il peut résulter d’une absence de prise en compte chez l’enfant de troubles spécifiques d’apprentissage (TSA) tels que la dyslexie, la dyscalculie ou l’hyperactivité.
Selon le Centre libanais pour l’éducation spécialisée (CLES), une fondation dédiée à ces problèmes, ces différents troubles affecteraient près de 11 000 élèves au Liban et auraient été longtemps mésestimés par l’institution scolaire qui ne les distinguait guère, pour les cas les plus manifestes, des autres types de handicap. Un oubli qu’a tenté de corriger le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur en lançant avec le CLES un projet de “classes de soutien scolaire” dans dix écoles publiques de différentes régions libanaises.
Depuis 2011, ce projet triennal touche près de 600 élèves du primaire et consiste à aménager des classes à temps partiel disposant notamment d’un équipement spécifique et d’enseignants – une vingtaine au total – préalablement formés par le CLES. « Les élèves concernés utilisent ces salles pendant moins de la moitié de la journée et restent donc dans des classes ordinaires pour la majorité de leur temps », précise la présidente de la fondation, Carmen Chahine Debbané, qui a signé en février un protocole d’accord pour l’extension de ces classes de soutien à 200 établissements publics sur les dix prochaines années.
Disposant de quatre centres spécialisés (à Beyrouth, Saïda, Tripoli et Zahlé), la fondation propose par ailleurs aux parents qui se présentent à eux d’assurer le dépistage et le traitement éventuel des enfants à risque par ses équipes.

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