Un article du Dossier

Éducation : profs au bord de la crise de nerfs

Le dualisme sectoriel de l’enseignement libanais est le produit des multiples influences cléricales et extérieures qui ont contribué à façonner le paysage éducatif au fil des siècles. Cet héritage encore assumé aujourd’hui explique en partie que le développement d’un véritable service public éducatif n’a pas trouvé de terreau fertile au Liban.

La prépondérance du secteur privé dans le système éducatif libanais n’est pas seulement due à la perception sociale locale sur ses vertus et la qualité de l’enseignement qui y est dispensé. Elle puise aussi sa source dans une histoire qui a pendant très longtemps fait de l’éducation un produit d’importation ou une affaire privée.
En matière d’ancienneté, l’instruction en terre levantine, presque aussi vieille que certains des cèdres qui ornent encore le Mont-Liban, a peu à envier à celles des grandes civilisations qui ont fait de la transmission du savoir l’une des pierres angulaires de leur essor. On peut dater certaines formes primitives de scolarisation à l’époque phénicienne ou à l’occupation romaine – comme en témoigne la création d’une école de droit romain au IIIe siècle après J.-C. dans l’alors province de Syrie – avant que les différentes dominations arabo-musulmanes n’étendent progressivement le cercle d’initiés tout en liant ce dernier à la pratique religieuse. Sous le règne des Mamelouks (du XIe au XVIe siècle), de plus en plus de jeunes apprennent ainsi gratuitement à lire et écrire auprès de cheikhs ou de prêtres chrétiens, tandis que certains enfants des familles aisées poursuivent leurs études auprès de précepteurs. Il faut attendre le XVIIe siècle et l’arrivée de missionnaires au Liban pour qu’apparaissent les prémisses d’une institutionnalisation de l’éducation.

La compétition entre missionnaires et communautés

C’est le synode de Louaïzé (1736) qui marque en quelque sorte l’acte de naissance d’un système éducatif structuré : sous l’influence de la contre-réforme engagée par le Vatican depuis le concile de Trente (1545-1563), l’Église maronite se réforme et fait de l’enseignement l’une de ses fonctions dominantes. Le synode appelle notamment à une scolarisation impérative et gratuite des enfants du Liban et entraîne la création de diverses écoles dirigées par des curés formés à l’École maronite de Rome (fondée en 1584). Ce mouvement est par la suite accompagné et généralisé par l’arrivée massive de missionnaires (lazaristes, franciscains, jésuites, etc.) venus d’Europe pour évangéliser la région à travers la fondation d’églises et d’écoles. La présence occidentale au Levant entraîne l’émergence d’une nouvelle tradition d’écoles libres, complètement autonomes par rapport aux autorités civiles. Le gouvernement ottoman se contente de son côté de maintenir la structure sectaire existante tout en la complétant progressivement, dans la lignée des Tanzimat de 1855, par quelques écoles dépendant de son administration dans les grandes villes de la “mutassarrifiya”. Moins bien pourvues que les écoles religieuses et dispensant un enseignement en turc rejeté par nombre de familles, ces écoles ottomanes connaissent un rayonnement contrasté.
Elles constituent pourtant le point de départ d’une urbanisation et surtout d’une institutionnalisation de l’instruction au Liban. Deux étapes majeures vont ancrer ce phénomène dans le contexte de la “nahda” arabe du XIXe siècle : d’une part, la création des premières universités au Liban par les évangélistes américains (Syrian Protestant College – future AUB – en 1866) et les jésuites (Université Saint-Joseph en 1875, après le déménagement à Beyrouth du séminaire-collège de Ghazir), et d’autre part, l’apparition de réseaux d’écoles fondées par la bourgeoisie locale dans le contexte des troubles confessionnels de 1860. La plupart modernisent l’approche communautaire – telles l’école orthodoxe Thalathat Akmar (1852) ou la fondation sunnite Makassed (1878) – tandis que d’autres empruntent la voie anticonfessionnelle tracée par Boutros al-Boustani, fondateur d’al-Madrassa al-Watania en 1863.
Ce mouvement généralisé d’institutionnalisation de l’instruction participe à l’affirmation de la “mutassarrifiya” libanaise comme l’un des phares culturels de l’empire, et ce singulièrement dans le domaine éducatif : en 1882, les écoles beyrouthines rassemblent ainsi près de 13 000 élèves contre 7 000 pour Damas, une ville pourtant bien plus ancienne et deux fois plus peuplée…
La période du mandat français ne va pas fondamentalement bouleverser l’équilibre général du système éducatif, tant du point de vue qualitatif que de la structuration communautaire de l’enseignement. Certes, les dirigeants français – Clemenceau en tête – sont pour la plupart imprégnés d’anticléricalisme. Certes, la puissance mandataire hérite de la Sublime Porte, avec les nouvelles frontières du Grand Liban, d’un réseau éparpillé d’écoles publiques et institue un cycle d’enseignement secondaire calqué sur celui de l’Hexagone. Pour autant, la puissance coloniale semble bien vite s’accommoder des particularités locales. « Cela se retrouve dans la rédaction savoureuse de la Constitution (du 23 mai 1926) qui, après avoir rendu « hommage au Très-Haut » (art. 9), définit l’enseignement comme « libre » (art. 10)… On est très loin d’une mission éducative de l’État dans un contexte où près des trois quarts de la population reste pourtant illettrée ! » résume l’ancien ministre Charbel Nahas, auteur de plusieurs études sur le système éducatif libanais. De facto, la part des écoles privées ne va baisser que d’une dizaine de points pendant la période mandataire pour drainer plus de 80 % des élèves au moment de l’indépendance…

L’instruction publique longtemps délaissée

L’indépendance du Liban va donner l’occasion aux pouvoirs publics nouvellement institués d’affirmer leur « très grand intérêt à l’éducation et son rôle » (plate-forme du gouvernement libanais, 1944) et notamment celui de former les nouveaux citoyens dans la fierté nationale. Le nouveau curriculum mis en place en 1946 pour les cycles primaire, complémentaire et secondaire doit s’appliquer aux écoles publiques comme privées et certains enseignements – histoire et géographie in primis – être désormais dispensés en arabe. Il faudra pourtant attendre le mandat de Fouad Chéhab (1958-1964) pour qu’à l’instar de nombreux services publics, l’enseignement étatique connaisse une amélioration sensible, tant qualitative que quantitative.
En à peine plus d’une décennie, l’école publique parvient à rattraper le secteur privé en termes de résultats aux examens malgré un recrutement plus hétérogène et voit ses effectifs tourner autour de 40 % de 1964 à 1974.
Les quinze années de guerre civile qui ont martyrisé le Liban à partir de 1975 ont porté un coup d’arrêt significatif à cette évolution, semant les germes des difficultés présentes. Si la scolarisation n’a paradoxalement pas pâti des violences, le conflit déstabilise profondément le cadre institutionnel et engendre une confessionnalisation des écoles publiques : des signes religieux ostensibles commencent à orner les salles de classe, le personnel cherche à se faire assigner dans son secteur géographique d’origine et, l’accélération de l’exode urbain aidant, les disparités géographiques en termes de ratio prof/élèves explosent. « Si on ajoute à cela la nécessité de trouver des débouchés massifs aux miliciens, la spéculation foncière qui a poussé de plus en plus d’écoles hors des villes et la destruction massive de bâtiments scolaires, il ne faut pas s’étonner de l’explosion des inégalités géographiques et sociales au sein de l’école publique », souligne Charbel Nahas.
Dans le prolongement de l’accord de Taëf (1989), un “plan de réforme de l’éducation” est élaboré par le gouvernement en 1994 pour servir de base à de nouveaux programmes finalement adoptés trois ans plus tard. S’il se donne notamment pour objectif de renforcer l’acquisition des connaissances et la cohésion sociale, l’esprit de la modernisation des années d’avant-guerre paraît bien loin : le projet énonce notamment que « le sens de l’existence découle (…) des religions monothéistes » et ne comporte guère de remise en cause de la suprématie du secteur privé ou de plan d’action pour rationaliser le fonctionnement du secteur public. Malgré son développement sensible depuis l’indépendance, ce dernier n’est jamais parvenu à drainer la majorité des effectifs scolaires au long de sa courte histoire et son statut de parent pauvre du système éducatif semble être appelé à perdurer…
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