Un article du Dossier

Liban-Chine : des relations encore timides

La Chine est l’un des principaux partenaires commerciaux du Liban. L’intérêt chinois pour le pays du Cèdre, considéré comme une porte d’accès au Moyen-Orient et à l’Afrique, et l’attrait du marché chinois pour les hommes d’affaires libanais ne cessent de grandir, malgré les différences de cultures et de langues qui compliquent les relations entre les deux pays.

Place Sassine, à midi, le 22 février 2013 : d’un côté, le président du consortium chinois des Télécoms Huawai et la représentante commerciale de l’ambassade de Chine ; de l’autre, un directeur de l’opérateur de téléphonie mobile Touch et le ministre libanais des Télécoms. Tous sont réunis pour réaliser devant un parterre de journalistes le premier essai mondial de 4G LTE avancé, une technologie présentée une semaine plus tard au congrès mondial des télécoms de Barcelone. Techniquement, il s’agit d’une 4G qui permet d’obtenir des vitesses de téléchargement deux fois supérieures à la 4G normale. Au-delà de l’effet d’annonce – la technologie ne devant pas être commercialisée avant plusieurs années –, cette mise en scène est le symbole des intérêts communs de la Chine et du Liban, et du renforcement de leur coopération.
Les relations commerciales entre la Chine et le Liban remontent à la fin des années 1950, à l’époque où la République populaire de Chine communiste était persona non grata dans les pays occidentaux. « La première délégation chinoise est venue au Liban en 1955, se souvient Adnane Kassar, PDG de la Fransabank et un des précurseurs du commerce avec la Chine. Cette délégation avait été à la foire de Damas, et une délégation d’hommes d’affaires dont je faisais partie a convaincu le président Camille Chamoun de pousser le ministre des Affaires étrangères Salim Lahoud à lui adresser une invitation officielle. À l’époque pourtant, le Liban reconnaissait Taïwan, pays ennemi de la Chine, il y avait même une ambassade taïwanaise à Beyrouth. »
En 1955, le ministre de l’Économie et du Commerce Rachid Karamé signe le premier accord commercial avec la Chine, pour développer les relations économiques entre les deux pays. En septembre 1956, la Chine établit un bureau d’affaires au Liban. D’autres accords et mémorandums d’entente seront signés par la suite, pour renforcer la coopération des deux pays dans le textile, le transport maritime, la technologie, les investissements, l’aviation civile…
En 1981, « la première délégation arabe, emmenée par des Libanais, se rend en Chine », explique Adnane Kassar. En 1995, Pékin inaugure la Chambre de commerce arabo-chinoise.
En 1996, la Chine commence à développer son aide économique, à travers des dons et des prêts. « Depuis 1996, nous avons accordé plusieurs millions de dollars au Liban », affirme Ge Hua, conseillère économique et commerciale de l’ambassade de la République de Chine au Liban.

Intérêt chinois pour les secteurs stratégiques libanais

La société chinoise de télécoms Huawai a par exemple fourni gratuitement des équipements de 3G au ministère des Télécommunications, pour la construction d’un troisième réseau de télécommunications ; la Chine a octroyé des scanners au port de Beyrouth ; la société de télévision et de radio d’État chinoise a signé un accord de coopération avec Télé-Liban (voir les pages média). « Si un projet de chemin de fer voit le jour, nous sommes prêts à fournir des crédits bonifiés », affirme Ge Hua.
Ces aides dans des secteurs considérés comme stratégiques vont souvent de pair avec l’ouverture du marché aux entreprises chinoises.
« Il existe des opportunités de coopération sur des projets de reconstruction des infrastructures libanaises », confirme la conseillère. La société pétrolière chinoise Cnoocig a présenté un dossier de qualification pour l’appel d’offres du gouvernement libanais pour l’exploitation des champs de pétrole et de gaz trouvés en Méditerranée, mais elle n’a pas été retenue. Et c’est une société chinoise, China Harbor, qui a œuvré à l’extension du port de Tripoli.
En dehors des projets d’infrastructure, la Chine s’intéresse au secteur privé libanais.
« Le Liban est un petit pays aux ressources limitées avec une petite industrie, mais c’est le point d’entrée ainsi que le centre de commerce et de finance du Moyen-Orient, explique la conseillère économique et commerciale. Sa population est intelligente, cultivée et éduquée, son environnement d’affaires bien développé. À plus grande échelle, nous voulons avoir accès à la diaspora libanaise d’affaires qui nous ouvrira des portes dans d’autres pays : il y a beaucoup d’hommes d’affaires libanais qui ont réussi dans le monde », sourit-elle. Waël Safieddine, directeur du pavillon libanais à Shanghai en 2009, qui a lui-même vécu en Chine et travaillé avec l’économiste en chef de la Royal Bank of Scotland, Ben Simpfemdorfer, sur les dynamiques sociales et économiques de la Chine et du Moyen-Orient, ajoute : « Les Libanais sont très bien implantés en Afrique, où ils sont très présents dans la construction notamment. Par transitivité, le Liban sert d’intermédiaire avec le continent africain. »

Des échanges commerciaux en hausse

Même s’il est petit, la Chine s’intéresse aussi au marché libanais en tant que tel : en 2012, elle est pour la septième année consécutive le troisième partenaire commercial du Liban. Les importations chinoises au Liban totalisent 1,8 milliard de dollars, en croissance annuelle de 8,2 %. Les produits “Made in China” inondent déjà les étals des supermarchés libanais ; les marques automobiles chinoises Geely et Cherry ont fait leur entrée sur le marché libanais en 2009, et grignotent très lentement des parts. « Le Liban importe de Chine surtout de l’électronique, des machines, du métal et du textile », explique Ge Hua. Ce sont des produits à forte valeur ajoutée qui reflètent l’amélioration de la qualité des produits chinois : il y a quelques années, les importations étaient surtout composées de textile et de jouets en plastique.
En comparaison, le volume des exportations libanaises vers la Chine paraît dérisoire : 31,3 millions de dollars en 2012, en baisse de 27,9 % par rapport à 2011. Il s’agit essentiellement de métal destiné au recyclage. « La Chine cherche à promouvoir l’exportation de produits libanais, notamment le vin rouge, l’huile d’olive et ses produits dérivés (savons), ainsi que les créations des designers libanais », affirme Ge Hua. Elle a par exemple offert gracieusement un espace pour le pavillon libanais lors de l’exposition de Shanghai en 2009, à laquelle s’est rendu le ministre de l’Économie à la tête d’une délégation d’une centaine d’hommes d’affaires libanais. Plus récemment, au début de l’année 2013, les deux gouvernements se sont entendus pour que le Liban rembourse en huile d’olive un prêt de plusieurs millions de dollars qui remonte à 1996 (!). C’est Idal, l’Autorité de développement et d’investissement libanaise, qui se charge des modalités de ce paiement.

Un marché chinois attractif, mais compliqué

Plus de 10 000 Libanais se rendent en Chine chaque année pour affaires, selon les chiffres de l’ambassade chinoise. Pékin multiplie d’ailleurs les forums, expositions, foires commerciales à destination des Arabes : la foire de Canton par exemple a lieu deux fois par an et attire plus de 1 500 Libanais à chaque édition. La Chine tente également de faciliter la tâche aux Libanais. La procédure d’obtention de visas a par exemple été simplifiée. « Nous avons créé un site Internet qui sert de plate-forme aux hommes d’affaires libanais, nous faisons de la médiation le cas échéant, notre société Global Development Project (GDP) soutient les exportations libanaises », explique la conseillère économique et commerciale.
Au-delà de l’exportation encore limitée, les Libanais et les Arabes qui ont tenté leur chance sur le marché chinois sont peu nombreux. Le dernier en date est Sakr Holding, le groupe libanais qui opère dans l’électricité, mais il n’a pas souhaité répondre aux questions du Commerce du Levant. « Il n’y a presque pas d’investissements arabes en Chine, alors que les Européens et les Américains y sont déjà depuis plus de 20 ans », confirme Michelle Mouracadé, directrice de la stratégie et de l’organisation de la Société Générale en Asie pacifique, installée à Hong Kong depuis six ans.
Ceux qui se lancent le font majoritairement dans les activités de « transport maritime, import-export et restauration », avance Ge Hua. Ghassan Fallaha, qui a monté une entreprise de transport avec son frère à Shanghai, explique : « Nous avons une valeur ajoutée en tant qu’intermédiaires avec le Moyen-Orient. »
Dans ce secteur le nom qui revient sur toutes les lèvres est celui de Globe Express Services (Overseas Group), très bien implantée en Chine et dirigée jusqu’à fin 2012 par le Libanais Ziad Kurban. Lui-même était basé à Hong Kong pendant 25 ans. Fondée par le Libanais Pierre Abou Khater dans les années 1970, la société de logistique Overseas Group, rachetée en 1995 par Bahaa Hariri (le fils de l’ancien Premier ministre assassiné Rafic Hariri), fusionne avec l’américaine Globe Express Services en 2010, devenant l’une des 100 plus grandes entreprises de logistique au monde. « Ziad Kurban a pu développer l’entreprise en raison du boom économique entre Hong Kong et les États-Unis à cette période », analyse Waël Safieddine.
Mais faire des affaires en Chine n’est pas facile. Entre corruption, bureaucratie et protectionnisme, l’administration chinoise est un parcours d’obstacles. « Les sociétés étrangères ont peur d’investir en Chine, explique Ghassan Fallaha, car elles peuvent tout perdre sur le coup de tête d’un fonctionnaire. Les Chinois n’ont pas besoin de nous, ils prennent et donnent ce qu’ils veulent. » Élie Sfeir, fondateur en 2009 de Red Mills, une société qui y importe des produits libanais, témoigne de ces difficultés : « Des Libanais ont essayé de s’introduire sur le marché chinois, quelques-uns sont restés, peu ont eu du succès et beaucoup se sont cassé les dents. »
Waël Safieddine analyse : « Les hommes d’affaires libanais ont tendance à se concentrer sur l’import-export, qui est un marché saturé, peu d’entre eux prennent le temps de définir une stratégie ou de faire des études de marché. Et, de façon générale, pour ouvrir une société en Chine, il vaut mieux avoir un associé local qui connaisse le système légal. »
Le gouvernement chinois autorise depuis 2000 les étrangers à détenir leurs sociétés à 100 %, via les WOFE (Wholly Owned Foreign Entities). Ces dernières nécessitent un capital minimal de 100 000 dollars, voire davantage en fonction des secteurs. « Cela reste quand même un processus compliqué et long, témoigne Ghassan Fallaha, avec beaucoup d’absurdités bureaucratiques. »

Des différences culturelles à surmonter

De l’avis de tous, les deux plus grands obstacles à surmonter pour travailler avec les Chinois restent la langue et la différence de culture. « Il vaut mieux parler le mandarin, l’anglais étant peu répandu », commente Waël Safieddine,
« Nous n’avons pas les mêmes références culturelles, ce qui crée des conflits, qui tournent le plus souvent à notre désavantage, car le système est en faveur des Chinois », avance Ghassan Fallaha. « L’éducation chinoise ne favorise pas suffisamment la créativité et l’esprit d’initiative, en revanche, elle encourage le travail ; il faut donc mettre en place des procédures très claires pour que ça fonctionne bien », avance Michelle Mouracadé, qui poursuit : « La notion d’honneur est très importante pour les Chinois, ils ne savent pas dire non car cela signifierait perdre la face. Ensuite, ils bâtissent des relations de confiance avec les gens, ce qui constitue la meilleure garantie. » « Le vrai contrat est celui de confiance, qui se bâtit avec l’expérience partagée, confirme Ghassan Fallaha. Nos paramètres occidentaux ne tiennent pas la route en Chine, il y a beaucoup d’informel. »
Les Libanais qui s’installent en Chine ne sont pas non plus tout blancs ; certains cherchent à contourner le système, dénonce Élie Sfeir : « Beaucoup trichent, n’ont pas leurs documents légaux, restent avec des visas touristes, ne déclarent pas leurs taxes. L’année dernière, des Libanais ont été déportés de Chine. » « Nous avons certains points communs essentiels avec les Chinois, argumente Waël Safieddine. Nous partageons les mêmes principes familiaux et culturels de respect et d’intégrité, nous avons la même volonté de connaître quelqu’un avant de conclure un accord et nous savons ce que c’est que la corruption ! » Lui mise sur le développement des échanges culturels et éducatifs entre les deux pays pour que la collaboration augmente. « Il faut encourager les Libanais à apprendre le mandarin et poursuivre des études en Chine, et inversement. Il faut davantage d’échanges culturels entre universités. » Le centre Confucius à Beyrouth et la ligue de l’amitié libano-chinoise tentent d’organiser conférences et échanges, mais leur action reste limitée pour le moment.


Chinamex : un projet avorté

L’année 2012 a signé l’arrêt de mort de Chinamex Liban, quelque sept ans après sa naissance. Cette société privée, créée en joint-venture entre des partenaires libanais et chinois, avait pour but de faire de Tripoli un centre d’exposition et de transit de la marchandise chinoise vers les pays du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et d’Afrique via les hommes d’affaires libanais implantés là-bas.
« L’objectif était de simplifier le commerce avec les Arabes. Le gouvernement libanais nous a proposé d’utiliser la foire internationale construite par le Brésilien Oscar Neimeyer, qui est laissée à l’abandon, pour y exposer la marchandise chinoise destinée à la vente en gros aux pays arabes », explique Ge Hua, conseillère économique et commerciale de l’ambassade de la République de Chine.
« L’idée de Chinamex a émergé en 2002, avec feu Rafic Hariri, mais n’a vu le jour qu’en 2005 », raconte l’ancien président de l’Association des industriels Jacques Sarraf, l’un des principaux actionnaires du projet. Avec Wajih Bizri, Adnane Kassar (très impliqué dans le commerce avec la Chine) et leurs partenaires chinois, ils ont travaillé à la modernisation de la foire de Tripoli. « Nous avons investi 1,4 million de dollars rien qu’en études, 22 Chinois étaient présents en permanence. Nous voulions construire 400 000 mètres carrés d’entrepôts de stockage. Nous aurions loué l’espace à des commerçants chinois qui voulaient faire des affaires avec le monde arabe. Nous aurions bénéficié de l’infrastructure financière et hôtelière du Liban. »
La guerre de juillet 2006 stoppe net le développement du projet ; la détérioration de la situation politique et sécuritaire de la capitale du nord du Liban les années suivantes achève de l’enterrer. Le projet avait soulevé des craintes parmi certains industriels et commerçants libanais, qui redoutaient la concurrence des produits chinois meilleur marché. Les critiques avaient également porté sur la faible valeur ajoutée du projet pour Tripoli : Chinamex aurait surtout servi aux commerçants chinois.
Le modèle de Chinamex a débuté en 2000 à Charjah (Émirats arabes unis) et a été répliqué avec des variantes par les Chinois aux quatre coins du globe. DragonMart à Dubaï en est un exemple : le centre commercial, inauguré en décembre 2004, destiné à la vente en gros et au détail de produits chinois, s’étale sur 1,2 km de long et 150 000 mètres carrés ; avec ses 3 950 magasins, il est le plus grand centre commercial de produits chinois en dehors de la Chine.
Si les Chinois n’ont pas totalement abandonné l’idée d’un projet similaire au Liban, ils se montrent néanmoins très prudents et tentent de répondre aux critiques : « Tripoli a beaucoup de chemin à faire pour arriver au niveau de Dubaï, son port a une capacité beaucoup plus limitée. Et nous voudrions que ce soient les Libanais qui se chargent du commerce, les Chinois ne feraient que fournir la marchandise », explique la conseillère économique et sociale.

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