Un article du Dossier

Zahlé : à la recherche d'un nouveau souffle

La ville revendique toujours le titre envié de capitale de la gastronomie levantine. Cette réputation, elle la doit en partie aux casinos du Berdaouni qui, au début du XXe siècle, ont métamorphosé la gastronomie arabe, entraînant dans son sillage une vague de tourisme sans précédent dans la Békaa. La guerre stoppera net ce flux que Zahlé n’a jamais retrouvé. Aujourd’hui, sa légende gourmande est concurrencée par celle d’autres villes.

Symbole d’un pays dont la cuisine reste une source de fantasmes, les restaurants du Berdaouni connaissent l’été venu une hausse significative de leur fréquentation. « Ils ont été les premiers restaurants, au sens moderne du terme », rappelle Najib Khazzaka, ancien journaliste de l’Agence France Presse et historien amateur de sa ville natale Zahlé. « En moyenne, l’été, du vendredi au dimanche, nous accueillons quelque 500 clients par jour », dit Jean Arabi, propriétaire du Casino Arabi, fondé en 1922 autour d’une ancienne pinède, où hommes et femmes se réunissaient pour des pique-niques populaires. En tout, le ministère du Tourisme recense une centaine de restaurants ou de snacks dans la région de Zahlé. Ce qui, pour une ville de quelque 75 000 résidents (et 150 000 dans l’agglomération), reste un appréciable ratio à comparer à des villes bien plus pauvres en la matière comme Tripoli ou Saïda.
Cette diversité, Zahlé la doit à sa réputation de “capitale de la gastronomie”, qui attire Libanais, Arabes et étrangers. Impossible de donner le nombre d’entrées touristiques pour Zahlé ou la Békaa. Le ministère du Tourisme n’a pas les décomptes par région, mais on sait que 2012 a été une année noire pour le tourisme dans tout le Liban, du fait de la crise régionale (voir encadré). Malgré cette désaffection, plusieurs ouvertures récentes tordent le cou au pessimisme ambiant : Élie Ghattas a ouvert un restaurant de mezzés libanais, Mr Grill, à côté du complexe cinématographique Star Gate dont il est également propriétaire. Un peu plus loin, on trouve également l’auberge Tabankji, dirigée par Nada et Georges Hraoui, ou le nouveau restaurant de poissons Samak. Sans compter sur la réouverture prévue pour cet été de l’hôtel Kadri, un hôtel 5 étoiles (normes internationales) qui doit lancer en même temps deux restaurants haut de gamme. Ou la pension d’Irène Alouf, Beit el-Kroum, qui sort à peine de terre.

Pèlerinage au Berdaouni, source de la gastronomie

Il faut dire que dans l’imaginaire national, autant qu’un pèlerinage au sommet des Pyramides ou un repas à la Tour d’argent, les restaurants de Zahlé incarnent l’éternel libanais… Au moins pour ce qui concerne sa cuisine. « On dit que c’est à Zahlé qu’a été inventé le mezzé libanais », rappelle Chérine Yazbeck, auteure d’ouvrages sur la gastronomie libanaise. C’est, en tous les cas, dans cette région que les principales recettes de la cuisine libanaise ont été rassemblées au début du XXe siècle dans ce qui était alors de simples gargotes populaires. « À l’époque, la “cuisine libanaise” comptait entre 20 à 30 raviers de mezzés. Aujourd’hui, environ 80 », précise encore l’experte.
Comment expliquer que Zahlé ait pu jouer ce rôle de catalyseur ? Pour Chérine Yazbeck, Zahlé est devenue la référence régionale parce qu’elle représentait un “point de convergence” exceptionnel : « Tout le Levant se retrouvait sur les rives du fleuve Berdaouni. Chacun partageant les spécialités de sa région qu’il avait apportées. » De ce jeu d’influence va naître la gastronomie libanaise, voire levantine. Si l’on compte, par exemple, des makanek ou des soujoks – des spécialités arméniennes – parmi les succès de la table libanaise, c’est grâce aux militaires français, casernés dans la Békaa depuis 1860. « Les Français avaient la nostalgie des saucisses françaises. Les restaurateurs de Zahlé leur ont trouvé cet équivalent dans la cuisine arménienne et l’ont adapté aux goûts français. On a même vu apparaître des charcutiers à Zahlé, un métier jusque-là inconnu », poursuit Chérine Yazbeck.
Pour Najib Khazzaka, plusieurs raisons vont se cumuler pour justifier l’émergence de Zahlé comme capitale culinaire régionale, devant d’autres villes qui auraient pu tout autant prétendre à ce titre comme Alep. D’abord, une explication historique : « La ville figurait sur le trajet des caravanes commerçantes. Le Berdaouni était une halte. » Mais l’histoire à elle seule ne peut justifier l’importance de Zahlé sur la carte de la gastronomie. Il faut aussi en appeler à une vieille tradition : la distillation de l’arak et la fabrication de vins « dans une ville qui comptait au début du XXe siècle une centaine de distilleries et dont les collines étaient couvertes de vignobles », se souvient encore Najib Khazzaka. Car au final, si Zahlé a pu gagner ses galons de cité gastronomique, c’est parce que ses banquets offraient aussi cette “licence” alcoolique autant que gourmande… Nombre de Libanais gardent d’ailleurs en mémoire le lustre des soirées de Zahlé dans les années 1960. « La ville était alors jumelée au Festival de Baalbeck : on allait à Baalbeck pour le festival, puis l’on dînait à Zahlé », relate encore Najib Khazzaka. En témoignent d’ailleurs ces centaines de photos des gloires passées de la scène musicale arabe ou des grandes figures politiques, accrochées aux boiseries du Casino Arabi…

Bourgeoisie gourmande

Il faut ajouter une dernière raison. Car la ville doit aussi son émergence à sa structure sociale. « Zahlé n’a jamais été une ville dominée par son élite féodale comme le Mont-Liban ou le Chouf. À sa tête, existait un “conseil” des principales familles de la ville qui tenait plus de la bourgeoisie que d’un système féodal », fait valoir Najib Khazzaka. À cette notabilité naissante, il fallait un lieu de rendez-vous qui se distingue des caravansérails ou des hostelleries populaires. « Le restaurant révélait l’essor de la bourgeoisie et l’avènement du monde libéral moderne, analyse Pascal Ory, professeur d’histoire à la Sorbonne (France) dans un article du Monde consacré à l’émergence des restaurants en France. Ce constat vaut aussi pour Zahlé. Les idées “progressistes” – pour ne pas dire révolutionnaires – se diffusent lors de rencontres dans les restaurants du Berdaouni. Dans son livre sur l’histoire du syndicalisme libanais, Jacques Coulon rappelle ainsi que le premier syndicat libre du Liban, le syndicat zahliote des ouvriers, a vu le jour en 1923 à Zahlé aux tables de l’un des casinos du Berdaouni après moult mezzés et verres d’arak !
La guerre de 1975 signe l’arrêt de mort de cette belle tradition festive. Isolée, un temps même assiégée, la ville perd de son importance économique au profit de bourgades extérieures comme Chtaura, qui devient le nouveau centre bancaire de la région ; de Ferzol et de Qab Élias qui reprennent le négoce des produits agricoles. « Avec la guerre, les grandes familles de Zahlé, qui n’ont plus eu accès à leurs terres dans la Békaa, ont assisté au détournement des bénéfices de l’agriculture par les différentes armées et milices. Une “redistribution” sauvage des richesses est alors survenue, au profit de “nouveaux riches”, les “seigneurs de la guerre” et leurs affidés », relate Khazzaka. De fait, ce que Zahlé perdait, l’hinterland le gagnait. « Un premier siège de la ville se déroule entre l’automne 1975 et l’été 1976 ; un second, de trois mois, a lieu en 1981. En tout, cette période a duré moins d’un an, mais elle a été suffisamment longue pour que Zahlé perde presque tout son capital et, partant, son influence », ajoute-t-il. Peut-être faut-il y voir une explication des tentatives d’expansion des casinos du Berdaouni hors de leur région d’origine : Arabi a ouvert une branche à Baabda, dans les années 90, aujourd’hui fermée. Mhanna s’est, quant à lui, installé en 1995 à Antélias (400 couverts) puis à Amchit (400 couverts) en 2007 avec Mhanna-sur-Mer.
Le tourisme n’a repris ses droits que dans les années 1990. Et les étrangers, notamment les Arabes du Golfe, ont particulièrement afflué après le retrait des troupes israéliennes du sud de la Békaa en 2000, puis syriennes en 2005. Revers de la médaille, « les casinos qui avaient longtemps représenté un lieu populaire pour les familles de la classe moyenne ont augmenté leurs prix en flèche », se désole Chérine Yazbeck. Avec cet afflux de touristes du Golfe, venus découvrir la “cuisine libanaise”, les restaurants du Berdaouni ont fini par se prendre à leur propre jeu et cultiver une forme de classicisme : on y sert le mezzé et rien que le mezzé. « Le Libanais vient pour un goût. C’est ce goût que nous préservons », martèle le restaurateur Jean Arabi. Même son de cloche chez Mhanna : « La cuisine libanaise doit garder ses recettes traditionnelles que les gens apprécient. »
Loin du monopole dont elles bénéficiaient auparavant, ces vénérables maisons doivent cependant désormais composer avec la concurrence. Un nouveau pôle gastronomique émerge ainsi à sa périphérie, dans la région d’Anjar : « Le restaurant Chams prend des parts de marché aux restaurants de Zahlé, en jouant notamment sur des additions moins onéreuses pour les familles : si sur les bords du Berdaouni, le ticket moyen est de 50 000 LL par personne (un peu moins de 35 dollars), à Anjar, il oscille entre 35 et 40 000 LL par personne (entre 24 et 27 dollars) », explique le président de la municipalité de Zahlé.
Du coup, à Zahlé même, plusieurs propriétaires-restaurateurs misent sur les recettes du terroir libanais, pour proposer une autre façon de dévorer libanais. Cette mini-révolution de palais est menée par Tanbakji (Ksara), les frères Ghosn dans leur propriété vinicole de Massaya (Taanayel) qui propose un buffet “campagnard” Made in Lebanon pour une quarantaine de dollars. À Beyrouth aussi, la scène gourmande concurrence Zahlé : une jeune clientèle y découvre notamment une génération de cuisiniers portés vers une “tendance bistrot et terroir” censée allier décontraction, tarifs plus légers et excellence culinaire, avec des restaurants comme Tawlet (Mar Mikhaël) ou Mum & I (Mathaf). « Pour faire revenir les curieux, nous avons aussi besoin d’initiatives collectives qui valorisent le patrimoine de la région », dit le président de la municipalité. Un constat que tous partagent. Même si pour l’heure personne ne semble avoir une idée claire des initiatives à prendre pour valoriser ce patrimoine.

La gastronomie de Zahlé au patrimoine mondial ?
Persuadé que la ville peut à nouveau briller, l’Unesco a choisi Zahlé pour représenter le Liban dans un vaste programme qui vise à valoriser les villes de la gastronomie mondiale. « Zahlé y figure, en compétition avec plusieurs autres métropoles internationales.  Si elle est retenue, ce sera la seule ville du monde arabe à figurer dans ce club de la gastronomie mondiale », explique Chérine Yazbeck, qui a rédigé la présentation pour le compte de la ville. « Défendre son patrimoine culinaire n’est pas anodin : c’est parier sur un “art de vivre” capable d’attirer badauds, touristes et entreprises sur le long terme. »

Tourisme en berne
À défaut de chiffre sur le nombre de touristes venus visiter la région de Zahlé, on peut obtenir une indication de leur nombre en recensant les visiteurs des différents sites historiques des environs. Ainsi, en 2011, les caves romaines de Ksara, situées dans la banlieue de Zahlé, ont attiré 72 000 visiteurs ; Baalbeck (premier site en termes de fréquentation touristique au Liban) 112 681 ; et Niha 640. En 2012, crise régionale oblige, Ksara n’enchantait plus que 46 000 visiteurs, Baalbeck 77 429 (-31,28 %) et Niha 522 (-18,44 %). Autre indicateur : l’argent collecté par les parcmètres de la municipalité de Zahlé a chuté de 30 % à l’hiver 2012-2013, comparé à la même saison précédente. « Cet hiver, les rentrées hebdomadaires se sont limitées à 3 millions de livres libanaises (2 000 dollars, NDLR) en moyenne », précise le président de la municipalité. « Arabes et Européens ont déserté la région et même le “tourisme intérieur” est limité », confirme Youssef Geha, de la Chambre de commerce et d’agriculture de Zahlé (CCIAZ).

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