54 ans
Fondateur du hedge fund Jabre Capital Partners
Collection : débutée au début des années 1990. 200 tableaux
Première œuvre acquise : ne s’en souvient pas
Dernière œuvre acquise : une peinture à huile “Vu de la montagne libanaise”, de Louis-François Cassas (1756-1827)

Mais que diantre collectionne donc Philippe Jabre ? À déambuler dans sa maison de Beit Chébab, une bourgade médiévale, à proximité de Bickfaya, on ne perçoit pas de fil conducteur. Car l’homme d’affaires, fondateur d’importants hedge funds européens, y a amassé des centaines et des centaines d’objets dans un apparent désordre amoureux obsessif. « Je n’habite plus cette maison et la conserve pour abriter ma collection. » Pêle-mêle, on y croise des automates ottomans du XIXe siècle… Des photographies de la guerre libanaise, réalisées par l’immense Don McCullin... Des assiettes, fabriquées en France, en soutien aux chrétiens du Liban, alors en but aux persécutions druzes… De vieilles boîtes de biscuits ou des livres anciens, écrits dans des langues oubliées… Sans compter cet océan de tableaux, qui accaparent presque tous les murs de cette maison villageoise.  À ce méli-mélo hétéroclite, Philippe Jabre trouve un sens commun. Ce n’est ni le thème ni le siècle : « Je m’intéresse au regard que les étrangers portent sur le Liban et le monde arabe. » D’où lui vient cette obsession orientaliste ? Il hésite : « Le fait sans doute d’avoir vécu à l’étranger. Je n’ai pas été exposé aux mêmes expériences, je n’ai pas ressenti les mêmes besoins. Ce qui explique ce cheminement vers l’histoire. » Au point qu’il peut aussi acheter des pièces sans “valeur”, comme cette boîte de couteaux de Jezzine, offerte à Charles de Gaulle par le président libanais Charles Hélou lors d’un voyage officiel.
C’est ce qui distingue le mieux Philippe Jabre du commun des collectionneurs : cette relation a un passé mythifié. Les autres justifient souvent leur compulsion par une quête esthétique. Chez Jabre, l’histoire seule importe. L’émotion est même bannie. « D’ailleurs, je n’achète plus moi-même. Mais je fais confiance à un ami et expert, Gabriel el-Daher, pour écumer les enchères et en rapporter les œuvres qui conviennent le mieux à ma collection. »
Richissime, Philippe Jabre pourrait acquérir des peintures parmi les plus célèbres des Orientalistes. On songe à un artiste comme David Roberts. S’il a acquis quelques œuvres d’un peintre aussi prestigieux qu’Edward Lear, l’homme d’affaires leur préfère souvent de petits maîtres à l’image de Jean-François Cassas, un peintre français du XVIIIe siècle, très présent sur les murs de sa maison. « Cette collection est un tout, encore en devenir. Ensemble, les œuvres font sens. Prises séparément, elles manquent d’intérêt. » Ce qu’il apprécie sans doute le plus ? L’exceptionnel. Mais attention : « Le rare plutôt que le cher. » Un goût qui lui fait, par exemple, adorer cette céramique de Pissaro qui représente un pont de Saïda ou des tableaux de Prosper Marilhat (1811-1847), un Français, décédé de la syphilis à 36 ans, avec peu d’œuvres à son actif.
Difficile d’estimer la valeur financière de sa collection. Longtemps, ces pièces ont peu intéressé les collectionneurs. Les cotes des Orientalistes ont même connu un déclin. Leur peinture, estimait-on alors, correspondait trop à un monde révolu et désuet, marqué, qui plus est, par le colonialisme. « Pour 70 % des œuvres que j’ai achetées aux enchères, elles n’intéressaient pas grand monde. Au final, une seule pièce d’art contemporain vaut tout autant que ces 200 œuvres présentes… » Pour autant, en as de la finance internationale, Jabre a aussi l’habitude des paris fous. « Un jour, je suis monté très haut pour un tableau qui n’en valait pas la peine. Mais je le voulais et j’étais face à un autre acheteur, qui opérait, lui, pour le compte d’un pays, et qui refusait de lâcher prise. Au final, je l’ai emporté et pendant longtemps cet autre amateur a évité les enchères où j’étais présent, persuadé que j’étais assez fou pour recommencer », se souvient-il amusé. Philippe Jabre n’a encore revendu aucune pièce. Il prête en revanche les œuvres qu’il a pu glaner à des musées ou des expositions. Prochainement, d’ailleurs, plusieurs de ses toiles seront exposées lors de la réouverture du Musée Sursock.
Sa femme, Zaza, a parallèlement entamé une collection contemporaine. « D’une manière générale, l’art a toujours été un marqueur social. Une façon de montrer votre réussite, c’est d’être mécène. Vous aidez les autres, autrement, votre réussite n’est pas complète. » On pourrait le croire très froid, et finalement encore peu enclin à l’émotion. Mais il suffit d’un nom lâché dans le fil de la conversation, celui de l’artiste italien, Giuseppe Penone (1947), adepte de l’Arte Povera, et qui sera exposé au Beirut Art Center à la mi-septembre, pour voir cette façade de “mécène flegmatique” se fissurer. « Ce qui est formidable, c’est de voir cet écosystème se mettre en place à Beyrouth. De plus en plus d’expositions, de plus en plus de collectionneurs… Finalement de grands artistes étrangers qui viennent même en résidence et de grands artistes libanais en passe d’être reconnus internationalement : une dynamique est en train de se mettre en place. » Philippe Jabre ne se contente pas de contempler des instants revisités de l’histoire de son pays. D’un seul coup, aussi, il y participe.