42 ans
PDG d’un cabinet de courtage d’assurances au Liban et en Roumanie
600 œuvres dans la collection KA, fondée avec Roger Akoury en 2011
Première pièce acquise : une lithographie “Princesse des Caraïbes”, du peintre macédonien Kiro Urdin dans une galerie parisienne
Dernière pièce acquise : une photographie “One night of sleep” de Lamia Joreige

Ils ne sont pas si nombreux ceux qui s’intéressaient à l’art du Levant il y a 20 ans. Abraham Karabajakian fait partie de ces précurseurs. N’allez pas y voir la démarche d’un spéculateur de génie, qui aurait senti la niche avant quiconque et rentabiliserait aujourd’hui les investissements de naguère. Non. Son goût pour les artistes du monde arabe, libanais en priorité, lui vient d’une affirmation identitaire. Lui, l’Arméno-Libanais trouve naturel de s’intéresser aux artistes qui l’entourent. Mais cet intérêt pour la scène régionale est aussi un moyen de dépasser les frontières politico-confessionnelles dans lesquelles trop d’individus vivent encore ici. « L’art nous rassemble. On cesse d’être chrétien ou musulman, pro-ceci ou anti-cela. Lorsqu’on s’intéresse à l’art, ce qui nous réunit, c’est la beauté, la sensualité peut-être. En tous les cas une vision poétique du monde, qui dépasse la trivialité de notre quotidien. » L’art comme message ? Oui, Abraham Karabajakian l’assume pleinement.
Depuis trois ans, ce collectionneur, devenu l’un des experts reconnus en matière d’art régional, s’est associé à Roger Akoury, un homme d’affaires libanais, qui vit en Roumanie. Leur but ? Multiplier leur force de frappe financière pour mieux développer leur collection, qu’ils ont choisie de dénommer Collection KA, des initiales de leur patronyme respectif. Ils ne diront pas à combien on peut estimer leur collection. Plusieurs dizaines de millions assurément. « J’achète toujours et avant tout sur un coup de cœur même si la valeur financière de l’œuvre compte aussi. » Aujourd’hui, ils ont rassemblé quelque 600 pièces d’artistes modernes et contemporains. Beaucoup ont été achetées à l’étranger puis rapatriées à Beyrouth. « Cela devenait difficile de continuer seul avec l’arrivée des grandes maisons de ventes internationales, qui ont fait grimper les prix. » Un peu plus d’une centaine d’entre elles peuvent même être admirées, tous les samedis sur RDV, dans l’espace dédié au sein de la Marina de Dbayé. « Certaines de ces œuvres n’ont rien à faire dans des maisons privées et doivent être accessibles au grand public. C’est une part de notre patrimoine. D’où l’ouverture de cet espace en attendant peut-être qu’un vrai musée d’art moderne voit le jour à Beyrouth. »
Dans l’espace de Dbayé, plusieurs œuvres de Paul Guiragossian accueillent le badaud. À ces silhouettes effilées, comme enlacées les unes aux autres, succèdent les fusains de Farid Aouad, qui aimait à “gribouiller” sur ces carnets des “scènes parisiennes” de foules dans le métro, de rassemblement d’amis ou d’inconnus autour du comptoir d’un bar. On passe ensuite aux abstractions de Saliba Douaihy, puis aux symboles poétiques de Aref el-Rayess ou de Serge Shart. Parmi les œuvres qui le font sans doute le plus rêver, une huile de Chafic Abboud, “Liberty and Serwel”, datée de 1978, où l’on voit une femme allongée sur un fond tacheté “liberty”, portant le saroual traditionnel. « Abboud voulait-il aussi associer l’idée de liberté à ces vêtements d’homme portés par une femme ? Voulait-il dire que le chemin de l’émancipation féminine passait par ce travestissement ? » Un instant, Abraham Karabajakian se laisse entraîner. Comme beaucoup, l’histoire qu’il se raconte compte bien plus que l’acquisition elle-même. Bien sûr, il le reconnaît lui-même, « le goût est un muscle qu’on entraîne ». Manière de dire qu’après 20 ans passés à écumer les expositions ou les foires, il est peut-être plus facile de ne pas se tromper. Et de sentir l’artiste que les critiques ou l’air du temps porteront plus tard au sommet. Parmi la jeune génération, au-delà des Baalbaki (Ayman, Saïd, Hussein et les affiliés comme Tagreed Darghouth), Abraham Karabajakian apprécie le travail de Marwan Sahmarani, dont une toile gigantesque trône sur les murs de l’appartement-musée de Dbayé. L’artiste libanais s’est inspiré de l’œuvre “El Tres de Mayo 1808 en Madrid” (les fusillés de Madrid) de Francisco Goya pour donner à voir sa propre interprétation de la guerre syrienne. « L’art fait partie de ma façon de vivre. Je ne pourrais pas me tenir dans une maison aux murs vides. Ce serait comme vivre dans un espace sans âme. »