Le conflit syrien met en lumière les déséquilibres régionaux de l’économie syrienne et entraîne un transfert géographique des investissements. Ces changements pèseront au moment de résolution du conflit.

Selon les données des douanes syriennes publiées par les médias locaux, les six premiers mois de l’année ont vu le déficit commercial se creuser de manière spectaculaire.
Les importations ont totalisé 908,3 milliards de livres syriennes, ce qui équivaut à environ 3,5 milliards de dollars. En rythme annualisé, cela représente sept milliards de dollars, un niveau stable par rapport à 2014.
Les exportations, en revanche, se sont effondrées à 67,7 milliards de livres, soit 257 millions de dollars et ne représentent plus que l’équivalent de 7,5 pour cent des importations. En 2014, les exportations totalisaient environ 2,5 milliards de dollars.
Ces chiffres confirment la destruction massive des capacités de production et d’exportation syriennes, et la dépendance très importante envers les importations pour subvenir aux besoins à la fois des consommateurs et des investisseurs.

Richesse des terres, pauvreté des populations

Les raisons de la baisse des exportations sont nombreuses : chute de production locale, destruction des réseaux commerciaux, sanctions occidentales contre les secteurs pétroliers financiers et, plus récemment, perte par le régime du poste de douanes de Nassib à la frontière jordanienne à travers lequel transitaient les exportations vers les pays du Golfe, un important marché pour les produits agricoles et manufacturés syriens.
Mais le facteur qui est de loin le plus important est le passage des zones est et nord-est du pays hors du contrôle du régime de Bachar el-Assad.
Les exportations syriennes sont en effet traditionnellement composées principalement de matières premières, y compris le pétrole, les phosphates et les produits agricoles, tels les fruits, les légumes et le bétail – le blé représentait dans le passé un poste d’exportation important mais les faibles récoltes des années qui ont précédé le soulèvement ainsi que la croissance de la population syrienne qui a augmenté la demande locale ont mis fin à cette prédominance.
Or tous ces produits se trouvent dans l’est et le nord-est du pays. Les principaux champs pétrolifères sont près des villes de Deir ez-Zor et Hassaké, les mines de phosphate à l’est de Palmyre alors que le cheptel syrien se déplace dans tout l’est du pays. En 2013, le gouvernement a perdu le contrôle des champs pétrolifères, en mars celui des mines de phosphate qui sont tombées aux mains de l’État islamique alors que le système de distribution et de transport des intrants et des produits agricoles s’effrite peu à peu.
En perdant ces régions, le gouvernement a très largement entamé sa capacité à générer des devises, ce qui implique que tout futur gouvernement à Damas devra reprendre le contrôle de ces terres et de leurs ressources s’il veut pouvoir à nouveau attirer des devises de manière indépendante.
Cette opération sera cependant très difficile. Bien avant le soulèvement, les régions est et nord-est de la Syrie étaient, du point de vue économique et social, les moins développées du pays malgré la richesse de ces terres. Et les populations de ces régions, que ce soit les Kurdes, les tribus ou les élites des villes, ont à plusieurs reprises depuis le début du soulèvement manifesté leur opposition au pouvoir central.

Transfert des investissements vers le littoral

D’autres données, publiées par l’agence syrienne des investissements (Asi), confirment la chute brutale des investissements privés et leur transfert vers des zones qui étaient jusqu’à récemment à la périphérie économique du pays. Selon l’agence, au premier semestre 33 projets d’investissements ont obtenu des licences pour une valeur globale de 7,4 milliards de livres, soit environ 28 millions de dollars.
L’Asi n’accorde de licences qu’aux grands projets manufacturiers, agricoles et de transport, et ses données sont donc loin d’être exhaustives puisque l’investissement dans de nombreux autres secteurs tels le commerce, le tourisme, l’immobilier, la finance et l’énergie ne sont pas pris en compte. Cependant, les données de l’agence donnent généralement une bonne indication des tendances lourdes de l’investissement privé dans l’économie.
Au-delà de la chute brutale par rapport à la même période de l’année précédente – les projets validés avaient alors une valeur capitalistique de 39,7 milliards de livres syriennes, soit cinq fois de plus que cette année –, les investissements sont marqués par leur forte concentration géographique.
Deux provinces, celles de Souweida et de Tartous, accaparent 25 de ces projets, soit 75 % du total.
L’attractivité de ces deux provinces est logique au vu de leur relative stabilité. Souweida, qui a attiré à elle seule 16 projets, soit près de la moitié du total, bénéficie de sa proximité avec Damas et son marché de consommateurs, le plus grand du pays. Beaucoup d’investisseurs de cette province vont probablement attendre avant de démarrer effectivement leurs projets ; en effet Souweida est entourée de régions relativement instables tels la province de Daraa et le sud de Damas.
Quant à Tartous, elle bénéficie de son soutien inconditionnel au régime qui se traduit par des facilités accordées aux investisseurs qui s’y installent.
Il est toutefois significatif que la colonne vertébrale économique de la Syrie, c’est-à-dire les villes de Damas, Alep, Homs et Hama n’ont accueilli à elles quatre que sept projets, soit moins du quart du total. Par comparaison, ces quatre provinces avaient accueilli en 2010 la moitié de tous les investissements alors que Souweida et Tartous n’avaient accueilli ensemble que 8 % du total.
Ces changements doivent être traités évidemment avec prudence puisqu’ils résultent en bonne partie de la chute globale des investissements privés – en dollars le montant des investissements agréés par l’agence est passé de 563 millions de dollars au premier semestre 2010 à 28 millions cette année. Malgré tout, ils montrent une redéfinition de la carte des investissements au bénéfice de régions relativement périphériques jusque-là, qui attiraient peu d’investissements privés avant le début du soulèvement, et dont la démographie change rapidement puisqu’en plus des populations traditionnelles s’y ajoutent maintenant de nombreux déplacés d’autres régions de Syrie.

Émancipation des régions côtières

Ce début de transfert vers les zones calmes, et en particulier la région côtière, donne plus d’assurance à la communauté des affaires de cette région.
Ainsi, Wahib Merei, le président de la Chambre de commerce et d’industrie de Tartous, a demandé par la voie de médias officiels que la province de Tartous tout entière soit déclarée zone franche.
Il a justifié sa requête en affirmant que l’établissement d’une telle zone permettrait à Tartous de devenir un important centre économique régional « telles d’autres villes portuaires, » en référence probablement à Dubaï et Beyrouth.
Wahib Merei a par ailleurs demandé que des gratte-ciel puissent être construits dans la ville, « pour pallier au manque de terrains », et qu’en matière d’investissements dans le secteur industriel, la ville soit dispensée de certaines mesures imposées par le gouvernement central à Damas qui « ne correspondent pas aux spécificités de la province ».
Même s’il ne faut pas forcément voir dans les propos de l’homme d’affaires une volonté d’affranchissement du pouvoir central qui serait partagée par d’autres décideurs syriens, dont beaucoup sont d’ailleurs originaires de Tartous, le fait qu’il ait fait ces déclarations dans al-Watan, un quotidien détenu par Rami Makhlouf, le cousin maternel de Bachar el-Assad et l’un des hommes d’affaires les plus puissants du pays, incite à prendre ses déclarations au sérieux.
La perte des zones orientales et le transfert de l’investissement privé vers la zone côtière, en plus de l’affaiblissement de l’État central, sont en tout cas des indicateurs d’un changement de la carte économique de la Syrie.
Ils pèseront sans aucun doute sur le dénouement du conflit et sur la recomposition politique du pays.