On ne compte plus les articles des médias internationaux sur cet étrange phénomène qui touche Beyrouth. Pour une fois, il ne s’agit ni de poubelles, ni de vacance présidentielle, ni de risque terroriste… mais de l’extraordinaire boom de “l’industrie muséale” (centres d’art, musées, fondations…) au Liban. En plus du Musée Sursock qui rouvre ce mois après sept ans de travaux (voir page 68) plusieurs autres “gros” projets s’annoncent : la Fondation Aïshti de l’homme d’affaires Tony Salamé ouvre le 25 octobre à Jal el-Dib ; le projet de Fondation pour la culture arabe de l’ancien économiste des Nations unies (et grand collectionneur) Ramzi Dalloul ; le futur Musée Saradar, qui doit ouvrir en 2020 et last but no least, le projet mené par l’Université Saint-Joseph et l’Association pour la promotion et l’exposition de l’art du Liban (Apeal) (page 71). Sans oublier, dans un registre différent, le Musée de la mémoire (Beit Beirut) à Sodeco ou le Musée des civilisations dont les maquettes ont été présentées à la Biennale d’architecture de Venise en 2014 ainsi qu’à Beyrouth en 2015. « Il y a encore quelques années, Beyrouth ne disposait pas de musée d’art, reflétant la vitalité de sa scène artistique, passée ou présente, et l’engouement du monde pour les artistes de la région », explique Zeina Arida, la nouvelle directrice du Musée Sursock.

Industrialisation culturelle

Pour Beyrouth, la naissance de cette industrie muséale est un véritable changement de paradigme. « Avant la guerre de 1975, Beyrouth était la capitale “intellectuelle” de la région. Beaucoup d’artistes y avaient trouvé refuge ; une certaine émulation faisait de la ville le point de convergence du monde arabe. Même après la guerre, la ville restait le lieu du débat sur certaines pratiques artistiques pointues. Aujourd’hui, autre chose se met en place : Beyrouth rejoint le mouvement d’“industrialisation artistique” mondiale.
« Je ne suis pas sûre qu’il faille s’en réjouir », déplore Marie Muraciole. La directrice du Beirut Art Center (BAC), un espace fondé en 2009 pour servir de fenêtre sur l’art contemporain, fait référence à l’aspect spéculatif et “nouveau riche” du phénomène. Surfant sur la multiplication de milliardaires partout dans le monde, Christie’s et Sotheby’s, installés dans les pays du Golfe depuis 2006, ont su persuader leur clientèle que l’art était un « signe extérieur de richesse », en particulier l’art contemporain, ce filon inépuisable. Ces maisons ont suscité une demande nouvelle, aidées en cela par l’apparition de « méga-galeries », de foires prestigieuses et d’“artistes-entrepreneurs”, capables de créer en série comme Jeff Koons, Damien Hirst ou Ai Weiwei… Sans compter les spéculateurs, attirés par l’opacité du marché et une fiscalité souvent avantageuse, qui misent sur cette classe d’actifs comme auparavant sur le secteur des matières premières ou de celui de l’énergie. Selon les calculs réalisés sur l’ensemble du XXe siècle, entre 1900-2012, par Christophe Spaenjers, économiste de l’art et professeur à HEC, l’art rapporte 6,4 % par an, contre 5,5 % pour les obligations, et 5,1 % pour l’or. Seules les actions font mieux (9,4 %).

Un musée tous les jours

Dans cet écosystème, l’un des chaînons essentiels repose sur l’industrie muséale. Les musées sont en effet des lieux qui confirment la renommée des artistes, voire révèlent les étoiles montantes des jeunes générations. Mais ce sont surtout des budgets d’acquisitions suffisamment importants pour avoir une influence sur le marché. Or, désormais, on les compte par centaines : entre 2000 et 2015, davantage de musées ont été créés que durant tout le XIXe et le XXe siècle. Aujourd’hui, il s’ouvre un musée par jour dans le monde ! Thierry Ehrmann, fondateur d’Artprice, un site de données sur le marché de l’art, dénombre ainsi, dans un article de l’AFP de 2015, quelque 720 musées de plus de 5 000 m2, dotés chacun d’une collection d’au moins 3 000 pièces.
De manière assez logique, ces méga-musées ont soif d’acquisitions : ils auraient ainsi emporté l’an passé 22 % du total des adjudications à plus de 50 000 dollars, selon Artprice. Cet engouement se lit dans la fréquentation en hausse des grands musées mondiaux. « Leur vocation n’a plus rien à voir avec les établissements d’autrefois », souligne Zeina Arida. Les musées se veulent désormais des « lieux de rencontre et de dialogue », selon le joli mot d’Abraham Karabajakian. À ce titre, ils doivent “créer l’événement” pour dépoussiérer leur image et attirer un public plus nombreux et diversifié.
« L’émergence de musées et de fondations permet de classer Beyrouth parmi les “villes culturelles” du monde. Un argument qui peut améliorer son image auprès des touristes ou de la diaspora. D’ores et déjà, certains amateurs viennent à Beyrouth pour visiter une exposition et rencontrer un artiste, le temps d’un dîner », ajoute-t-il. Dans le monde, la fréquentation des grands musées ne cesse d’ailleurs de croître : en France, par exemple, elle a bondi de 45 millions il y a une dizaine d’années à plus de 65 millions aujourd’hui.

Explosion des prix

L’explosion du nombre de “grosses” institutions a une conséquence sur le marché : la flambée des prix. Pour ses seules acquisitions, le budget annuel du Museum of Moderne Art (MoMa) de New York se situe autour de 32 millions de dollars, selon Artprice ; celui du Louvre (France) à 41 millions d’euros. Et ce n’est rien si on compare avec les budgets d’un “petit” pays comme le Qatar (2 millions d’habitants), qui alloue un milliard de dollars par an à ses opérations culturelles (voir page 67). Une barrière à l’entrée élevée pour les nouveaux venus de moindre taille. D’autant que, contrairement à nombre de musées internationaux, les initiatives libanaises viennent quasiment toutes d’acteurs privés. À l’étranger, des aides publiques sécurisent les budgets des centres d’art et autres fondations, qui les complètent par des recettes propres (billetterie, librairie…), des revenus issus de divers placements ou de donations d’individus ou d’entreprises, voire des initiatives comme la location des chefs-d’œuvre de leur collection à d’autres musées.
Au Liban, ces pistes ont encore à peine été effleurées : le Musée Sursock est le seul à bénéficier d’une subvention annuelle de la municipalité de Beyrouth, évaluée entre un et 1,5 million de dollars selon les années, pour assurer son fonctionnement (voir page 68). Des donations privées lui permettent toutefois d’étoffer sa collection. « La collection d’un musée, c’est son socle, son cœur. Elle doit pouvoir s’enrichir et ne pas rester figée. Le renouvellement des accrochages permet de faire revenir le public dans les collections permanentes », explique Zeina Arida, qui n’est toutefois pas en mesure de définir son futur budget d’acquisition. La Fondation Saradar du groupe bancaire éponyme alloue, elle, quelque 500 000 dollars en moyenne par an à l’achat d’œuvres d’art depuis son lancement en 2012. Lorsque son musée ouvrira en 2020, si tout se passe comme prévu, le groupe aura dépensé près de 4 millions de dollars dans sa politique d’acquisition. On ignore en revanche le budget de la Fondation Aïshti ni ses modes de financement, son patron, Tony Salamé, n’ayant pas souhaité répondre aux questions du Commerce du Levant.
Même si elles émanent de magnats libanais, ces initiatives ne peuvent rivaliser avec la force de frappe des “méga-musées”. D’ailleurs, certains pointent du doigt un danger : l’absence de coordination entre les différents projets. « Mieux aurait valu un regroupement », fait valoir un galeriste, qui craint la multiplication de “mini-musées” quand, pour exister parmi les institutions qui comptent sur la carte des “villes culturelles” du monde, il faut posséder 3 000 ou 4 000 pièces a minima. « Nous ne pouvons nous payer le luxe de la rivalité, nous devons collaborer et nous compléter », rétorque le collectionneur Abraham Karabajakian, membre d’Apeal, sans cependant préciser quelle forme ces collaborations pourraient prendre. En attendant, les tableaux de nombreux artistes libanais sont accrochés dans les salles du Musée d’art moderne de Doha ou dans les musées américains, voire français. L’enjeu est donc aussi celui de la conservation au Liban même de ses trésors nationaux.

La demande des musées fait exploser les prix
Le montant total des enchères publiques en 2014 (15,3 milliards de dollars) était supérieur de 26 % à celui de 2013, selon le rapport annuel d’Artprice. Et le début de l’année 2015 prend la même voie : en mai dernier, une toile de Picasso, “Femmes d’Alger”, a été adjugée chez Christie’s, à New York, pour 179 millions de dollars – un record en vente aux enchères. En février, c’est un Gauguin qui a été acquis par un membre de la famille al-Thani, des collectionneurs qatariens, dans une transaction de gré à gré, pour quelque 300 millions de dollars, un record absolu pour une œuvre d’art. Au Liban, les prix aussi atteignent des sommets : à Dubaï, en mars 2015, “Babel” (2005) du jeune Ayman Baalbaki (1975) a été adjugée à 485 000 dollars (commission de 15 % comprise), soit près de 142 % de plus que les évaluations initiales, qui le valorisaient entre 150 000 et
200 000. Mais le record absolu revient à Paul Guiragossian (1926-1993) dont le tableau “La lutte de l’existence” (1988) s’est échangé à 605 000 dollars lors d’une vente Christie’s de 2013. « Depuis que nous avons démarré en 2012, les prix ont été multipliés par trois au moins : l’arrivée d’acteurs institutionnels a changé la donne », fait valoir Lina Kyriakos, responsable du développement du projet de la Collection Saradar. Pour Abraham Karabajakian, c’est un juste retour des choses : « Les modernes ont longtemps été sous-évalués. » Selon ce collectionneur, avant 2006 et l’arrivée de Christie’s ou de Sotheby’s dans la région, une toile de Paul Guiragossian se vendait entre
5 000 et 10 000 dollars en moyenne, 15 000 dollars pour une toile d’exception. « Nous n’achetons pas à n’importe quel prix, assure Lina Kyriakos. Nous assumons une responsabilité par rapport au marché et sommes soucieux de respecter une certaine éthique tarifaire. »

Un Musée Jamil Molaeb à Baysour
Fin août, le peintre et sculpteur Jamil Molaeb a inauguré dans son village natal de Baysour, dans le Chouf, un musée à son nom. On y retrouve une cinquantaine d’œuvres majeures de cet artiste de 67 ans, connu pour « chanter la nature ». Financé sur ses deniers personnels, ce musée, qui a mis cinq ans à sortir de terre, se veut d’abord un lieu de rencontre avec l’artiste, dont la maison jouxte le bâtiment. L’occasion de découvrir des pans ignorés de son travail comme ses magnifiques “totems indiens”, des sculptures ou des peintures sur bois qui mélangent art primitif et scènes villageoises libanaises. Diplômé de l’Institut des beaux-arts de l’Université libanaise, où il a enseigné toute sa vie, Jamil Molaeb y côtoie les grands maîtres de la peinture moderne tels Chafic Abboud ou Paul Guiragossian. En 1966, il expose au Musée Sursock puis, en 1974, à Dar el-Fan à Beyrouth. Dans les années 1980, Molaeb passe cinq ans aux États-Unis, au Pratt Institute de New York et à l’Université de Ohio, où il approfondit son goût pour la sculpture. Exposées dans le monde entier, certaines de ses œuvres ont été adjugées dans différentes enchères autour de 30 000 et 40 000 dollars.