En 2015, s’est tenue pour la première fois à Beyrouth une exposition 100 % dédiée à la photographie contemporaine. Open Rhapsody faisait la part belle aux grands photographes américains, européens ou japonais, mais agrémentait l’accrochage de quelques images de Libanais comme l’ancien reporter de guerre Fouad el-Khoury (1952), replaçant “l’école photographique libanaise” dans le contexte mondial.
Ces images étaient toutes issues de collections libanaises, signalant le début d’un intérêt pour la camera obscura, alors que sur les marchés internationaux la photo a depuis un certain temps déjà de nombreux adeptes. « De plus en plus, des particuliers cherchent à inscrire la photo dans leurs acquisitions. Après l’exposition de Beyrouth, il y a eu un petit “effet d’engouement” : on a vu d’autres grands collectionneurs ou des fondations, qui jusqu’alors s’intéressaient davantage à la peinture ou la sculpture, venir s’enquérir de photographie, et plus spécialement de photographie libanaise », explique Nayla Kettaneh-Kuning, fondatrice de la Galerie Tanit, qui représente notamment Fouad el-Khoury ou Gilbert Hajj (1966).

Quelques acquisitions internationales

L’engouement n’est pas que le fait de Libanais : la Galerie Tanit vient de vendre “Onze vues du mont Ararat”, une série du photographe Gilbert Hajj au Musée Georges Pompidou (Paris) pour un montant non dévoilé. « C’est un nouveau pas vers une plus grande reconnaissance », assure sa fondatrice.
Ce n’est d’ailleurs pas la seule bonne nouvelle sur le plan international : l’an passé, deux très grosses rétrospectives ont également mis la photographie libanaise sous les feux de la rampe : Mona Hatoum (1952), qui emploie l’image dans ses travaux, s’est ainsi retrouvée dans une exposition monstre au Musée Georges Pompidou de Paris ; Walid Raad (1967) était à l’affiche du Museum of Modern Art (Moma) de New York il y a peu encore. Sans compter l’organisation du Festival Fotofest (Houston), organisé l’année dernière, autour du monde arabe ainsi que de la toute nouvelle Biennale des photographes arabes à Paris, où la jeune génération – George Awde (1979), Caroline Tabet (1974), etc. – s’affichait à la mi-janvier. « C’est un média qui a le vent en poupe, au Liban comme dans le reste du monde. Il est normal que les photographes libanais gagnent en reconnaissance. Une poignée d’entre eux peuvent rivaliser avec leurs alter ego américains ou européens. Au regard d’autres pays, c’est déjà beaucoup », avance l’avocat et collectionneur Tarek Nahas.

Les prix ont grimpé de 48 % en 15 ans

Quatre ou cinq grands photographes d’envergure internationale, c’est en soi un bel exploit. Car la photographie reste une niche : elle pèse 1 % du produit des ventes de “fine art”, selon Artprice, leader mondial de l’information sur le marché de l’art. Soit un chiffre d’affaires de 73 millions de dollars pour une enveloppe globale de 7,1 milliards de dollars. Mais les prix des images progressent : +48 % entre 2000 et 2015 avec des ventes aux enchères qui se situent désormais autour de 10 000 dollars contre 60 000 dollars en moyenne pour un tableau. Des prix relativement modestes au point que Bloomberg s’interrogeait courant octobre : « La photographie est-elle le meilleur placement possible sur le marché de l’art ? » Toutefois, certains tirages se négocient désormais plusieurs millions de dollars. « Il a fallu attendre longtemps pour assister au déboursement de telles sommes pour ce médium, mais c’est désormais de plus en plus fréquent. D’abord réservées à des clichés historiques, introuvables, vestiges de la naissance d’un nouveau procédé, les meilleures enchères récompensent à présent les travaux d’artistes contemporains », lit-on dans le rapport Artprice. Pour l’heure, c’est l’Allemand André Gursky (1955) qui détient le record avec “Rhein II”, une monumentale photo, tirée sur plexiglas représentant une vue abstraite du Rhin, adjugée 4,7 millions de dollars chez Christie’s à New York (2011). Si on regarde cependant du côté des artistes-plasticiens, pour lesquels la photographie n’est qu’un média parmi d’autres, la superstar est sans conteste l’ultramédiatisé Jeff Koon pour “The New Jeff Koons”, acquise plus de 9 millions de dollars en mai 2013. L’exploit est cependant exceptionnel : il récompense une œuvre unique de cet artiste américain. Ses autres clichés n’ont jamais dépassé les 100 000 dollars.

Peu d’exemples libanais

Parmi les photographes libanais, seul Walid Raad tire son épingle du jeu dans les salles des ventes : 87 500 dollars à Sotheby’s Doha en 2015 pour un ensemble de quatre tirages. Mais la caméra n’est pas au centre de la pratique artistique de ce plasticien. « Walid Raad, Mona Hatoum, Akram Zaatari, Ziad Antar, Lamia Joreige… Pour eux, l’appareil photo est un outil, dont ils peuvent même ne pas maîtriser les subtilités techniques. D’ailleurs, souvent, la qualité purement esthétique de leurs travaux se révèle de moindre intérêt : ce qui importe, c’est le discours qui les sous-tend », explique Ghada Waked, professeure à l’Académie libanaise des beaux arts (Alba).
Pour les autres, c’est-à-dire les “photographes documentaires”, qui entendent faire de leurs images l’équivalent de véritables tableaux, le choix de la caméra semble encore être mal compris dans la région. « Il existe un décalage entre le marché occidental et arabe. En Occident, cela fait longtemps que l’on considère la photo comme un art à part entière. Au Moyen-Orient, ce n’est pas tout à fait le cas : trop d’acquéreurs sont encore dans une vision traditionnelle de l’art et considèrent encore la photographie comme un moyen seulement de restituer le réel », assure Guillaume de Sardes, directeur de PhotoMed, qui se tient jusqu’au 10 février 2016 dans la capitale libanaise.

Des prix encore bas

Au Liban, les prix traduisent ce manque de reconnaissance pour le genre “documentaire” : pour un premier tirage de Fouad el-Khoury ou de Samer Mohdad (1964), autre grand représentant de l’“École libanaise” (et de sa guerre), il faut compter autour de 5 000 dollars ; entre 10 000 et 15 0000 dollars pour leurs images les plus iconiques. Rania Matar (1964), qui compte à son actif plusieurs ouvrages publiés et a exposé au Liban comme à l’étranger, demande environ 2 500 dollars pour un tirage en édition limitée et numérotée. Et la jeune génération ? Karen Kalou (1979), par exemple, adepte des pluies diluviennes, facture 1 500 dollars pour une édition limitée. Des tarifs en ligne avec une certaine demande : « On trouve pas mal de jeunes, de moins de 40 ans, qui s’initient à l’art de la collection par la photo ou des médias “mineurs” comme le dessin ou la lithographie, fait valoir Tarek Nahas. De fait, les acheteurs se limitent à un certain montant : 5 000 dollars me semble être un seuil que peu encore dépassent au Liban. »
Les grands collectionneurs, eux, boudent encore le média. « Ici, les acheteurs sont encore coincés dans le fétichisme de la pièce unique. Ils ont encore du mal à acheter de la photo : pour eux, la photographie ne représente pas encore une valeur sûre du fait de la possibilité de réaliser plusieurs tirages d’une même image », explique Zeina Arida, directrice du Musée Sursock et ancienne responsable de la Fondation arabe pour l’image. « Au final, le Liban reste très “nouveau” dans ce marché : le pays manque encore de densité culturelle. La plupart des acheteurs suivent une mode : depuis quelques années, il est “tendance” de se positionner comme collectionneur. Mais à défaut d’“esprit critique” suffisant, ils vont vers ce qui est connu – des images familières de leur pays, de leur quotidien… – ou reconnu par le marché international, des grands noms de la photographie », poursuit Ghada Waked. Une absence de maturité qui devrait pousser les acheteurs plus avertis à se pencher davantage sur un média mal aimé au Liban, mais qui, ailleurs, n’est plus seulement l’apanage des jeunes collectionneurs.