Deux ans après l’entrée en vigueur de la loi de libéralisation des loyers anciens, les tribunaux sont embarrassés dès lors qu’il s’agit de l’appliquer, car une partie du texte reste en suspens tandis qu’une autre partie donne lieu à des interprétations divergentes. Comment les juges tranchent-ils ? Des chercheurs du Legal Agenda et Le Commerce du Levant ont réuni un corpus de décisions qui font jurisprudence dans ce contexte inédit.

Votée à la surprise générale, à la quasi-unanimité (deux voix contre seulement), le 1er avril 2014, la loi de libéralisation des loyers anciens est entrée en vigueur le 28 décembre de la même année. À l’époque, ce vote a fait grand bruit, clivant le débat entre “pro” et “anti”, propriétaires contre locataires anciens.
Car si les premiers pouvaient, à juste titre, rappeler qu’ils ont été spoliés pendant plusieurs dizaines d’années, les seconds pouvaient tout autant insister sur l’iniquité d’une loi qui ne règle toujours pas l’absence de véritable politique du logement, notamment à destination des ménages à faible revenu (Voir Le Commerce du Levant, mai 2014).
Malgré tout, et comme le souligne le Conseil constitutionnel dans sa décision du 6 août 2014, le texte voté propose un “équilibre acceptable” entre un droit à la propriété, consacré dans la Constitution, et un droit au logement (notamment pour les plus démunis), considéré comme une “valeur constitutionnelle” dans cette même décision. « Les dix sages affirment même que c’est au vu de cet équilibre réalisé par la loi que celle-ci est déclarée conforme à la Constitution », souligne la juriste Myriam Mehanna, du Legal Agenda, qui a travaillé à dégager les grandes tendances de la jurisprudence sur cette question pour un article paru en 2016 dans le numéro 37 de la revue de cette association (voir encadré).
Malgré cette affirmation forte, l’application des dispositions de la loi reste problématique. Pour une raison simple : le gouvernement se montre incapable de mettre en œuvre les mécanismes d’application prévus, tandis que le Parlement ne vote pas les amendements nécessaires pour combler les lacunes créées par l’annulation de certains articles par le Conseil constitutionnel.

Une loi tronquée

Si le Conseil constitutionnel, saisi de deux requêtes en juillet 2014, a bien estimé que la loi du 1er avril 2014 était conforme aux grands principes de la Constitution, les dix sages ont cependant retoqué plusieurs articles relatifs aux “commissions spéciales” instituées par la loi, qui devaient se mettre en place dans chaque mohafazat, pour régler en particulier les litiges entre propriétaires et locataires.
La commission parlementaire des Lois, présidée par le député Robert Ghanem, a présenté en avril 2015 différents amendements afin de combler ces manquements constitutionnels. Mais ces modifications n’ont jamais été votées par les députés et ne semblent pas être à l’ordre du jour d’une prochaine session parlementaire. En l’état, la loi reste donc “tronquée” et son application “bancale”, en particulier pour tout ce qui concerne la commission spéciale.

Aucun décret d’application

En principe, les tribunaux peuvent combler certaines de ces “lacunes” en imaginant des “solutions juridiques” quand la loi semble trop obscure ou, comme c’est le cas ici, quand une partie d’un texte s’avère ineffective. C’est l’opinion d’un grand nombre de juges, si on en croit le corpus de 76 décisions de justice, réunies par l’équipe du Legal Agenda tout comme celles recensées par Le Commerce du Levant : les magistrats s’estiment compétents pour remplacer la commission retoquée et la remplacer dans tout ou partie de ses prérogatives (voire page 62).
Mais l’invalidation de la commission spéciale n’est pas le seul problème. La loi de 2014 prévoit la création d’une “caisse de solidarité” financée par le Trésor (sans toutefois préciser les modalités de ce financement) pour indemniser les locataires les plus nécessiteux. Ce fonds de compensation n’a jamais été institué à défaut de décrets d’application. La loi envisage également la création de prêts bancaires à taux préférentiels destinés aux locataires ou aux propriétaires ainsi qu’un système de location-accession, pour favoriser l’acquisition de leurs logements par les locataires anciens. Là encore, aucun décret n’a été adopté rendant caducs les principaux mécanismes, censés contrebalancer la libéralisation des anciens loyers.

Des réticences

Face à ce vide juridique, la justice fait de son mieux pour « trouver des solutions » à des « situations humaines souvent tragiques », commente un juge sous couvert d’anonymat. Mais à l’impossible nul n’est tenu, semble considérer le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui, depuis la promulgation de la nouvelle loi, se montre réticent à son application en l’état. Si le CSM n’a donné aucune directive aux juges (il n’en a pas le droit), il recommande toutefois un ralentissement des procédures, le temps que soit amendée la loi. D’après les chiffres du CSM, une baisse de 30 à 50 % du nombre d’affaires traitées aurait d’ailleurs été constatée depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle loi.

La loi nouvelle s’applique

Les juges qui choisissent tout de même de statuer le font, dans l’écrasante majorité des décisions recensées par le Legal Agenda et Le Commerce du Levant, en vertu de la loi nouvelle votée le 1er avril 2014. La Cour de cassation a aussi rendu une vingtaine de décisions affirmant que la loi nouvelle est applicable. Une position réaffirmée par la plus haute juridiction civile du pays, réunie en assemblée plénière, le 22 décembre 2015, pour décider d’une affaire en “responsabilité de l’État”, dans un arrêt concernant les loyers : une fois encore, la Cour de cassation a choisi d’appliquer l’article 50 (relatif à la compétence de la Cour de cassation) de la loi nouvelle.
De fait, bien que certaines parties prenantes continuent de prétendre que la validité de la loi de 2014 est encore sujet à débats, du point de vue de la justice la question de l’application de la loi a été tranchée. Celle qui se pose, en revanche, est celle de la compatibilité des différentes dispositions en vigueur (voir page 60) : comment respecter l’équilibre entre droit à la propriété et droit au logement, quand les mécanismes prévus pour cela ne sont pas mis en œuvre ? L’absence de la commission spéciale pose, par exemple, de nombreuses difficultés aux magistrats. Ceux-ci doivent en effet répondre à l’épineuse question de savoir s’ils peuvent la remplacer dans tout ou partie de ses rôles. De même, l’absence de la “caisse de solidarité” pose la question de l’impact des décisions de réévaluation des loyers alors que les subventions, prévues pour aider les locataires à y faire face, ne seront pas versées à ce jour et que rien ne semble augurer qu’elles le soient un jour.
La jurisprudence tente d’apporter des réponses à ces questions. Ainsi, dans deux décisions rendues l’une par la 12e chambre de la cour d’appel du Mont-Liban le 23 avril 2015 (reprise pour nécessité familiale) ; l’autre par la 13e chambre de la cour d’appel de Beyrouth le 13 janvier 2016 (reprise d’un bail commercial pour démolition), les magistrats ont estimé que la loi nouvelle s’appliquait. Toutefois, ils ont maintenu le montant, plus élevé, des indemnités dues au locataire, décidé en première instance, selon le mode de calcul prévu par la loi exceptionnelle 160 de 1992 !

De nouveaux projets

Pourra-t-on se contenter de se reposer sur les juges ? Pour Myriam Mehanna, la réponse est non. « Certaines situations n’ont pas de solution aujourd’hui. » Les réponses à apporter dépendent soit du vote des amendements de la loi, soit de l’adoption de décrets par l’exécutif. Mais la déliquescence constatée des structures étatiques, dans bien d’autres dossiers, n’autorise guère l’optimisme en la matière.
Certains estiment donc qu’il vaut mieux repartir à zéro : un projet de loi a été présenté en avril 2016 par le Conseil supérieur de la magistrature en collaboration avec les barreaux de Beyrouth et de Tripoli pour remplacer la majorité des dispositions de la loi 2014. Ce texte aurait été rédigé à l’initiative du président du Parlement Nabih Berry, qui s’est engagé auprès des associations de défense des locataires anciens à « trouver une alternative » à la loi de 2014. Une position “politique” qui expliquerait pourquoi les amendements, décidés par la commission des Lois, n’ont pas figuré dans le package des “lois de nécessité”, votées en novembre 2015.

Brève chronologie des lois sur les loyers
31 mars 2012 : expiration de la dernière prorogation de la loi exceptionnelle n° 160/1992, applicable aux baux conclus avant juillet 1992.
1er avril 2014 : vote surprise au Parlement de la loi de libéralisation des loyers anciens. La loi est ensuite publiée au Journal officiel sous forme d’annexe le 8 mai 2014.
Août 2014 : le Conseil constitutionnel réaffirme la constitutionnalité de la loi, mais annule les articles relatifs à la commission spéciale qu’elle instituait.
28 décembre 2014 : entrée en vigueur de la nouvelle loi.
Avril 2015 : la commission des Lois, présidée par le député Robert Ghanem, adresse à la Chambre des députés un projet comportant différents amendements de la loi, pour tenir compte des remarques du Conseil constitutionnel. Ces modifications n’ont été ni discutées ni votées à ce jour par le Parlement et n’ont pas été inscrites à l’ordre du jour.
Avril 2016 : le Conseil supérieur de la magistrature, en collaboration avec les barreaux de Beyrouth et de Tripoli, présente un projet de législation sur les loyers anciens Ce nouveau texte entend proroger le régime ancien des lois exceptionnelles jusqu’en 2028 et annuler les principaux articles de la loi de 2014.

Une petite centaine de décisions passées au crible
Pour cette enquête, Le Commerce du Levant s’est appuyé sur l’étude des juristes Myriam Mehanna et Hala Najjar publiée dans le Legal Agenda (1). Les deux chercheuses ont réuni quelque 76 décisions de justice, émanant des juges uniques et des cours d’appel, issues dans leur majorité des tribunaux de Beyrouth, du Mont-Liban et de Baabda. Ce corpus n’est pas exhaustif à défaut de mécanisme de centralisation des décisions de justice et d’informatisation des procédures : beaucoup de ces décisions sont encore rédigées à la main, dans une écriture parfois quasi impossible à décrypter. Toutefois, cet échantillon fournit une bonne “cartographie” de la jurisprudence, deux ans après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, le 28 décembre 2014. « Certaines décisions nous ont peut-être échappé, mais les plus emblématiques ont été recensées », estime Myriam Mehanna. Le Commerce du Levant y a ajouté de son côté une petite dizaine de décisions qu’il a réunies ainsi que des arrêts de la Cour de cassation, qui ne figurent pas dans l’échantillon du Legal Agenda.
(1) Myriam Mehanna et Hala Najjar, “Les Loyers anciens dans des décisions de justice contradictoires”, Legal Agenda, 2016, n° 37, pp 14-15.

Le Conseil supérieur de la magistrature veut refondre la loi
Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), en collaboration avec les barreaux de Beyrouth et de Tripoli, a présenté en avril un projet d’amendement de la loi de libéralisation des loyers anciens. Il prévoit de maintenir le régime ancien des lois exceptionnelles jusqu’en 2028, contre 2023 dans la loi actuellement en vigueur. Il conserve cependant un mécanisme d’augmentation progressive des loyers, qu’il propose de mettre en œuvre à compter du 1er janvier 2017, première année de prorogation du bail. Ce qui suppose qu’il proroge rétroactivement la loi exceptionnelle de 1992 jusqu’au 31 décembre 2016. Il propose également de conserver les modalités de calcul des indemnités (entre 25 et 50 %) à verser aux locataires anciens prévus par la loi n° 160/1992 en cas de reprise pour nécessité familiale ou destruction. Par la suite (sur la période allant de 2024 à 2028), le texte prévoit de plafonner l’indemnité en cas de reprise à 30 % de la valeur du bien sans obligation de la justifier. À noter que les locataires, qui auraient payé des loyers réévalués en vertu de la loi de 2014, pourraient les considérer comme des avances à valoir sur les loyers suivants. Le texte ne dit cependant rien de l’imbroglio juridique qu’il ne manquerait pas de créer pour les procès en cours.