Le secret bancaire a été instauré en 1956 avec l’objectif affiché de soutenir l’économie libanaise. Mais remplit-il aujourd’hui ce rôle ? Ses avantages compensent-ils “amplement” ses inconvénients, comme l’avait affirmé le législateur à l’époque de son adoption ?

Le Liban n’a pas sacrifié son secret bancaire sur l’autel mondial de la lutte contre l’évasion fiscale. Ce combat n’étant pas le sien, il s’est contenté de satisfaire les exigences internationales, en s’engageant à appliquer l’échange automatique d’informations fiscales d’ici à 2018. Il a ainsi accepté de donner aux fiscs étrangers l’accès aux comptes bancaires des personnes non-résidentes au Liban. Ce n’est pas rien. Mais il n’a pas été jusqu’à ouvrir la porte des banques à sa propre administration fiscale. Il n’en a pas profité non plus pour s’interroger sur le bien-fondé d’un régime conçu pour attirer les capitaux étrangers et qui va finir par bénéficier essentiellement aux Libanais du Liban.
Contrairement à des pays comme la Suisse, où le secret bancaire a fait l’objet de nombreux débats pour des considérations à la fois internationales et locales, le sujet est rarement abordé au Liban sous l’angle des intérêts nationaux. Cette institution est considérée comme intouchable, car elle est un pilier du secteur financier, et par extension de l’économie libanaise. Cela est présenté comme une évidence depuis soixante ans, notamment par les représentants du patronat. Dans un communiqué publié le 31 août, par exemple, l’association regroupant les diverses organisations patronales du pays s’est inquiétée des “dégâts” de l’échange automatique d’informations sur « les pays dont la prospérité repose sur le secret bancaire, comme en Suisse ou au Liban ». Même s’il est osé de parler de “prospérité” au Liban, cette déclaration reflète une opinion largement partagée, selon laquelle le modèle économique du pays est tributaire du secret bancaire.
L’argument économique est d’ailleurs le seul qui a été officiellement invoqué au moment de la présentation au Parlement de la proposition de loi du député Raymond Eddé en 1956. Alors que d’autres pays, comme le Luxembourg, justifient le secret bancaire par le besoin de protéger la vie privée, au Liban « le législateur n’a pas hésité à mettre en relief son intérêt économique », souligne l’avocat Paul Morcos dans son ouvrage sur le secret bancaire libanais*, en citant l’exposé des motifs de la loi : « De par sa position géographique et grâce à sa politique libérale, le Liban pourrait devenir à brève échéance le banquier des États arabes et le refuge des capitaux étrangers. Pour assurer au Liban cette situation privilégiée, il faudrait instituer le secret professionnel des banques à l’instar de ce qui existe en Suisse », avait affirmé à l’époque le législateur, en estimant « que les avantages qu’en retirera l’économie libanaise compenseront amplement les inconvénients qu’une telle législation présente (…) ».

Un contexte favorable

Le contexte régional de l’époque est crucial pour comprendre à la fois les motifs de la loi et ses conséquences immédiates. Le Liban était alors le seul pays du Moyen-Orient à avoir un régime politique et économique libéral, tandis que des pays comme la Syrie et l’Égypte faisaient fuir les détenteurs de capitaux à coups de nationalisation. Dans cette configuration, le secret bancaire est venu renforcer l’attractivité du Liban en permettant aux banques locales « d’opposer une fin de non-recevoir à toutes les demandes provenant des autorités étrangères », explique l’économiste et ancien ministre Charbel Nahas.
Durant les neuf années qui ont suivi son instauration, entre 1957 et 1965, « l’augmentation annuelle des dépôts a atteint 32 % contre une moyenne de 18 % durant la même période précédente », une croissance que « l’évolution normale de l’activité économique à elle seule paraît impuissante à justifier », souligne Paul Morcos.
La loi a joué pleinement son rôle pendant les années 1950 et 1960, en favorisant le développement rapide du secteur bancaire – le nombre d’établissements est passé de 31 en 1955 à 72 en 1968 – et le financement du secteur privé (le secteur public ayant alors peu de besoins d’endettement).
La guerre du Liban a naturellement changé la donne. Après avoir culminé à plus de 44 % en 1965, la part des non-résidents dans le total des dépôts est restée sous la barre des 10 % tout au long des événements, tombant même à 5 % pendant les années 1980. Ce n’est qu’à partir de la moitié des années 1990 que cette proportion recommence à décoller, pour atteindre plus de 26 % aujourd’hui.
Mais l’origine des fonds n’est plus tout à fait la même. « Le Liban ne peut plus être qualifié de Suisse du Moyen-Orient, dans le sens de dépositaire des capitaux de la région. Cela a été le cas au départ surtout pour les fonds provenant des pays voisins. Mais aujourd’hui, les principaux détenteurs de capitaux sont les Arabes du Golfe, et ces derniers se tournent en priorité vers les places financières mondiales, comme New York, Londres ou Zurich », affirme Ghassan Ayache, ancien vice-gouverneur de la Banque centrale et auteur d’un livre sur l’histoire de la banque au Liban (publié aux éditions Bank Audi en 2001). Une nouvelle source de financement a toutefois fait son apparition pendant la guerre : les expatriés. Un réservoir qui continue aujourd’hui d’être alimenté par l’émigration massive des jeunes Libanais. La classification des dépôts par les banques ne permet pas d’en mesurer l’ampleur exacte, puisque les dépôts classés comme non résidents appartiennent à la fois à des étrangers et à des Libanais expatriés, tandis que les dépôts des résidents englobent les personnes ayant une adresse fixe au Liban, même si elles ne sont pas résidentes au sens physique ou fiscal du terme. Dans un rapport publié en 2008, le Fonds monétaire international (FMI) avait toutefois estimé que la diaspora libanaise était « la principale base de déposants au Liban ».
Ces derniers placent-ils leur argent au Liban pour profiter de son secret bancaire ? À lire la réaction de l’Association des banques et celle des organismes patronaux vis-à-vis de l’échange automatique d’informations fiscales (voir page 82), il paraît évident qu’une partie de ces expatriés profite du secret bancaire pour échapper aux fiscs de leurs pays de résidence. Mais est-ce le seul facteur d’attractivité du secteur bancaire libanais ?

Facteur d’attractivité

« Pour moi, l’importance du secret bancaire est aujourd’hui très exagérée. Je suis convaincu que son assouplissement ou même sa levée, dans un cadre négocié et apaisé, ne provoquerait pas le séisme tant redouté », répond un ancien banquier sous couvert d’anonymat.
Le directeur de la stratégie de la Bank Audi, Freddie Baz, est plus nuancé. « Il est difficile de déterminer clairement la corrélation entre le secret bancaire et l’attrait des capitaux. Entre 1964 et 2015, les mouvements de capitaux à l’entrée ont représenté en moyenne 46,7 % du PIB. Cela est certainement dû en partie au secret bancaire, mais pas seulement. Le Liban a d’autres atouts : un régime des changes flottant, une liberté d’entreprendre et de faire, une fiscalité clémente et un secteur bancaire solide qui offre des services de qualité. La résilience dont ont fait preuve les banques libanaises après la crise mondiale de 2008, par exemple, a eu un effet très positif. Entre 2008 et 2015, même si le secret bancaire n’était plus aussi absolu qu’avant la loi sur le blanchiment, le Liban a attiré 16,5 % des capitaux entrants dans la région Mena (Moyen-Orient et Afrique du Nord), alors que sa part du PIB consolidé n’est que de 1,5 % et que le maximum historique est de 18,5 % », ajoute-t-il.
Les experts du FMI partagent cette opinion. Pour expliquer la croissance du secteur bancaire, ils mentionnent le secret bancaire – qui était à l’époque « l’un des plus rigides au monde » et qui le sera sans doute moins après la mise en œuvre de l’échange automatique d’informations – mais aussi la « loyauté de la diaspora », la libre convertibilité de la livre en devises, la libre circulation des capitaux et, surtout, la rémunération très intéressante offerte aux déposants. « Les taux d’intérêt sont significativement plus élevés qu’aux États-Unis, avec un effet incitatif au niveau de l’arbitrage », lit-on dans un rapport publié en 2014. Cet effet incitatif est renforcé par une taxe sur les taux d’intérêt bancaires de seulement 5 %, comparé à un impôt sur les revenus pour les personnes plafonné à 20 %, ajoute le FMI.
La politique des taux d’intérêt élevés est pratiquée depuis le milieu des années 1990 dans l’objectif justement d’attirer des capitaux afin de financer la dette de plus en plus vertigineuse de l’État libanais. Les dépôts bancaires sont placés en bons du Trésor émis par le gouvernement libanais qui, dans les années 1990, ont été jusqu’à offrir un rendement de 30 à 40 %. Cela « a engendré des bénéfices énormes pour les banques et créé en même temps une forte dépendance du secteur vis-à-vis de l’État », rappelle Paul Morcos dans son livre. Même si les taux ont depuis été réorientés à la baisse, ils sont restés relativement élevés par rapport aux taux de référence internationaux. L’ancien président de l’Association des banques, François Bassil, le disait clairement dans les colonnes de L’Orient-Le Jour en 2004 : « On surpaie les dépôts venus de l’étranger, alors qu’on n’a pas besoin de cet argent si ce n’est pour financer l’État. Ces dépôts ne servent pas l’économie nationale tant qu’ils ne sont pas fructifiés dans des investissements productifs. » Une décennie plus tard, le tableau n’a pas vraiment changé. La croissance économique oscille entre 1 et 2 %, alors que le secteur bancaire représente plus de 385 % du PIB. Les banques attirent les capitaux « en payant en moyenne 6 % sur les dépôts en livres et 3 % sur les dépôts en dollars » dans l’objectif de financer la dette publique, comme le souligne l’agence de notation Standard and Poor’s (S&P) dans sa dernière note sur le Liban. Selon le FMI, plus de 21 % des actifs bancaires étaient placés fin 2014 dans la dette publique directe, et 36 % l’étaient à la Banque du Liban, qui finance, à son tour, le gouvernement. Plus de 57 % des actifs bancaires sont ainsi alloués, d’une manière ou d’une autre, à l’État. Or ce dernier ne stimule pas l’économie réelle, que ce soit à travers l’investissement public ou la mise en œuvre de réformes structurelles. Dans son livre, Paul Morcos concluait déjà en 2008 que « le secret bancaire a réalisé son objectif direct, à savoir l’augmentation des dépôts, mais il n’a pas complètement réalisé son objectif indirect, la prospérité économique ».
Les avantages économiques du secret bancaire semblent s’être amenuisés avec le temps. Ses inconvénients en revanche sont aussi valables aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a 60 ans, si ce n’est davantage.

Couvrir la corruption

Le législateur était conscient à l’époque que le secret bancaire pourrait servir à masquer la corruption des fonctionnaires et des représentants de l’État. D’où l’article 7 de la loi qui interdit aux banques « d’opposer une fin de non-recevoir aux demandes qui leur sont adressées par les autorités judiciaires dans les actions d’enrichissement illicite ». Ce type de procédure, encadrée par une loi datant de 1954 et amendée en 1999, n’a jamais été engagé en plus de soixante ans. Et pour cause : « La loi est un nuage. Elle comprend de nombreuses failles qui rendent son application impossible », explique le député Ghassan Moukheiber. Certains de ses prédécesseurs le savaient déjà. Le jour du vote de la loi sur le secret bancaire, le 26 juillet 1956, le député Joseph Chader avait souligné que le texte sur l’enrichissement illicite était « dépassé », et proposé que « les fonctionnaires et tous ceux qui fournissent un service public au Liban » ne soient pas couverts par le secret bancaire.
Sa proposition n’ayant recueilli aucun soutien, l’idée a été abandonnée. Il aura fallu attendre 2008 pour que la Commission d’enquête spéciale (CES), qui a été créée dans le cadre de la loi sur la lutte contre le blanchiment et qui relève de la Banque du Liban, ait la possibilité de fournir des informations bancaires à la justice dans les affaires liées à la corruption. Mais dans le cadre d’une procédure très spécifique. Sur les 369 cas traités par la CES en 2015, seuls deux relèvent de ce crime. « La commission n’est pas une agence de lutte contre la corruption, se défend son secrétaire général, Abdul Hafiz Mansour. Elle mène des enquêtes financières sur les crimes de blanchiment provenant de plusieurs infractions parmi lesquelles la corruption. Lorsqu’une telle instance sera créée, notre rôle sera de l’aider. »
« Il n’y a aucune volonté au Liban de lutter contre ce phénomène, reconnaît Ghassan Moukheiber. Mais l’absence de transparence n’aide pas. Le secret bancaire rend les enquêtes sur les crimes financiers beaucoup plus difficiles. Avec la CES, cet obstacle n’est plus insurmontable, mais il demeure », ajoute-t-il.
De son côté, Charbel Nahas souligne que, depuis la loi sur le blanchiment, « le secret bancaire ne permet plus de masquer des flux d’argent. On utilise pour cela des structures comme les sociétés écrans, les trusts dans les paradis fiscaux…, etc. En revanche, le secret bancaire libanais est très utile pour cacher un stock, un butin accumulé dans le passé ». À l’abri du secret bancaire, ces fortunes échappent au regard de l’opinion publique… et à celui du fisc, au moment de leur transmission aux héritiers.

Pertes fiscales

L’évasion fiscale est l’un des principaux inconvénients (ou avantages selon les points de vue) du secret bancaire. En 1956, le ministre des Finances de l’époque, Georges Karam, avait fait part au Parlement de la demande du gouvernement d’exempter « tous les Libanais résidents au Liban des dispositions de la loi sur le secret bancaire, car elles permettent d’échapper aux impôts sur les successions et sur les testaments ». Rappelant à son tour que ce régime avait pour objectif « de renforcer la réputation économique du pays » et non de « favoriser l’évasion fiscale », le député Naïm Moughabghab avait, quant à lui, proposé qu’il ne puisse être appliqué « pour ce qui a trait au paiement des taxes et des impôts ». Mais aucune de ces propositions n’a été prise en compte.
Alors que depuis 2008 les pays développés s’acharnent à traquer les contribuables récalcitrants pour renflouer les caisses publiques, le Liban n’a pas jugé bon de s’attaquer à ce problème. Malgré des déficits publics toujours plus importants, l’État continue de fermer les yeux sur le fait que les dépôts bancaires échappent totalement aux droits de succession, et que le secret bancaire permet en général de dissimuler des revenus imposables. Il se contente d’en appeler à un civisme fiscal mis à rude épreuve par les défaillances flagrantes des institutions étatiques (services publics inexistants, pas de budget depuis 11 ans, etc.). Loin d’assouplir son régime vis-à-vis du fisc local, comme il va le faire pour les fiscs étrangers, le Liban n’a même pas adopté des mesures intermédiaires comme celles prises par la Suisse par exemple. Cette dernière a instauré un impôt de 35 % sur les intérêts des dépôts, déductibles pour les résidents qui renoncent au secret bancaire. Une proposition similaire avait été faite en 1999 par le ministre des Finances Georges Corm, mais n’a jamais abouti.
Dans un entretien paru en mai dans L’Orient-Le Jour, le directeur général du ministère des Finances, Alain Bifani, reconnaît que, « par définition », un régime de secret bancaire ne sert pas les intérêts du fisc. « Mais c’est un choix qui n’est pas de son ressort : c’est au pouvoir politique de trancher en fonction des gains et des pertes potentielles de l’abandon de ce système », ajoute-t-il. Cet exercice a été fait au moment du vote de la loi, il y a soixante ans. Depuis, le pouvoir défend de facto un secret bancaire rigoureux sans que personne ne le pousse à justifier publiquement son choix.

* “Le secret bancaire face à ses défis”, éditions juridiques Sader – 2008.

Une loi souverainiste ?

Dans son rapport sur les paradis fiscaux publié en 2015, l’association Tax Justice Network affirme, en se basant sur des entretiens avec des financiers, que la loi libanaise sur le secret bancaire a été votée en 1956 sous la forte influence de Youssef Beidas, le banquier libano-palestinien qui avait créé cinq ans plus tôt la banque Intra.
Pourtant, selon l’avocat Paul Morcos, l’auteur de la proposition de loi, le député du Bloc national, Raymond Eddé, n’était pas motivé par son aspect financier. « Il est fort logique qu’un militant de droite pense davantage à sauvegarder les intérêts politiques du Liban qu’à ses intérêts économiques », écrit-il dans son livre. L’ouvrage cite Naïm Moughabghab, qui a mené une série d’entretiens avec Raymond Eddé à Paris en 1980, et selon lequel « le promoteur de la loi a voulu faire du Liban un refuge de capitaux afin de sauvegarder son indépendance et sa souveraineté. Il pensait que les grands qui font la guerre protégeraient le pays qui veillerait à leurs capitaux ». Paul Morcos affirme également que le député a cherché à diriger les capitaux arabes vers le secteur bancaire plutôt que l’immobilier et le foncier. Ces motifs n’ont pas été publiquement affichés par Raymond Eddé, qui a préféré insister sur les motivations économiques pour favoriser l’adoption de la loi, ajoute-t-il.