Chargée du développement de la région du Moyen-Orient pour le compte du cabinet
Gurr Johns, spécialiste britannique de l’expertise d’objets d’art, Diane Abela était l’invitée de l’ESA fin février. Pour cette spécialiste, Beyrouth ne peut rivaliser avec les investissements dans le Golfe, mais la capitale conserve de beaux atouts, en premier lieu un écosystème artistique diversifié et mature.
La région a-t-elle une place dans le marché de l’art global ? Le marché du Moyen-Orient est quasi insignifiant : le rapport Tefaf 2016, qui recense 63,8 milliards de dollars dépensés en tout en 2015 dans l’art (enchères comprises), comptabilise la région parmi les “5 %” non catégorisés, derrière les États-Unis (43 %), le Royaume-Uni (21 %), la Chine (19 %)… Toutefois, malgré les risques géopolitiques, le Moyen-Orient conserve un véritable intérêt pour les acheteurs. Plusieurs indices le prouvent : d’abord, des enchères régionales en hausse. En 2015, elles se sont stabilisées à près de 24 millions de dollars, +5 % par rapport à 2014. Ensuite, elles sont de plus en plus nombreuses : Sotheby’s et Christie’s, installées aux Émirats arabes unis depuis une dizaine d’années, ont fait des émules jusqu’en Europe. Depuis 2015, Bonhams organise à Londres une vente d’art annuelle relative au Moyen-Orient. Enfin, les grands musées, comme le Centre Pompidou en France ou de la Tate Modern à Londres, ont récemment créé des comités d’acquisition pour le Moyen-Orient. Pour moi, cela traduit un intérêt grandissant pour la région.
A-t-on des chiffres pour le Liban ?
On peut tout au plus donner des indications : les artistes libanais ont représenté 26 % du total des ventes aux enchères de la région en 2014 et 2015, ce qui les positionne dans le peloton de tête avec les artistes égyptiens (28 %) et iraniens (25 %). Les artistes libanais ne sont certes pas toujours achetés par des amateurs libanais. Mais leur prédominance montre l’existence d’un marché local vivace à Beyrouth et au sein de la diaspora.
L’art libanais peut-il s’exporter hors du Liban et de sa diaspora ?
Les modernes tendent à être achetés par des Libanais. Mais certains des grands artistes libanais sont aujourd’hui représentés par des galeries internationales : Etel Adnan, par exemple, figure parmi les poulains d’une des principales galeries londoniennes, The Withe Cube. Ce qui ouvre considérablement le champ des collectionneurs possibles. Avec Internet, les contemporains ont aussi plus de chance de toucher un public étranger : Ziad Antar ou Marwan Rechmaoui sont beaucoup achetés par des non-Libanais, pour lesquels leur nationalité n’a guère d’importance pour peu que l’œuvre ait une résonnance chez eux.
Avec la levée des sanctions américaines contre l’Iran, peut-on voir la cote des artistes iraniens exploser ?
Oui, je crois à l’hypothèse d’une croissance du marché de l’art iranien en 2017 avec la levée des sanctions américaines. Il ne faut pas oublier que de nombreux Iraniens sont déjà des collectionneurs et que cette “tradition” date d’avant la révolution. Regardez, par exemple, la collection de Ramin Salsali, qui possède son propre musée à Dubaï. On peut d’ailleurs dire que Dubaï a largement bénéficié de l’embargo iranien et de l’instabilité politique libanaise pour grandir. Si les sanctions sont levées, le potentiel de l’Iran est au moins trois fois plus important que celui de Dubaï.
Face aux “méga”-investissements menés par les pays du Golfe dans leurs infrastructures culturelles, quel rôle peut encore jouer Beyrouth ?
Le Liban ne pourra jamais rivaliser avec les investissements menés ces dernières années par les pays du Golfe. Quand le Louvre s’installe à Abou Dhabi, c’est un projet de près de 653 millions de dollars… Et encore n’est-ce que le budget initial… Comment voulez-vous que les musées libanais rivalisent ? Le Qatar, à lui seul, débourse plus d’un milliard de dollars annuels dans le développement de projets culturels ! Sans compter les achats réalisés à titre privé par des membres de la famille régnante comme la toile de Paul Gauguin acquise 300 millions de dollars, soit la transaction la plus importante pour une œuvre d’art en 2015.
Est-ce à dire que Beyrouth n’a aucune carte en main ?
Malgré tout, Beyrouth a des atouts. C’est une ville où la liberté d’expression, voire le bouillonnement intellectuel ont fait émerger une place culturelle à nulle autre pareille. De fait, on y trouve un écosystème artistique dense, dont la maturité et la diversité lui permettent de se singulariser malgré des investissements moins notables que ceux du Golfe. L’on pourrait d’ailleurs rêver pour la capitale libanaise d’un destin similaire à celui de la Suisse, qui représente 2 % du marché mondial : une place de marché secondaire, mais un véritable centre d’art qui conserverait des attraits pour l’ensemble de la région du Moyen-Orient du fait d’un indéniable savoir-faire.
Croyez-vous que Beyrouth puisse devenir le “port franc” de la région ?
Développer un port franc au Moyen-Orient, à l’image de celui de Genève, devrait, selon moi, être une piste de réflexion des autorités et des professionnels. À Genève, ces immenses hangars abritent pour plus de 100 milliards de dollars d’art ! Surtout, cet espace, dans lequel marchands et collectionneurs y entreposent leur collection sans payer de TVA, représente l’atout majeur du marché suisse, qui a pu se maintenir face aux grandes places européennes. Comme première étape, le Liban pourrait envisager de signer des accords de libre circulation des œuvres d’art avec d’autres pays de la région afin de favoriser le retour de certaines pièces d’importance sur son sol.
Les taxes collectées par les autorités libanaises vous semblent-t-elles hors de proportion ?
Au Liban, la fiscalité relative aux œuvres d’art reste embryonnaire et ne tient pas compte du caractère spécifique de la création culturelle. Le Liban applique ainsi une TVA de 10 % aux produits artistiques – comme à tous les autres produits de consommation. Il leur applique en plus différentes taxes qui fluctuent selon la nature de l’œuvre… Au final, l’acheteur paie entre 15 et 17 % de taxes sur la valeur du tableau acheté. Or, la plupart des pays ont mis en place des politiques plus incitatives : lorsque vous achetez à Londres, par exemple, vous ne payez que 5 % de frais d’importation. À noter que les Émirats s’alignent sur ce niveau fiscal. Du coup, la place de Beyrouth perd en attractivité. À défaut, beaucoup de Libanais, notablement de la diaspora, conservent dans les capitales occidentales les œuvres achetées à l’extérieur du pays, privant les Libanais de véritables trésors. J’entends encore trop souvent des Libanais se demander pourquoi aller enchérir à Dubaï quand ils devront payer 15 % de taxes pour faire ensuite rentrer l’œuvre au Liban…
Dans des villes comme Londres s’est développé un artisanat d’art. Beyrouth serait-elle susceptible d’abriter pareille industrie ?
On l’ignore souvent, mais beaucoup des toiles achetées dans la région sont ensuite envoyées à Londres. Parce que c’est là qu’on rencontre les meilleurs artisans d’art, des restaurateurs, des encadreurs… Or, Beyrouth possède encore de très bons artisans dans ce registre qui pourraient détourner une partie de la demande à leur profit. Pour cela toutefois, il faut qu’ils s’alignent sur les chartes développées par des cabinets comme le nôtre ou celui des maisons d’enchères comme Christie’s.
Beaucoup d’acheteurs hésitent à acheter à Beyrouth de peur de tomber sur des faux. Pensez-vous qu’il faut modifier la loi en matière de certification des œuvres d’art ?
La question de l’authenticité se pose dans la région. Toutefois, des catalogues raisonnés sont en cours de réalisation : Christine Abboud est ainsi en train de finaliser celui de son père, le peintre Chafic Abboud. Les héritiers de Paul Guiragossian font de même. Cela devrait rassurer les acheteurs éventuels.
| Diane Abela Spécialiste de la gestion des risques, Diane Abela a été recrutée par le cabinet d’expertise britannique Gurr Johns il y a cinq ans afin de développer la région du Moyen-Orient. Auparavant, elle travaillait entre Londres et Beyrouth au sein de la holding de son mari, Albert Abela Group. Elle y était chargée des restructurations des entreprises du groupe. Diplômée de la Cass Business School de Londres, Diane Abela a plus tard suivi le cursus de Christie’s pour se spécialiser dans le management de l’art. Collectionneuse, elle est membre de l’Association pour la promotion et l’exposition des arts au Liban (Appeal) et mécène auprès de la Contemporary art society, une association caritative qui sontient les musées en Angleterre. L’ESA lance un diplôme de management de l’art L’École supérieure des affaires (ESA) lance un nouveau cursus dédié au métier du management dans le milieu de l’art. Ce certificat, qui se veut l’équivalent de celui proposé par Christie’s, devrait débuter en mai 2017. Il s’adresse à tous ceux qu’une carrière dans le business de l’art peut intéresser, mais aussi aux artistes qui pourraient souhaiter se familiariser avec le cadre légal de leur métier. D’une durée de six mois, il doit couvrir en plus les mécanismes financiers qui président à la construction de la cote d’un artiste ainsi que ceux en vue de la constitution d’une collection. Coût : 6 500 dollars. |


