Des associations, voire de simples citoyens testent depuis peu la capacité des pouvoirs publics à respecter le nouveau “droit d’accès à l’information”, instauré par la loi n° 28 de 2017, publiée le 16 février dernier au Journal officiel. Cette nouvelle loi, dont on attend encore les décrets d’application, s’articule autour de deux grands principes moteurs : favoriser d’abord l’accès aux archives nationales des administrations (ou des officines publiques) afin d’accroître la transparence de l’action de l’État et faciliter la participation des Libanais au processus de décisions publiques. En ce sens, ministères, collectivités territoriales ou organismes officiels… sont, en principe, désormais, tenus de délivrer documents, synthèses et autres informations dès lors qu’un citoyen leur en fait la demande par écrit. Exceptions faites de ce qui concerne la défense nationale, la sécurité intérieure et extérieure de l’État, ainsi que la vie privée des individus et des mineurs. « Cela fait notamment partie des exigences de la société civile pour éviter la corruption », relate l’analyste data Jade Le Van dans une tribune du quotidien français Le Monde (mars 2017), consacrée à l’émergence de cette nouvelle forme de “démocratie participative”. Mais la nouvelle loi libanaise va plus loin : elle organise une possible exploitation des données publiques. Ce que les Anglo-Saxons nomment l’“open data” ou l’“open gov”, un phénomène qui a le vent en poupe (voir encadré), depuis une quinzaine d’années, dans le monde et dans lequel près d’une centaine de pays s’inscrivent désormais. Ce nouveau secteur fourmille de projets : sur le site français data.gouv.fr, par exemple, on peut savoir comment, à qui et pour quels montants sont attribués les contrats publics. Sur le portail de la municipalité de Sayada, en Tunisie, accessible depuis le réseau sans fil communautaire gratuit de la ville, les habitants peuvent de même consulter les détails du budget, les PV des réunions du conseil municipal, voire donner leur avis sur les projets locaux… L’open data n’a pas que des avantages en terme de transparence publique. Il offre en outre des avantages économiques, en proposant notamment des services plus adaptés et en temps réel. Les “données ouvertes” peuvent ainsi faire évoluer l’organisation des services hospitaliers grâce à la publication de données sur le parcours d’accueil et de soin des patients. D’autres sur les catastrophes naturelles et humaines, ou la pollution de l’air peuvent également améliorer la protection des hommes et de l’environnement.

La consécration d’un droit,
oui mais…

Au moment de la publication de la loi libanaise en février, juristes, chercheurs, élus ou simples militants se sont tous félicités de ce véritable pas en avant pour la fragile démocratie libanaise. « Chaque citoyen doit jouir de la possibilité d’obtenir des informations qui concernent sa vie en société et au niveau national, afin de contrôler les institutions et d’en contester les décisions et les actes », soulignait l’ancien député Jawad Boulos, qui a participé à l’élaboration des premiers brouillons législatifs en 2008-2009. Interrogé par L’Orient-Le Jour, ce dernier ajoute qu’« il est essentiel pour chaque Libanais d’élucider les conditions dans lesquelles les décisions publiques sont prises ». Sur le papier, les intentions sont très nobles, sauf que leur concrétisation est compliquée. À ce titre, le Liban se classait tout de même parmi les quarante pays les plus corrompus de l’index de l’ONG Transparency International en 2016, en 136e position sur 176 pays. Si on en croit la branche libanaise de cette même ONG, la corruption, sous toutes ses formes, représenterait entre 1,25 et 1,5 milliard de dollars chaque année, soit l’équivalent de 4 à 5 % du PIB annuel du pays.
Dès lors, difficile de s’étonner des réticences des administrations libanaises à ouvrir leurs archives au public. Peu d’entre elles ont à ce jour nommé un “monsieur propre”, comme la loi l’exige, au sein de leur organisation, afin de centraliser les demandes (et d’y répondre). Elles ne semblent pas non plus prendre en compte l’obligation de publier des bilans annuels de leurs actions en matière de transparence publique. C’est du moins ce que dénonce le Legal Agenda dans un article récent sur son site.
Ces résistances peuvent sans doute se lire comme l’incarnation d’une “culture du secret”, qui laisse libre jeu à l’entre soi et favorise la corruption. Mais il faut aussi y voir une incapacité fondamentale, que soulignait déjà le député Jawad Boulos dans l’article de L’Orient-Le Jour, cité plus haut : les administrations libanaises n’ont pas forcément les moyens de répondre aux exigences de la loi ! Archivage obsolète et incomplet, données jamais répertoriées, listing éparpillé ou disparu (lors de la guerre de 1975 notamment), informatisation au point mort, sans oublier le manque de ressources formées à la conservation des documents… « Avez-vous jamais passé une journée dans une administration ? Dans ce cas, vous savez que l’application de la loi n’est pas réaliste », assène un juge, qui voit dans cette loi « l’usuelle poudre de perlimpinpin d’un État incapable de correctement légiférer et faire appliquer ».
L’exemple des demandes d’accès, effectuées par le mouvement politique “Mouwatinoun wa mouwatinat fi dawla”, est en cela un bon marqueur tant elle montre un résultat mitigé. Une première requête, menée auprès du Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), a reçu une suite positive : le mouvement fondé par l’ancien ministre Charbel Nahas a ainsi récupéré, comme il le demandait, les contrats des différentes compagnies engagées dans la gestion des déchets du pays. Une deuxième requête, adressée, cette fois, au Parlement, a elle aussi obtenu une réponse positive. Mais une troisième requête, envoyée le 13 mars dernier au ministère des Affaires sociales, pour obtenir des informations sur les montants des subventions allouées par l’État aux différentes associations bénéficiaires (avec la liste de ces associations et le nom des membres de leurs conseils respectifs), est restée lettre morte. Enfin, la dernière, adressée au ministre de l’Intérieur, n’a même pas pu être enregistrée : les employés du ministère refusant d’en accuser réception, faute, assuraient-ils, de maîtriser ce nouveau mécanisme légal ! De la même façon, le Legal Agenda a demandé sans l’obtenir l’accès à des notes du Conseil supérieur de la magistrature, lequel s’est refusé à les lui dévoiler, au motif du « secret des délibérations », ce que conteste l’association de Nizar Saghié. Ces résultats mitigés s’ajoutent à la question financière, pas complètement tranchée dans la loi. « La collecte des données par les administrations a un coût, qui est assumé par l’État normalement. Avec l’ouverture des données publiques, une personne lambda peut potentiellement les réutiliser dans un but lucratif, en créant une application ou un média original », s’insurge Jean Tannous, porte-parole du Conseil supérieur de la magistrature, dont l’un des projets était justement de monétiser la publication des décisions de justice pour générer un revenu supplémentaire à destination des services judiciaires du pays. « Cette loi ne nous le permet plus ! » C’est en effet l’un des paradoxes de l’open data : le bénéficiaire n’est pas le payeur, les coûts de mise à disposition restant à la charge des administrations qui, malgré cela, n’ont aucun avantage financier à en tirer à ce jour.
Des lacunes qui expliquent sans doute les réserves de certains experts. « La loi présente des failles qu’il faudra amender si on veut la voir fonctionner correctement », soupire encore Jean Tannous. Parmi ses failles, l’avocate Ghida Frangié, du Legal Agenda, relève ainsi l’existence de larges exceptions qui limitent lourdement l’accès aux documents administratifs, selon elle.
Si la nécessité de préserver la vie privée des personnes, ou le secret défense se comprend, affirme-t-elle, les raisons pour lesquelles certaines informations financières et budgétaires se retrouvent hors de portée du champ d’application de la loi apparaissent plus obscures. « C’est comme si le législateur avait fait en sorte de refuser l’accès absolu à certaines informations sans aucune justification », assure Ghida Frangié dans son article. « On risque de ce fait d’avoir des difficultés à accéder aux comptes publics, aux détails du budget ou de la dette publique… C’est d’autant plus étrange que des pays arabes, comme la Tunisie, ont au contraire l’obligation de publier ces informations, sans y voir une atteinte aux prérogatives de l’État », précise-t-elle.
De même, l’absence d’une Commission nationale de lutte contre la corruption, à laquelle la loi de février se réfère (articles 22 et 23), pose un sérieux problème quant à son application concrète. Censée centraliser les signalements et les actions judiciaires menées, cette autorité, qui fait l’objet d’une loi indépendante, vient toute juste d’être validée en commission parlementaire. Quant à son vote… il pourrait aussi bien attendre une dizaine d’années ou ne jamais figurer à l’ordre du jour du Parlement. « Son absence ne remet pas en cause l’application de la loi », a cependant assuré le député Ghassan Moukheiber, l’un des parlementaires à avoir porté la loi sur l’accès à l’information sur les fonds baptismaux, lors d’un colloque parlementaire organisé fin février. « En son absence, les plaignants devraient pouvoir recourir au Conseil d’État. » Une “porte de sortie” dont ne semblaient pas convaincus les juges présents. « L’absence de sanctions en cas de violation de la loi ou de refus de l’appliquer reste un autre vrai problème », assénait l’un d’entre eux lors du même colloque.

Un principe en pleine ascension dans le monde

Sans surprise, la législation la plus ancienne en matière d’accès aux documents publics est celle de la Suède, qui reconnaît ce droit depuis 1776 ! « Les premières lois ont ouvert l’accès aux archives publiques pour répondre aux préoccupations de la recherche historique. Après la loi française de 1794, qui a fait de l’accès aux archives, non plus un privilège accordé par le souverain à quelques élus, mais un droit civique ouvert à tous, ce droit a été progressivement mis en œuvre dans toutes les législations nationales européennes », rappelle ainsi un rapport de l’Unesco daté de 2009. La plupart des pays européens ont démarré leur “conversion” à l’open data entre 1970 et 2010, au moment où les nouvelles technologies chamboulaient la définition du “secret d’État” et faisaient émerger au sein des populations une exigence pour davantage de transparence publique. Aujourd’hui, les gouvernements pionniers en la matière, comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou la France, reconnaissent même un droit à la réutilisation de ces informations : leurs administrations doivent en plus favoriser la diffusion de ces données le plus largement possible afin d’en permettre l’exploitation. Dans un article du quotidien français Le Monde, le Français Henri Verdier, à la tête de la mission Etalab, qui chapeaute l’ouverture des données publiques pour la France, estime que « la donnée ouverte est un bien commun, une infrastructure à partir de laquelle on peut innover, créer des services et développer l’économie », sans pour autant parvenir à chiffrer plus précisément le potentiel financier de l’open data.

Décryptage de la loi

M.R. avec Mireille Najm Checrallah, avocate à la Cour

Publiée en février dernier, la loi sur l’accès à l’information permet à toute personne (physique ou morale), qu’elle soit ou non libanaise, d’obtenir des informations et des documents détenus par les différentes administrations publiques.

Les exceptions : la protection du secret défense ou la préservation de la vie privée des individus et des mineurs.

Sont concernés : les ministères, les établissements publics, les organismes juridictionnels (tribunaux civils, administratifs et religieux, ces derniers pour ce qui concerne exclusivement leur mode de fonctionnement, mais pas leurs décisions), les municipalités, les sociétés mixtes, les associations d’utilité publique…

Ne sont pas concernés : les décisions de justice relatives aux mineurs et au statut personnel ; les procès-verbaux d’audience de la Chambre des députés, s’ils revêtent un caractère secret, les délibérations du Conseil des ministres et ses décisions à caractère secret, les documents préparatoires et les actes administratifs non finalisés. Last but not least, les avis consultatifs du Conseil d’État ne sont pas non plus en libre accès.

Les nouvelles contraintes :
- L’exposé des motifs des lois et décrets doit dorénavant être publié au Journal
officiel (article 6).
- Les administrations doivent publier l’ensemble de leurs décisions, notes internes, circulaires, qui comportent une explication des lois et règlements, et celles qui sont à caractère réglementaire, au Journal officiel et sur leur site Internet dans un délai de 15 jours suivant leur émission.
- Celles-ci doivent également diffuser de manière détaillée, sur leur site Internet, toutes les opérations comportant le paiement de deniers publics d’une valeur supérieure à 5 millions de livres libanaises (un peu plus de 3 330 dollars), tels les adjudications, les contrats consensuels, le paiement en exécution d’une décision judiciaire (dans le mois qui suit le paiement).
- Elles sont en plus tenues de publier un bilan annuel sur leur site Internet (chaque année, en mars), lequel inclut notamment des informations détaillées sur les mécanismes de travail de chaque administration, y compris les tribunaux étatiques et ceux relevant du statut personnel, et les politiques d’action de l’administration concernée ainsi que les suggestions pour améliorer leurs activités. Ce rapport d’activité met également l’accent sur les éventuelles difficultés rencontrées.

Comment présenter une demande :
- Si une personne entend présenter une demande spécifique de renseignement, la loi prévoit que les demandes soient soumises par écrit à l’administration concernée.
- La loi exige que tous les actes administratifs non réglementaires soient motivés par écrit, sous peine d’annulation. Ainsi, une municipalité qui refuse l’obtention d’un permis de construire devra justifier sa décision au regard de la loi.
- Les administrations bénéficient de 15 jours à un mois pour répondre à une demande d’accès.
- L’absence de réponse est considérée comme un refus implicite.
- En cas de refus (article 19), celui qui se voit dénier l’accès aux documents demandés a deux mois pour présenter un recours.
- L’autorité à saisir reste encore à créer. Il s’agit d’une commission contre la corruption. Cette autorité est censée recevoir les plaintes, mener une enquête administrative et rendre une décision contraignante.

Quid de la commission contre la corruption ?
- Cette commission fait l’objet d’une loi indépendante, qui vient seulement d’être validée en commission parlementaire.
- Dans l’attente, certains estiment que le Conseil d’État peut prendre le relais. Mais cette hypothèse reste encore à valider.
- Le Conseil d’État est cependant l’autorité de recours, lorsque le citoyen conteste la décision de cette commission : il dispose alors d’un délai de soixante jours pour le saisir.
- Le refus de l’administration doit être motivé et écrit.