Le débat sur la libéralisation des loyers anciens tend à opposer locataires et propriétaires, est-il possible d’évaluer son impact social de façon plus globale ?
Il n’y a pas de chiffres officiels sur le nombre de personnes concernées, alors que la grande majorité des baux sont enregistrés dans les municipalités. Il n’y a pas davantage de statistiques concernant le profil des locataires et des propriétaires, alors que les spéculations les concernant polarisent les débats. Mais une chose est sûre, la sortie du système d’encadrement des loyers va accroître la vulnérabilité d’un nombre important de locataires et de propriétaires qui avaient jusque-là la possibilité d’habiter Beyrouth. Beaucoup n’auront pas les moyens de rester dans leur quartier à défaut d’alternatives abordables. Ils vont généralement s’éloigner vers des banlieues, où ils perdront leur réseau de relations sociales, leur accès à la ville, voire à l’emploi, ce qui est évidemment aggravé par l’absence de transports publics. Les personnes âgées dont la mobilité est réduite vont se retrouver isolées. Malgré les injustices graves qu’elle a produites, la loi sur les anciens loyers permettait de préserver, dans une ville en gentrification, une certaine mixité sociale, mais également confessionnelle. La plupart des anciens locataires, mais aussi des petits propriétaires, vont s’installer dans des banlieues plus homogènes.

Que faudrait-il faire pour atténuer cet impact social ?
Le Brésil a changé sa Constitution pour affirmer que la valeur sociale d’un terrain supplante toutes ses autres valeurs. Au Liban, au contraire, l’immobilier n’a qu’une valeur économique, pas de valeur sociale. Il n’y a pas de politique de logement, uniquement une politique d’encouragement des investissements dans l’immobilier, considérée comme un pilier de l’économie. C’est cette conception qui a présidé à l’adoption de la loi de libéralisation des nouveaux loyers en 1992, pour encourager la construction. La décision de figer les anciens loyers a alors été prise en guise de politique “sociale”. Une mesure insuffisante et peu ciblée, car, d’un côté, elle englobait sans distinction des personnes vulnérables ou non et ignorait, de l’autre, les nouveaux locataires dont l’accès au logement sur le marché libre était loin d’être assuré. Les prêts immobiliers subventionnés ont certes facilité l’accession à la propriété des ménages à revenu moyen, mais ils n’ont pas réglé le problème des classes sociales les plus fragiles. Sans compter que ces prêts permettent surtout aux promoteurs de rentabiliser leur construction. Ils ne constituent pas une politique sociale de logement au vrai sens du terme.
Le véritable problème que soulève cette loi tient au fait que le gouvernement se cache derrière des logiques juridiques au lieu de réfléchir à une vraie politique publique centrée sur la notion d’intérêt commun et se fixant comme priorité de préserver dans chaque ville un stock d’habitations abordables.
Une question relevant de la politique publique, comme l’accès à un logement abordable, est réduite à un conflit entre deux parties distinctes : d’un côté le propriétaire et de l’autre le locataire, sans considération aucune pour le niveau de revenu de chacun ou sa situation sociale. Cette façon de présenter les choses – qui domine dans le discours public – laisse à croire que l’État est un arbitre externe entre deux parties en conflit. C’est absurde. Car c’est l’État qui a joué un rôle essentiel dans ce conflit, puisqu’il en a lui-même conçu les termes. C’est parce qu’il a maintenu pendant si longtemps le contrôle des loyers que nous sommes aujourd’hui dans l’impasse dont il est si difficile de sortir. Ce “narratif” omet aussi de souligner la responsabilité de l’État dont les politiques publiques ont délibérément encouragé l’augmentation des prix du foncier alors qu’en parallèle il n’a conçu aucune véritable politique du logement, sans parler de politique sociale en général. 
C’est pourquoi, le registre légal – avec tout ce qu’il compte de contradictions et de régimes d’exceptions – ne suffit pas si l’on veut engager des politiques cohérentes de logement, de réduction des inégalités et d’urbanisme.

La loi offre-t-elle malgré tout un minimum de protection aux plus vulnérables ?
La vulnérabilité des anciens locataires est aussi une fragilité légale, car leur sort se règle dans les tribunaux ou alors de manière informelle. Face aux promoteurs, petits propriétaires comme locataires n’ont pas les moyens de négocier. Beaucoup ne connaissent pas leurs droits et ont peur de recourir à la justice. Le promoteur a un ascendant très fort et peut empêcher les locataires ou les propriétaires de négocier collectivement. On a tendance à oublier que les petits propriétaires sont aussi en situation de faiblesse face aux grands promoteurs, parce que les lois qui régissent la propriété sont à l’avantage des parties qui disposent du plus de liquidités, ce critère l’emportant sur toute autre considération. Il suffit à ces dernières de racheter une petite part à un copropriétaire – notamment dans des situations d’indivision avec des copropriétaires vivant à l’étranger – pour ensuite enclencher une procédure judiciaire de sortie de l’indivision leur permettant de racheter l’ensemble du bien, les autres copropriétaires n’ayant pas les moyens financiers de lui faire face.  

Quelles solutions pourraient être envisagées pour maintenir dans la ville les personnes fragilisées ?
De nombreuses solutions seraient possibles pour permettre aux personnes affectées par cette loi, et d’une manière générale toutes celles qui n’ont pas les moyens de se loger sur le marché beyrouthin, de se maintenir dans la ville. Dès lors que l’on reconnaît le logement comme un droit – et c’est là le point crucial – et que l’on confie aux autorités publiques la responsabilité de sécuriser un stock de logements abordables, en particulier dans les zones urbaines, on peut s’inspirer de nombreuses expériences internationales. Aux États-Unis, par exemple, des États et/ou des villes ont l’obligation de garantir qu’un pourcentage de leur stock de logement est accessible à des prix abordables. Certains outils d’urbanisme reposent sur des négociations entre la ville et les promoteurs, qui combinent le respect de la logique de marché et le principe du partage avec la ville des gains réalisés par le promoteur : puisque celui-ci tire profit de la construction, il est appelé à en restituer une partie à la ville, sous forme de logement abordable, d’espace vert, ou de paiement numéraire. Aux États-Unis, l’approche du “logement inclusif” prévoit par exemple la construction d’un étage “bonus” en échange de la création ou de la préservation d’habitat bon marché pour les ménages défavorisés dans le même quartier. Toujours aux États-Unis, les Community Development Corporations sont des organisations non lucratives qui fournissent des logements abordables à l’échelle des quartiers. Elles sont exemptes de taxes et reçoivent des subventions publiques et privées.
Il y a beaucoup d’autres exemples à travers le monde de la façon dont les municipalités captent une partie de la plus-value réalisée sur leur sol pour la redistribuer. Au Liban, on pourrait imaginer que la municipalité, plutôt que des promoteurs privés, rachète des immeubles où se trouvent plusieurs baux anciens, avec un double objectif : préserver des prix abordables et conserver le bâti ancien. Dans cette perspective, certains outils d’urbanisme tels que le transfert de droits de développement pourraient aussi assurer les mécanismes de financement de cette politique. Il est aussi possible, en théorie, de réduire les coefficients d’exploitation pour décourager la destruction des immeubles anciens, mais le risque de susciter un véritable tollé étant très grand, je pense plus efficace, de façon plus réaliste, d’allouer une partie des étages supplémentaires à des causes sociales !

À défaut de politique de logements, que peut faire la société civile ?
Il y a un réel effort parmi les chercheurs et la société civile pour montrer les effets néfastes de la politique actuelle, avec par exemple la création par Public Works d’une “eviction map”, calquée sur celles de villes comme Madrid ou San Francisco. De tels plans permettent de visualiser les quartiers concernés par de grands changements, afin que leurs riverains comprennent que leur éviction est liée à un processus urbain beaucoup plus vaste qu’une simple interaction entre eux et l’individu qui les pousse à quitter leur logement. Dans le cadre du programme Social Justice and the City, que je dirige à l’AUB, nous avons étudié 80 immeubles dans le quartier de Mar Mikhaël pour proposer à la municipalité une stratégie d’intervention qu’il serait possible de reproduire ailleurs dans la ville. De plus en plus de groupes, des ONG, commencent à parler au nom de l’intérêt général, ce qui est nouveau dans le discours public. Des jeunes se mobilisent dans une dynamique nouvelle, même si la confiance dans le gouvernement est tellement dégradée qu’il est difficile de faire émerger la formulation de demandes concrètes. Dans le cadre de Beirut Madinati, nous travaillons beaucoup à l’échelle des quartiers pour faire émerger des demandes de la part des habitants et les questions de logement devraient figurer clairement parmi ces demandes.
Cependant cela ne suffit pas. Ces initiatives ne remplacent pas une vraie politique du logement et de la ville en général, qui sort de la logique clientéliste ayant surtout bénéficié aux promoteurs, comme l’a notamment montré la loi sur la construction de 2004. Cette loi a introduit un nouveau mode de calcul des surfaces constructibles au prétexte qu’une augmentation de l’offre réduirait les prix, mais la réalité est que cette loi a été écrite par des promoteurs pour les promoteurs. Elle participe d’une logique qui ne reconnaît pas la valeur sociale du foncier. Or le point de départ est là : il faut reconnaître le logement comme un droit et concevoir les politiques publiques destinées à l’appliquer.