Et si la fameuse résilience du Liban n’était qu’un mirage ? Qu’au lieu de renforcer la stabilité financière et les banques, la politique de la Banque centrale, couplée à des déficits publics croissants, les a fragilisés ? Ce point de vue, défendu par l’économiste Toufic Gaspard, a suscité une levée de boucliers, notamment de la part de la BDL. 

Hassan Assal

La publication par le centre Konrad Adenauer Stiftung et la Maison du Futur d’une étude réalisée par l’économiste Toufic Gaspard, intitulée “La crise financière au Liban”, a fait l’effet d’une bombe. Dans un pays où la stabilité financière ne tient qu’à la confiance, la remise en cause du système en place n’est pas encouragée. Surtout si elle conclut que « le Liban se dirige très probablement vers une crise financière sérieuse, qui prendrait la forme d’une dépréciation de la livre, et plus grave, d’une déstabilisation du secteur bancaire, à moins que des mesures appropriées et des actions spécifiques ne soient prises rapidement par les autorités ».

Deux raisons poussent l’auteur à envisager ce scénario catastrophe : la politique de la Banque du Liban (BDL) et l’évolution inquiétante des finances publiques.

Pour maintenir le taux de change de la livre vis-à-vis du dollar à un niveau inchangé depuis la fin des années 1990, la Banque centrale doit accumuler des réserves en devises afin d’intervenir sur le marché en cas de besoin. L’économiste ne remet pas en question cette politique, mais il conteste l’importance des moyens déployés pour y parvenir. Pour encourager les banques à déposer leurs dollars à la BDL, cette dernière leur verse des taux d’intérêt beaucoup « trop généreux » et accuse en échange des pertes importantes, affirme Toufic Gaspard. Selon lui, ses réserves nettes en devises sont négatives depuis 2003, date à laquelle l’institution « a cessé de publier ses résultats annuels ». Cette information, difficile à confirmer sans un accès aux comptes de la BDL, remettrait en cause la capacité du Liban à défendre la livre. En effet, pour écarter le risque d’une dévaluation, les autorités libanaises citent toujours le montant des avoirs en devises bruts, actuellement autour de 43 milliards de dollars. Or des réserves nettes négatives signifieraient que les engagements de la BDL en dollars sont supérieurs à ses actifs. La Banque centrale aurait donc toujours besoin de plus de devises, à des coûts croissants, pour soutenir la livre et couvrir les besoins de financement de l’État, mais aussi pour servir sa propre dette.

Selon Toufic Gaspard, ce phénomène est illustré par l’ingénierie financière menée en 2016, à travers laquelle les banques ont été encouragées à placer leurs dépôts en dollars à la Banque centrale, en échange de cinq milliards de dollars de revenus immédiats. Cette opération, poursuit-il, a fragilisé le secteur bancaire en le rendant encore plus dépendant du secteur public. L’économiste affirme que 60 % des actifs consolidés des banques sont désormais constitués de crédits au secteur public, contre 35 % dans les années 90. « Cette configuration d’actifs atténue, par ailleurs, la fonction principale des banques, à savoir l’intermédiation financière avec le secteur privé », ajoute-t-il. 

Avec des banques aussi exposées à l’État, l’évolution actuelle des finances publiques comporte des risques significatifs. Le déficit public, passé de 3 milliards de dollars en 2014 à 4 milliards en 2015 et 5 milliards en 2016, est prévu à 6 milliards de dollars dans le projet de budget 2017, qui n’a toujours pas été voté. Le plus grave, souligne l’auteur, est que l’État s’endette pour financer des dépenses courantes et non des dépenses d’investissements qui pourraient relancer l’économie. C’est le cas notamment dans le secteur de l’électricité, où des sommes astronomiques sont dépensées chaque année pour couvrir les achats de fuel de l’EDL, et pas pour construire de nouvelles centrales.

La fin de la guerre et la reconstruction en Syrie pourraient relancer l’économie libanaise, doper la confiance dans l’avenir et réduire les pressions sur la livre et sur les banques, ajoute Toufic Gaspard. Mais en l’absence d’une amélioration majeure, le dérapage du déficit public et les besoins croissants en devises de la BDL combinés à une hausse des taux d’intérêt mondiaux sont les ingrédients d’une recette explosive, estime-t-il. Pour éviter la déroute d’un pays qui vit au-dessus de ses moyens depuis trop longtemps, Toufic Gaspard presse donc le gouvernement de restaurer la confiance en annonçant immédiatement un plafond du déficit public pour les trois ans à venir et en contrôlant la politique de taux de la BDL. 

La conclusion et les recommandations de l’étude ont valu à son auteur des critiques acerbes, d’autant qu’elles ont été intégralement reprises dans le quotidien al-Akhbar. Certains commentateurs l’ont ainsi accusé d’avoir cherché à déstabiliser volontairement la livre et le secteur bancaire à des fins politiques.

La riposte de la BDL

La polémique a pris une ampleur telle que la Banque du Liban a dû sortir de sa réserve en réagissant publiquement. Dans un communiqué traduit en trois langues, elle a contredit deux principaux arguments de Toufic Gaspard. Au niveau des taux d’intérêt, elle s’est attelée à démontrer chiffres à l’appui que les taux pratiqués sont déterminés par les forces du marché et reflètent simplement le risque du pays. La BDL a également dénoncé « une estimation erronée » de ses avoirs en devises. Selon elle, l’étude n’a pris en compte que ses avoirs liquides à court terme. Or son bilan « comporte d’autres avoirs en devises à moyen et long terme (…) que l’auteur a délibérément ignorés dans le seul but de présenter une argumentation incorrecte et erronée. (…) Si nous insérons ces ajustements, les réserves nettes en devises de la BDL afficheront un solde positif important et assureront une couverture suffisante qui garantit la stabilité de la livre libanaise et la stabilité financière en général ».

En vertu de l’article 117 du Code de la monnaie et du crédit, poursuit le texte, la BDL « est tenue de soumettre annuellement au ministre des Finances son bilan, son compte de pertes et profits, et le rapport de ses opérations (…) ». La Banque centrale affirme avoir transféré au Trésor l’équivalent de 4,5 milliards de dollars entre 1993 et 2016, ce qui prouve qu’elle « a généré et continue de générer d’importants bénéfices », et que son ingénierie financière n’a pas « fragilisé sa situation financière ». Ni celle des banques, précise la BDL qui dénonce le mode de calcul de Toufic Gaspard. « L’auteur n’établit pas de distinction entre l’exposition des banques aux risques des instruments du Trésor et l’exposition aux risques de la BDL. La Banque centrale est l’émetrice de la monnaie nationale (…) elle suit une politique de placements rigoureuse lors du choix des investissements. » Si l’on exclut les certificats dépôts émis par la BDL, la dette publique ne représente que 39 % dans le portefeuille des banques, contre plus de 55 % en 2008, affirme le communiqué, « grâce, entre autres, aux programmes de relance instigués par la BDL, ayant permis l’expansion des prêts octroyés au secteur privé ».

La BDL écarte clairement le risque d’une dévaluation ou d’une crise financière, en soulignant l’amélioration d’une série d’indicateurs macroéconomiques. Et ce malgré la « situation extrêmement difficile » du pays, marquée par « la présence d’un million et demi de réfugiés syriens dont le coût est évalué à plus de 14,5 milliards de dollars depuis le début de la guerre », « des troubles régionaux », une « baisse des prix et des revenus pétroliers », et une « dépréciation des devises dans certains pays africains » abritant une diaspora libanaise. Parmi les signaux positifs cités, une prévision de croissance de 2,5 % en 2017 contre 2 % en 2016, la hausse de l’indice des prix à la consommation (3,12 % en juillet), l’accélération de la croissance de la masse monétaire M3 et des dépôts, et la hausse des avoirs en devises de la BDL de 7,9 % en avril, contre 3,4 % en avril 2016. Ces arguments sont repris en cœur par les banquiers.

Les banques se disent confiantes

Avec des réserves en devises de 42,2 milliards de dollars (hors réserves en or), soit 75 % de la masse monétaire en livres, « la BDL est capable de maintenir le taux de change stable, même si les trois quarts des déposants décident du jour au lendemain de convertir leurs avoirs en dollars. Or durant les pires épisodes, dont l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et la guerre de juillet, les conversions n’ont jamais dépassé 30 % de la masse monétaire en livres », affirme le directeur du département de recherche de la Bank Audi, Marwan Barakat.

Quant au risque de transfert des capitaux vers l’étranger, il est tempéré par le niveau de liquidités sur le marché. « 57% des dépôts en devises des banques, investis auprès de la BDL et des institutions financières à l’étranger, sont liquides. Donc même en cas de trouble majeur, les banques pourront largement satisfaire une éventuelle ruée sur les avoirs des clients en dollars », ajoute-t-il.

« Le seul risque sérieux qui pourrait être à l’origine d’un réel effondrement bancaire réside dans une fuite massive des dépôts sur une longue période », rebondit Nassib Ghobril, de la Byblos Bank. Depuis août 2004, rappelle-t-il, le pays a connu des assassinats, une guerre avec Israël, deux vides présidentiels, plusieurs chutes de cabinets et vides gouvernementaux, ainsi qu’une guerre en Syrie ayant largement ébranlé l’équilibre politique et économique déjà précaire. « En 2005, 2006 et 2011, le secteur a connu une sortie de dépôts. Mais celle-ci n’équivalait qu’à 5 %, 3 % et 1 % du total des dépôts », précise-t-il. « Il faut donc un choc aussi important pour avoir une fuite de dépôts, sachant que la situation politique actuelle est nettement meilleure comparée aux cinq années précédentes », ajoute-t-il. 

Un sujet d’inquiétude fait néanmoins l’unanimité parmi les professionnels du secteur et les économistes : la dégradation des finances publiques. Cet aspect, occulté dans le communiqué de la BDL, est exacerbé par l’absence de budget depuis 2005 et la décision de revaloriser les salaires de la fonction publique, dont le coût pour le Trésor est estimé entre 800 millions et 1,2 milliard de dollars par an. « Il n’existe pas de chiffres exacts sur le nombre de fonctionnaires dans l’État (…) Le coût engendré par la révision de la grille des salaires risque ainsi d’être supérieur à celui avancé par les autorités », souligne à cet égard Nassib Ghobril. 

La vulnérabilité engendrée par la croissance du déficit et de la dette publique a d’ailleurs été soulignée le mois dernier par le FMI et par les agences de notation. Moody’s a ainsi baissé la note souveraine du pays de B2 à B3, et par conséquent celles de trois banques libanaises (Bank Audi, Blom Bank et Byblos Bank), vu « l’interconnexion entre les bilans des banques et le risque souverain », selon le communiqué de l’agence. De leur côté, Fitch Ratings et Standard & Poor’s (S&P) ont maintenu la note attribuée à la dette locale à B- avec une perspective stable. Les deux agences ont toutefois exprimé leurs craintes quant à la hausse du ratio de la dette au PIB, lequel a atteint 148 % fin 2016, le troisième plus élevé après le Japon et la Grèce.