Un article du Dossier

Les banques libanaises sont-elles solides ?

Après sept ans de crises politiques internes et de conflits régionaux, notamment la guerre syrienne, « on ne peut plus parler d’économie résiliente au Liban », avoue Nassib Ghobril, chef du département de recherche à la Byblos Bank. « Quand un pays enregistre une croissance moyenne de 4,6 % entre 2001 et 2010, puis de 1,5 % entre 2011 et 2016, et que celle-ci chute de 8 % en 2010 à 0,9 % en 2011, il est simplement inexact et inapproprié d’utiliser ce qualificatif », ajoute-t-il, en estimant les pertes subies entre 2011 et 2016 à 21 milliards de dollars. Le terme semble, en revanche, toujours adapté au secteur bancaire. « Les banques bénéficient encore de la confiance des épargnants et des actionnaires. Elles continuent d’augmenter leurs dépôts, lesquels ont atteint 168 milliards de dollars fin juin, soit trois fois la taille de l’économie locale. »

Pour Marwan Barakat, chef du département de recherche à la Bank Audi, il existe des facteurs intrinsèques à la solidité bancaire, dont les transferts continus vers le Liban en provenance de l’étranger, en dépit de quelques fluctuations liées à des chocs d’assez grande ampleur. « Les dépôts ont augmenté de 15 % en moyenne par an au cours des 25 dernières années », souligne-t-il.

Fin juin 2017, les dépôts avaient progressé de 7 %, sur un an, soit moins que la moitié du taux annuel moyen au cours du dernier quart de siècle. « Certes, il y a eu ralentissement de la croissance des dépôts ces dernières années. Mais ce taux est plus que suffisant pour financer les besoins des secteurs privé et public », assure l’économiste.

Ce ralentissement, qui a atteint son paroxysme début 2016, est l’un des principaux facteurs à l’origine de l’opération financière engagée l’an dernier par la Banque du Liban (BDL). Cette ingénierie a permis aux banques de générer l’année dernière cinq milliards de dollars de revenus supplémentaires, utilisés pour renforcer leurs fonds propres et attirer des dépôts. « Le déficit de la balance des paiements s’élevait à 1,8 milliard fin juin 2016, la croissance des dépôts plafonnait à 2 %, tandis que les réserves en devises de la Banque centrale reculaient et le pays était sans président depuis deux ans. Il fallait donc agir, du moins à titre préventif », rappelle Marwan Barakat.

Recapitalisées, les banques profitent aujourd’hui d’un « contexte plus favorable, aussi bien au niveau politique que sur le plan économique », ajoute-t-il. L’économie réelle reprend des couleurs, l’indicateur synthétique de la BDL – un indice composite de la consommation et de l’investissement – ayant progressé de 4,8 % au premier semestre de 2017, contre une hausse de 2,5 % au cours de la même période des trois années précédentes (2014-2016). « Certes, il ne s’agit pas du même niveau d’évolution observé dans les années 2008 à 2010, lorsque l’indicateur connaissait une croissance à deux chiffres, mais il s’agit néanmoins d’une amélioration », insiste Marwan Barakat.

Le déficit de la balance des paiements s’est rétréci à la faveur d’une croissance de 10 % des capitaux étrangers au cours des six premiers mois de l’année en cours, et les dépôts ont augmenté, en valeur absolue, de 5,2 milliards de dollars, contre 3,1 milliards au premier semestre de 2016 – « une hausse de 20 % en moyenne par rapport aux six premiers mois des cinq années précédentes », indique-t-il. L’activité d’emprunt s’est améliorée aussi, quoique modérément. Les crédits au secteur privé au Liban ont augmenté de 1,7 milliard au premier semestre, contre 1,4 milliard l’an dernier, et 1,6 milliard en moyenne, entre 2011 et 2016. « La croissance des crédits est tributaire de la conjoncture économique et devrait donc se ressaisir au fur et à mesure que le pays renouera avec la normale », affirme l’économiste.

À elles seules, les 14 banques alpha – celles dont les dépôts excèdent 2 milliards de dollars – ont réalisé 1,2 milliard de dollars de profits fin juin, un chiffre en hausse de 10,1 % depuis le début de l’année. Une performance principalement liée à la hausse des profits réalisés au Liban (+15,1 %).

 Les promesses des PPP

Le vote, en août, de la loi sur les partenariats public-privé (PPP), réclamée depuis des années, alimente également les espoirs du secteur. « Les banques sont prêtes à financer de tels projets. Mais encore faut-il que les décrets d’application soient votés et que la loi soit claire en ce qui concerne le mécanisme de résolution des conflits et l’ingérence des ministres dans les secteurs », tempère toutefois Nassib Gobril. Pour le chef du département de recherche à la Byblos Bank, les projets publics-privés sont un « débouché concret et assez immédiat » contrairement « au financement du secteur gazier ou de la reconstruction en Syrie, qui restent, pour l’instant, des projets abstraits ».

Mais en attendant, les banques doivent relever un autre défi : la hausse prévue des impôts pour accompagner l’adoption de la nouvelle grille des salaires. Le Conseil constitutionnel a annulé la loi promulguée le 21 août, mais la plupart des mesures décidées par le gouvernement – parmi lesquelles une hausse de la TVA, de la taxe sur les intérêts et de l’impôt sur les bénéfices, pourraient être à nouveau votées  dans le cadre du Bugdet. La pression fiscale pourrait freiner les crédits, estiment les professionnels. Les banques pourraient en revanche échapper à l’annulation de la disposition fiscale qui leur permet de déduire de leur impôt sur les bénéfices le montant de la taxe payée sur les intérêts perçus sur les bons du Trésor. « Pour certaines banques de taille moyenne, qui dépendent plus que d’autres des obligations publiques, le taux d’imposition global sur leurs bénéfices aurait atteint entre 20 et 70 % », souligne Nassib Ghobril.

Or, beaucoup de banques sont déjà sous pression, en partie aussi à cause des « nombreux besoins de conformité et du coût que cela implique, qu’il s’agisse de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, les sanctions contre le Hezbollah, des normes de Bâle III et de comptabilité internationale, ou encore d’échange automatique d’informations fiscales (CRS) et de lutte contre l’évasion fiscale (Fatca) », ajoute-t-il.

Contexte régional, emprunt et créances douteuses

 La situation dans la région est également une source d’inquiétude pour le secteur. Si l’économie locale affiche quelques signes de reprise, le contexte régional reste déprimé.

« La baisse des prix pétroliers a sans doute eu un impact sur les économies du Golfe, et, par conséquent, sur les expatriés et les Libanais qui en dépendent. Mais nous ne sommes pas pour autant dans une dynamique récessioniste, au sens technique du terme. La croissance évoluait entre 3 et 4 % avant la chute de l’or noir, contre 1 à 2 % à l’heure actuelle (…) Je ne m’attends donc pas à des faillites de masse dans les pays du Golfe. Les créances douteuses dans les banques libanaises ne devraient donc pas augmenter de manière significative. Celles des établissements de la région, qui prêtent beaucoup plus, n’ont pas connu d’évolution majeure », souligne Marwan Barakat. Les créances douteuses dans les banques libanaises ont grimpé à 3,74 % fin juillet, contre 3,58 % fin 2016. « Il n’y a pas de risque que cela empire. Si la mauvaise situation qui prévalait jusqu’en 2016 s’était inscrite davantage dans la durée, la qualité des actifs se serait sans doute détériorée, mais cela n’est pas le cas », souligne le chef du département de recherche à la Bank Audi.« En revanche, les opportunités d’emprunt sont désormais moins importantes dans cette zone », reconnaît-il.

Les crédits accordés hors frontières représentaient 25,8 % du total des prêts fin 2016, contre un pic de 31,8 % deux ans plus tôt et 21,2 % en 2012. Au premier semestre de l’année, le stock des prêts accordés au secteur privé non résident a encore reculé de 507 millions de dollars.

Les troubles politiques dans les pays où sont implantées certaines banques ont également eu un impact sur leurs bilans consolidés.

Marwan Barakat en minimise toutefois la portée. « Les actifs à l’étranger représentaient fin 2016 15,2 % des actifs totaux du secteur bancaire libanais, dont près des deux tiers en Turquie et en Égypte, contre 18,1 % fin 2015 et un pic de 18,4 % en 2014 (…) Mais cette baisse n’est pas organique, elle est plutôt liée à la dévaluation monétaire dans ces deux pays ainsi qu’en Syrie », précise-t-il.

Les professionnels du secteur misent sur une amélioration de la situation régionale. C’est déjà le cas en Turquie et en Égypte, affirment-ils. La croissance turque a, en effet, atteint 5 % au premier trimestre de l’année, à la faveur d’un apaisement des tensions politiques, notamment depuis le référendum en avril dernier ayant renforcé les pouvoirs du chef de l’État, même si cela constitue, selon certains, une dérive dictatoriale susceptible d’engendrer de nouvelles tensions à terme.

Quant à l’Égypte, le climat d’investissement s’est également amélioré, tandis que les réserves en devises, à 15 milliards de dollars en juin 2016, ont bondi à 36 milliards un an plus tard – un niveau plus élevé que celui d’avant le renversement de Hosni Moubarak. 


Baisse des profits des banques “delta”

Selon le rapport de la Bank Audi sur l’état du secteur bancaire, publié en septembre, les profits des banques “delta” (qui regroupe les banques avec des dépôts inférieurs à 200 millions de dollars) ont reculé de 9,3 % en 2016, contre une hausse de 10,5 % et de 45,9 % respectivement pour les banques des groupes “alpha” et “beta” – dont les dépôts sont respectivement supérieurs à 2 milliards et 500 millions de dollars. En parallèle, le ratio de liquidité primaire nette par rapport aux dépôts a reculé de 26 % au sein du groupe “beta”, contre une hausse de 36,5 % parmi les banques “alpha”.

L’ingénierie, un “bailout” de trois banques ?

Au-delà de l’objectif de renflouer ses réserves en devises et de conjurer le déficit croissant de la balance des paiements ainsi que le ralentissement de la croissance des dépôts bancaires, l’opération de swaps menée par la BDL en juin 2016 visait, selon des sources ayant requis l’anonymat, à renflouer trois grandes banques, à savoir Bank Audi, la SGBL et Bankmed, affectées à l’époque par la dévaluation de la livre turque, l’absence de devises en Égypte et la fermeture du géant de la construction, Saudi Oger, détenu par la famille Hariri. La situation s’est depuis améliorée dans les deux premiers pays, tandis que la Bankmed aurait constitué des provisions pour se prémunir contre le risque de non-paiement par Riyad de ses dus au géant du BTP, selon les mêmes sources. Interrogé par Le Commerce du Levant à ce sujet, le gouverneur de la Banque centrale a toutefois fermement démenti l’information (voir par ailleurs). Le chef du département de recherche à la Bank Audi, Marwan Barakat, reconnaît toutefois que les revenus de l’ingénierie « ont été utiles pour effacer les pertes au Soudan et en Syrie, qui représentent 1,5 % du total des actifs du groupe », avoue-t-il.