Dans un monde où les chefs d’entreprise sont majoritairement des hommes, Alain Bloch, professeur à HEC Paris, s’intéresse à la transmission du pouvoir aux femmes. C’est l’objet de “filles de…”, un travail de recherche qu’il effectue en France depuis une dizaine d’années sur les filles qui succèdent à leur père dans l’entreprise familiale, et qu’il est venu présenter au Liban, dans le cadre d’une conférence à l’ESA. Entretien.

Qu’est-ce qui fait la particularité d’une fille qui succède à son père par rapport à un fils ?

La première particularité, qui n’est pas politiquement correcte, est qu’il s’agit rarement de transmissions choisies. Dans la plupart des cas, le père désigne sa fille pour le succéder quand il n’y a pas de garçons dans la famille, quand ce dernier n’est pas prêt, ou quand il n’a pas d’autres solutions. Il est rare de trouver des filles délibérément choisies par leur père au détriment d’un garçon. Cela montre que le monde de l’entreprise reste un monde machiste où la transmission entre hommes est une règle non écrite, mais reste la norme.

Quels sont les défis auxquels sont confrontées les “filles de…” comparées aux “fils de…” ?

Il y a tout un aspect lié à la légitimité de la femme qui succède à l’homme. En fait, c’est lié à la personnalité du dirigeant, qui imprègne la culture de l’entreprise de manière très forte, même s’il n’en n’est pas le fondateur. Or, la rupture dans le sexe du dirigeant se traduit par des modes de management différents, ce qui peut déstabiliser l’organisation du travail et compliquer la tâche pour la dirigeante.

Les femmes recherchent le consensus plus que les hommes. Elles ont des modes d’imposition de leur autorité plus doux, tandis que les hommes sont souvent dans le conflit. Elles ont aussi un rapport au temps qui est différent avec plus de facilité à se placer dans le long terme. Il y a donc un style de direction féminin qui est assez facile à caractériser.

Comment l’arrivée d’une femme est-elle perçue par les clients ?

Cela dépend beaucoup des secteurs. Si vous succédez à votre père à la tête d’une quincaillerie industrielle, c’est beaucoup plus difficile que dans une entreprise de textile par exemple. Dans certains secteurs, l’arrivée d’une femme est perçue avec un certain scepticisme par les clients comme dans la construction ou l’industrie automobile, mais il s’agit rarement de problèmes insurmontables. Ce qui est difficile, c’est le rapport qu’a la fille avec l’héritage de son père.

Quel est ce rapport ?

Les filles sont beaucoup plus fidèles à l’héritage de leur père et à la figure paternelle que ne le sont les garçons. Elles ont grandi avec un père qui incarne les codes d’une virilité poussée à l’extrême – le chef d’entreprise est dans un registre d’autorité, de pouvoir, voire de pygmalion. En tant qu’entrepreneurs, leurs pères leur renvoient aussi l’image d’une personne qui poursuit ses rêves, une sorte de “Peter Pan”. Elles sont donc marquées à la fois par la virilité de leur père et cette fragilité. Quelque part, elles se comportent un peu comme des éternelles Wendy de leur Peter Pan, et cela se traduit par un engagement qui est plus profond que celui d’un garçon. Elles font des choix, y compris familiaux, pour être fidèles à cette responsabilité qui est impressionnante.

Elles sacrifient parfois leurs vies de femme et de famille au profit de l’entreprise dans des conditions que souvent les hommes n’accepteraient pas.

Mais cette fidélité torturée peut aussi compliquer certaines prises de décision, comme par exemple celle de vendre l’entreprise.