La restructuration menée depuis plusieurs mois ne suffit plus. Les deux principales sociétés du groupe– Bookwitty et Keeward – ont été déclarées en cessation de paiement en France. Au Liban, la situation est tout aussi critique. 

Entrepôt de Keeward à Londres
Entrepôt de Keeward à Londres

Keeward vit-il ses dernières heures ? Le plan de restructuration engagé depuis plusieurs mois par le groupe libanais, qui compte une dizaine de bureaux dans le monde, ne lui a pas permis de redresser la barre. Selon nos informations, les deux sociétés emblématiques de ce spécialiste de la distribution du livre et la production de contenu, Keeward et Bookwitty, ont été déclarées en cessation de paiement en France.

« La date d’audience au tribunal de commerce a été fixée au 9 août », écrit le PDG du groupe, Cyril Hadji-Thomas, dans un courrier électronique envoyé aux actionnaires. Le statut des autres structures devrait être connu « dans les prochains jours », ajoute-t-il. Contacté par le Commerce du Levant, l’entrepreneur s’est contenté de souligner que cette mesure ne concerne pour le moment que la France et que « le plan de restructuration se poursuit ». 

Interrogé début juillet, Cyril Hagi-Thomas, avait averti que « la réorganisation allait être bien plus sévère » qu’annoncé initialement. « Nous étudions toujours des solutions de repli, de voir ce que nous pouvons sauvegarder, mais il est clair que nous devrons mettre un terme à énormément d’activités au Liban et dans le monde; j’en ai informé les salariés », avait-il ajouté. Ces derniers ont été priés, mi-juin, de faire leurs cartons pour libérer les bureaux en location au Beirut Digital District et enjoints à chercher un nouvel employeur.

Quant au site Bookwitty, il n’est plus actualisé depuis plusieurs mois et les commandes sont à l’arrêt.  Cette plateforme de distribution de livres appartient à 75% au groupe Keeward -  détenu par Cyril Hadji-Thomas, Jihad Naufal et le fonds de capital-risque Leap Ventures – et à 25% au fonds Middle East Venture Partners (MEVP), dirigé par Walid Hanna.

« Folie des grandeurs »

Pour ce dernier, la fin prochaine de l’aventure Keeward ne fait plus de doute. « Cyril nous a informé en juin de la situation catastrophique du groupe et du démarrage des procédures de liquidation », affirme-t-il, en pointant de graves problèmes de gestion. Ses critiques visent à la fois le fondateur de Keeward, Cyril Hadji-Thomas et son partenaire depuis 2016, le fonds de capital-risque Leap Ventures, représenté par Henri Asseily.

« Cyril a eu la folie de grandeurs et Leap Ventures l’a encouragé », dénonce Walid Hanna. Les deux hommes espéraient notamment lever depuis fin 2016 plus de 30 millions d’euros pour soutenir la croissance du groupe ; somme qui n’a jamais pu être rassemblée. « Ils ont dépensé cet argent comme s’ils l’avaient, sans compter, en ouvrant des bureaux à tout va, en installant des équipes techniques dans plusieurs pays, en louant de nouveaux d’entrepôts ; tout cela sans contrôler leurs créances », poursuit Walid Hanna qui n’hésite pas dénoncer leur « amateurisme » et un « manque d’éthique professionnelle ».  

L'heure des comptes

Dans ce contexte, les investisseurs commencent déjà à faire les comptes. « Pour notre fonds « Impact », avec lequel nous avons investi quatre millions de dollars dans Bookwitty, une faillite se traduirait par une perte de rendement de 5 à 6%, ce qui est surmontable », estime Walid Hanna. « Pour le fonds de Leap Ventures en revanche, qui a investi près de 20 millions de dollars dans Keeward, la rentabilité risque tout simplement de ne pas être atteinte », ajoute-t-il. Contacté par Le Commerce du Levant, Leap Ventures n’a pas donné suite.

« L’impact de l’échec d’une start-up comme Keeward serait limité pour les deux fonds vu la diversification de leurs investissements dans plusieurs sociétés; il pourrait être compensé par le succès  d’une autre start-up », tempère toutefois Elie Aoun, directeur général adjoint et directeur des PME à la Banque Libano-française (BLF). Cette banque est l’un des principaux actionnaires du fonds avec d’autres établissements bancaires comme la Blom Bank, la Banque Audi, la Société générale du Liban, ou la Byblos Bank.

Les fonds concernés ont en effet tous deux été créés dans le cadre de la circulaire 331 de la Banque du Liban (BDL) encourageant les banques libanaises à investir dans les start-up. Mais ce mécanisme, mis en place en août 2013, limite les risques pour le secteur. « La BDL impose des contraintes en ce qui concerne l’exposition à une même start-up ou un même fonds », souligne Elie Aoun. Les investissements des banques commerciales sont également garantis par la banque centrale à hauteur de 75%. Au moment de la dissolution des fonds, en cas de pertes sèches, c’est donc la BDL qui devra payer les pots cassés.

Arriérés de salaires

Du côté des salariés, qui ont cessé d’être payés il y a plusieurs mois, l’incertitude est encore plus pesante. Un tiers d’entre eux ont négocié leurs départs dès les premiers signaux d’alertes. Mais les collaborateurs qui ont voulu patienter se retrouvent aujourd’hui au pied du mur. En l’absence de licenciements économiques, ceux qui ont trouvé un nouvel emploi ont dû démissionner en renonçant à leur dû. D’autres – dont il n’a pas été possible d’obtenir le nombre auprès du PDG - sont toujours officiellement en contrat.

« En cas de faillite, les indemnités de fin de service et les salaires sont considérés comme des créances privilégiées », explique l’avocate Joanna Kassouf-Kyrillos. Autrement dit, leur remboursement passe avant celui des fournisseurs. « Mais les indemnités et les salaires passent aussi après les sommes dues par l’entreprise à l’Etat, leur paiement suppose donc que l’entreprise en cessation de paiement ait suffisamment d’actifs à liquider pour rembourser tout le monde », tempère cette spécialiste du droit du travail.