« La question n’est plus de savoir si le Liban va connaître une crise, mais quand. » Ces propos ont été tenus début juillet par l’économiste Toufic Gaspard devant des députés, des représentants d’institutions internationales et des experts*, sans susciter le moindre tollé. Il y a un an, le même économiste s’était fait incendier pour avoir publié une étude soulignant la fragilité du modèle monétaire et financier libanais. Mais depuis, les langues se sont déliées. Entre le ralentissement des entrées de capitaux, la détérioration des conditions économiques, le blocage politique et la hausse des taux à l’international, la capacité de la Banque du Liban à préserver la stabilité n’est plus indiscutable. Le scénario d’une dévaluation de la livre est de plus en plus évoqué, tant à l’arrière des taxis-services que dans les salons mondains, malgré les déclarations rassurantes du gouverneur.

Comme à son habitude, la classe politique, elle, ne se sent pas particulièrement concernée. Mais le rythme des tractations pour la formation du gouvernement et la priorité donnée aux enjeux politiciens ne traduisent clairement pas un sentiment d’urgence. Pour calmer les esprits, le ministre sortant de l’Économie, Raëd Khoury, s’est contenté d’un tweet dénonçant une campagne « menée par une partie à tendance communiste dans l’objectif de faire tomber le système financier actuel et en profiter ». « La situation n’est pas au mieux, mais le pays ne va pas s’effondrer », a-t-il assuré.

Alors complot communiste ou syndrome de Cassandre ?

Le manque de transparence des institutions publiques et leurs artifices comptables ne permettent pas toujours de juger la gravité de la situation. Fin juillet, le ministère des Finances n’avait publié que les chiffres des deux premiers mois de l’année, avec un déficit public en hausse de 435 % par rapport à la même période de 2017. Le trou dans les caisses de l’État s’élevait déjà à 865 millions de dollars en février, creusé par une augmentation des dépenses de 40 % contre à peine 6 % pour les revenus.

Même si la période n’est pas significative, les experts mettent d’ores et déjà en doute la capacité du gouvernement à remplir les objectifs fixés dans le budget 2018, ne serait-ce qu’au niveau des dépenses dédiées à l’électricité, gonflées par la hausse des prix du pétrole, ou celles liées à la révision de la grille des salaires, dont on n’a pas fini de mesurer l’ampleur.

Au-delà de 2018, le Liban s’est engagé devant les bailleurs de fonds en avril à Paris à réduire son déficit par rapport au PIB d’un point chaque année sur cinq ans, un ajustement jugé indispensable pour rendre la dette “soutenable”.

Mais quels sont les leviers dont il dispose à court terme ? Côté dépenses, les marges de manœuvre au niveau des trois principaux postes paraissent limitées dans le contexte actuel : les salaires peuvent difficilement être revus à la baisse, le service de la dette est incompressible à moins d’une restructuration impliquant les banques, tandis qu’une hausse des tarifs d’EDL serait socialement inacceptable si elle n’est pas accompagnée d’une amélioration de la fourniture de courant.

Côté recettes, le plus facile pour l’État libanais serait d’augmenter la TVA, mais le coût économique et social serait énorme. Toutes les autres mesures d’assainissement des finances publiques, comme la lutte contre la corruption, le gaspillage, l’évasion fiscale, ou une refonte du régime fiscal, exigent un courage, une volonté et un consensus politique qui semblent toujours faire défaut au Liban.

Que peut-on donc espérer à court terme ? Une amélioration des ratios grâce à une accélération de la croissance. Là encore, difficile d’imaginer une réforme ambitieuse du modèle économique à l’ombre du système clientéliste et oligarchique actuel, mais une petite bouffée d’oxygène suffit pour gagner du temps. Elle pourrait venir d’une remontée des prix du brut, qui doperait les entrées de capitaux, ou d’une amélioration de la situation en Syrie. À défaut de leaders capables de prendre son destin en main, le Liban ne peut compter que sur sa bonne étoile. Et sur l’irréductible optimisme de ses citoyens qui continuent à danser, chanter, et boire… en priant pour que la fête ne s’arrête jamais.


*Lors d’une conférence organisée le 6 juillet par l’ONG Kulluna Irada.