Deezer était venu en force à Beyrouth pour annoncer le lancement de sa plateforme musical de streaming dans toute la région
Deezer était venu en force à Beyrouth pour annoncer le lancement de sa plateforme musical de streaming dans toute la région

Depuis des semaines, les affiches publicitaires s’alignent sur les bords d’autoroutes, recouvrent les immeubles, encerclent l’aéroport. Une campagne marketing qui a coûté aussi cher que dans un pays européen pour s’assurer que les Libanais ne passent pas à côté de l’arrivée de Deezer dans leur pays.

Cette plate-forme musicale française figure au peloton de tête des pourvoyeurs de musique digitale, un marché estimé à 10,8 milliards de dollars en 2017 avec pour la première fois des recettes de la musique en ligne par abonnement dépassant celles des ventes de fichiers musicaux numériques.

Il fallait au moins ça pour espérer concurrencer la Libanaise Anghami, qui règne en maître sur les 350 à 400 millions d’habitants de la région Mena.

Fondée en 2011 par Élie Habib et Eddy Maroun, Anghami est présente dans 23 pays de la région. Elle détient déjà près de 70 millions d’utilisateurs (payants ou gratuits) et met à leur disposition quelque 30 millions de titres musicaux.

Ces chiffres n’effraient pourtant pas le PDG de Deezer.

Lors de la conférence de lancement à Beyrouth, Hans Holger Albrecht a affirmé : « C’est le bon moment pour nous : le taux de pénétration régional d’internet est en croissance, l’infrastructure est en place et le marché assez jeune avec peu de compétition. »

Un jeu encore très ouvert

La domination des géants du streaming à l’image de Deezer n’est pourtant pas aussi évidente au Moyen-Orient ou en Afrique que dans les pays occidentaux.

Pas fou, la française a adapté son logiciel en proposant une version en arabe sur mobile et ordinateur. Elle s’attaque même au contenu qu’elle entend adapter aux goûts locaux. La signature d’un contrat d’exclusivité avec Rotana est en cela une première étape.

« Cela nous donne la clef du marché arabe, car le label saoudien est l’acteur le plus important de la région. C’était le meilleur partenaire envisageable. Les titres arabes plairont qui plus est à la diaspora dans des pays où nous sommes présents, comme la France et le Brésil », ajoute le PDG de Deezer.

Si la direction de l’entreprise est aussi confiante, c’est que son lancement au Moyen-Orient coïncide avec l’entrée au capital d’un actionnaire-clé.

En août dernier, Deezer a en effet signé avec un très gros investisseur, le Kingdom Holding Company du prince libano-saoudien al-Walid ben Talal. Le fonds, qui détient déjà des parts dans Twitter, Snap, Lyft ou Careem, a injecté 160 millions d’euros (182,6 millions de dollars) dans la start-up française et a financé au moins une partie du deal avec Rotana (le montant restant confidentiel). En tout, Kingdom Holding Company a ainsi déboursé plus de 270 millions de dollars (1 milliard de riyal) qui aideront Deezer à financer ses ambitions régionales.


Les artistes Rotana auront-ils encore longtemps l'opportunité d'être écoutés par leurs fans sur d'autres plate-formes que le seul Deezer ?

Une exclusivité Rotana

Posséder un accès exclusif à l’intégralité du catalogue Rotana, soit plusieurs millions de titres et des stars arabes “incontournables” comme Amr Diab, Waël Kfoury ou Élissa, est, de prime abord, un atout de poids.

«C’est notre plus gros contrat avec un label. Nous voulions être les leaders sur le créneau de la musique arabe», affirme encore Hans Holger Albrecht, qui laisse cependant la porte ouverte à de futures collaborations avec des artistes ou des labels indépendants.

Mais le caractère exclusif du contrat fait grincer des dents. Les artistes n’auraient pas été prévenus et certains refusent que leur travail disparaisse des autres plates-formes d’écoute. En octobre, la chanteuse libanaise Élissa a tapé du poing sur la table après que certains de ses titres ont été retirés de YouTube. Dans un tweet incendiaire, elle s’en prend à Rotana et à Deezer, et va jusqu’à affirmer qu’elle est prête à rompre son contrat avec le label si ses clips ne sont pas remis illico presto sur YouTube. Elle obtient gain de cause.

À son image, les chansons de Amr Diab ou de Haïfa Wehbé, tous estampillés du logo Rotana, sont pour l’heure encore disponibles à l’écoute sur YouTube, Apple Music et Anghami. Mais seront-ils maintenus ?

«Tout dépend du type de clauses d’exclusivité que les chanteurs ont signé avec Rotana, mais si celles-ci concernent l’intégralité de leurs droits, la maison de disque a alors toute légitimité à demander à YouTube ou à d’autres plates-formes l’arrêt de leur mise à disponibilité», explique Pierre Khoury, avocat spécialiste de la propriété intellectuelle.

YouTube, l’ennemi réel

À Anghami, on semble peu inquiets. «À l’exception de deux ou trois chanteurs, les artistes de Rotana représentent moins de 10 % du milliard de titres qui sont joués sur notre plate-forme chaque mois. Sa réputation, le groupe Rotana l’a gagnée dans les années 1990 ; depuis, il a perdu de son aura. Aujourd’hui la part de musique arabe produite de manière indépendante est largement supérieure à ce qui sort du label saoudien», explique Élie Habib, cofondateur d’Anghami.

En clair, en se rattachant à Rotana, Deezer parierait sur le mauvais cheval. «Beaucoup de jeunes artistes de la région sont davantage accessibles sur YouTube que sur les plates-formes musicales», fait encore valoir Pierre France, chercheur à l’IFPO et spécialiste de la musique arabe.

Un constat partagé par un utilisateur de la plate-forme libanaise : «Anghami détient un catalogue pointu. En tous les cas, plus pointu que Deezer pour la musique arabe. Mais même eux restent parcellaires sur certains segments.»

Finalement, ce deal avec Deezer semble surtout intéressant pour Rotana, une société qui cultive le mystère sur ses indicateurs financiers, mais sur laquelle les experts s’accordent pour dire qu’elle est en perte de vitesse et n’a jamais su prendre le virage du numérique. S’associer à une plate-forme de streaming est une manière de rectifier le tir.

«Nous sommes heureux d’avoir attiré un acteur global dans la région, cela va nous permettre de promouvoir notre musique de manière globale», affirme Salem al-Hindi, PDG de Rotana, lors de la conférence de presse à Beyrouth.

Monétisation aléatoire

Reste l’épineux problème de la monétisation. Traditionnellement, les plates-formes de musique en ligne disposent de deux sources de revenus : les abonnements (premium) et les contrats publicitaires (freemium).

«Dans la région, c’est plutôt le modèle freemium qui l’emporte», ajoute Pierre France.

Le succès de Deezer dans la zone Mena dépendra donc de sa capacité à créer des “services sur mesure” pour fidéliser une audience peu habituée à “payer pour écouter”. Le marché publicitaire online s’avérant toujours immature.

À cela s’ajoute un autre gros problème : la population n’est guère bancarisée. Même au Liban, 55,2 % de la population (15 ans et plus) ne possède pas de compte bancaire et cette proportion grimpe à 70 % parmi les ménages les plus pauvres.

Du coup, il faut rivaliser d’ingéniosité pour récolter des sommes parfois dérisoires. Chez Anghami, on en sait quelque chose.

«Seules 3 % des transactions se font par carte bancaire, le reste passe par d’autres méthodes de paiement, essentiellement via les opérateurs téléphoniques», précise Élie Habib, qui affirme que sa société a malgré tout plusieurs millions d’utilisateurs payants (mais sans en communiquer le chiffre exact).

Pour contourner ses difficultés, Anghami a signé des partenariats avec 28 opérateurs téléphoniques dans la région. Au Liban, la plate-forme est sous contrat avec les deux opérateurs, Alfa et Touch, et accepte les cartes prépayées.

Cela permet à l’entreprise de proposer des abonnements à des prix très faibles, jusqu’à 0,5 dollar en Égypte, qui ne seraient pas rentables s’il s’agissait de transactions bancaires classiques. Deezer n’en est pas encore là. Pour contrecarrer le champion régional dans son précarré, la française propose tout au plus un service d’écoute gratuite en libre accès, mais avec publicités, auquel elle agrège une offre premium, soit un service payant à 4,99 dollars par mois sans publicités, un prix calqué sur le tarif de sa concurrente libanaise.

Mais des offres plus diversifiées devraient suivre. «On a déjà des partenariats télécoms dans d’autres pays, donc on sait comment ça marche, on va se déployer rapidement ici aussi», assure Albrecht. Valorisation des données

L’autre source de valeur de l’industrie du streaming repose sur les données des utilisateurs. Spotify, dont des rumeurs persistantes assurent l’arrivée dans la région au premier semestre 2019, s’en est fait une spécialité : grâce à ses playlists, qui représentent 20 % des écoutes sur la plate-forme suédoise, ou à ses algorithmes de recommandations, il est même devenu un “faiseur de stars”.

En 2017, Spotify a même commencé à tester les “morceaux sponsorisés” qu’il intègre à son offre premium (sans abonnement).

En entrant en partenariat avec Rotana, Deezer fait miroiter aux artistes labellisés un même potentiel. En gros, ils pourront savoir qui les écoute et comment on les écoute. Des informations censées les aider à se rapprocher de leurs fans et mieux axer leur stratégie marketing.

Problème : Anghami propose déjà un service similaire. «Nous avons derrière nous six ans d’analyses de données», fait valoir Élie Habib dont la société investit beaucoup dans les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle.

David contre Goliath

Traditionnellement, quand un grand acteur international prend pied sur un marché régional, il cherche à s’y implanter en rachetant le champion local.

Au Liban, le cas de figure s’est déjà présenté : le producteur de contenus numériques Diwanee a été repris pour environ 25 millions de dollars par Webedia, la filiale média du groupe français Fimalac. Y a-t-il eu une tentative de rapprochement similaire entre Anghami et Deezer ? L’affaire n’est pas claire.

«Nous avons été approchés par Deezer et Spotify, mais nous ne sommes pas intéressés. Notre but est de montrer qu’une entreprise locale, libanaise, peut être aussi compétitive que les autres au niveau mondial. (…) Nous avons commencé avec une petite équipe à Beyrouth, mais aujourd’hui nous avons grandi et nous sommes adaptés au marché arabe. Six ans plus tard, nous avons les données, le réseau et les artistes», affirme Élie Habib, qui a embauché plus de 120 personnes.

Mais côté Deezer, on nie avoir cherché un partenariat avec Anghami.

Si l’arrivée de Deezer ne semble pas faire trembler Anghami, la multiplication des concurrents montre au moins une chose : le Moyen-Orient et la musique arabe attirent l’attention. La suite au prochain épisode avec, bientôt peut-être, le lancement de Spotify. Des offres d’emploi pour son futur bureau de Dubaï ont déjà été postées.