Le commissaire d’exposition et son associé apportent un regard neuf sur le travail des artistes de la région. En dix ans, leur plate-forme curatoriale Art Reoriented revendique une cinquantaine d’expositions.
Sur la longue liste des représentants de la diaspora libanaise, Sam Bardaouil coche toutes les cases. Une enfance à Beyrouth, des études à Londres, un début de carrière à Dubaï, des premières expositions organisées à New York… Le tout raconté dans un anglais impeccable entrecoupé de quelques mots d’arabe et de français. Mais quand on l’interroge sur son pays de résidence, le commissaire d’exposition marque une pause… La plate-forme artistique pluridisciplinaire Art Reoriented, qu’il a fondée il y a dix ans avec son associé Till Fellrath, possède bien deux bureaux à New York et Munich. Mais le Libanais n’y passe qu’une petite dizaine de semaines par an. « Ce ne sont que des locaux partagés avec d’autres sociétés, précise-t-il comme pour souligner son manque d’attache. Les quarante-cinq autres semaines de l’année, je suis dans l’avion. » Ses dernières destinations ? Hong Kong, Montréal, Chicago, la Floride, New York, Abou Dhabi… Les prochaines ? Munich, Shanghai. Ces escales aux quatre coins du globe, Sam Bardaouil en a fait un atout qu’il place tout en haut de sa carte de visite. « Voir des expositions à travers le monde (il en revendique plus de 250 en 2018), faire des recherches dans des bibliothèques, rencontrer des artistes, des conservateurs de musées, d’autres commissaires, des journalistes… C’est notre seul investissement et c’est là que nous avons été très malins. Les musées ont besoin de regards extérieurs. »
Visite au Liban
Début novembre 2018, le commissaire est au Liban pour cinq jours. Maigre répit dans un agenda surchargé. Chemise fleurie et lunettes carrées aux montures noires, le quadra aux airs de dandy donne rendez-vous dans un café du centre commercial de la place Sassine, à quelques rues de sa maison d’enfance. Le Libanais est au pays pour inaugurer la première édition de “Perspective”. Sam et Till ont été choisis pour explorer la collection de la Fondation Saradar : 250 pièces d’artistes libanais modernes et contemporains, et une enveloppe de 70 000 dollars à leur disposition pour apporter un regard nouveau sur les œuvres. Pour le duo, ce sera la scène artistique d’avant-guerre. Animés par la recherche, les associés dénichent près d’un millier de documents d’époque (publications, articles de presse, cartons d’invitations…), issus de vingt-cinq œuvres. Le tout, centralisé sur un site internet, offre une cartographie interactive détaillée de la scène artistique libanaise entre 1955 et 1975. « Le témoignage d’un âge d’or », légende la page d’accueil. « Nous voulions retrouver, reconstruire et redécouvrir la scène artistique très riche de cette époque, souligne-t-il. Une période mal connue et délaissée, car la guerre a tout balayé. » « Le duo de curateurs en forte demande », comme le titrait le New York Times en 2016 semble investi d’une mission. Écrire, ou plutôt contribuer à la réécriture d’une histoire de l’art. La démarche fait d’autant plus sens quand elle concerne les artistes du Moyen-Orient, parfois mal connus par manque de sources. « Il y a un regard presque colonial sur l’écriture de l’histoire de l’art souvent trop centrée sur l’Occident. Prenez le mouvement surréaliste au XXIe siècle, ce n’est pas qu’André Breton, il y a eu tout un mouvement ignoré au Caire. » Qu’à cela ne tienne, en 2016, les associés réhabilitent ces oubliés et mettent sur pied la première exposition consacrée aux artistes égyptiens surréalistes. Inaugurée au centre Pompidou, “Art et liberté : Rupture War and Surrealism in Egypt” (1938-1948), essaimera ensuite à Madrid, Düsseldorf, Stockholm et Liverpool.
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Son métier de commissaire d’exposition, Sam Bardaouil l’a découvert sur le tard. Petit, il en ignore même l’existence. Fils d’un architecte et d’une prof d’anglais, le jeune garçon est plutôt porté sur la littérature, avec un goût prononcé pour le théâtre. Loin d’y voir un incident de parcours, il prend à l’adolescence le virage des sciences. Plus précisément, un master “nutrition et sciences des aliments” à l’Université américaine de Beyrouth (AUB).
Un métier découvert sur le tard
À 20 ans, nouveau changement de braquet, Bardaouil s’envole pour l’Angleterre et renoue avec le théâtre de ses premières amours. En parallèle d’un master de l’histoire de l’art à l’université de Bristol, il intègre la très sélective Central School of Speech and Drama. Au pays de Shakespeare, Sam Bardaouil touche à tout : l’écriture, la mise en scène, la comédie. Quand il revient au Liban en 2004, c’est pour enseigner à l’AUB, là même où il a fait ses classes. Entre ses cours de théâtre et d’histoire de l’art, le Libanais rédige sa première pièce. “Chatti ya dini” (Que vienne la pluie), récit sur le sort des disparus de la guerre civile, sera adapté au grand écran par Bahij Hojeij en 2010 et remportera la Perle noire du meilleur film arabe du Festival du film d’Abou Dhabi. Petit à petit, son intérêt pour les arts s’affine et l’année suivante, il prend un avion (encore un) pour partir enseigner à l’Université américaine de Dubaï. Cette collaboration lui permettra l’année d’après de traverser l’Atlantique pour la New York University (NYU).
Art Reoriented, l’histoire d’une rencontre
C’est là-bas, habité par un besoin d’indépendance, qu’il croisera la route de Till Fellrath. L’Allemand, diplômé de la London School of Economics (LSE) et de la Parson School of Design, est en charge d’un musée.
Les deux profils convergent. Complémentaires. Comme une évidence. « Le côté économique, la politique, le design, les sciences, l’histoire de l’art, la recherche, toutes ces disciplines se rencontrent dans la naissance d’une exposition », relève-t-il. Tous deux mettent leurs activités entre parenthèses et investissent sur leurs fonds propres pour créer leur propre entité. Nous sommes fin 2008, la crise financière vient d’ébranler la planète, et le marché de l’art commence à connaître ses premiers soubresauts. Pas assez pour décourager le duo. « En temps de crise l’art est une valeur refuge », justifie Bardaouil. D’autant que l’époque voit les géants du secteur s’intéresser de plus près à ce Moyen-Orient que le Libanais connaît si bien. Sotheby’s a inauguré en 2008 son premier bureau à Doha, emboîtant le pas à la première vente aux enchères réalisée deux ans plus tôt par Christie’s à Dubaï. À New York, le duo met sur pied ses premières expositions. Après un hommage aux artistes modernistes du Moyen-Orient (Italia Arabia), Sam & Till se penchent sur le travail de la jeunesse iranienne. L’exposition “Iran Inside Out” coïncide avec les trente ans de la chute du chah. Hasard du calendrier, dans les quelques jours précédant l’inauguration, des milliers d’Iraniens envahissent les rues de Téhéran pour dénoncer le résultat de l’élection présidentielle. La révolution verte fait la une de l’actualité et les New-Yorkais se massent dans le Chelsea Art Museum. « Il y avait des files d’attente jusque dans la rue », se souvient-il. Art Reoriented s’est fait un nom.
Le duo du monde de l'art
Dix ans après, le duo est aujourd’hui plus qu’installé dans le monde de l’art. Leur plate-forme revendique une cinquantaine d’expositions dans les musées les plus prestigieux de la planète. « Nos projets peuvent aller de 50 000 à plusieurs millions de dollars, explique Sam Bardaouil. Nous ne fixons pas de limites, le plus important est que tous nous tiennent à cœur. » S’il ne devait en retenir qu’un, ce serait l’inauguration fin 2010 du Mathaf, le musée d’art moderne et contemporain du Qatar. Sam & Till sont réquisitionnés pour l’une des trois expositions, « cela m’a reconnecté avec la région », lâche-t-il. Told, Untold, Retold met à l’honneur vingt-trois artistes internationaux aux origines arabes. Comme à son habitude, le petit émirat voit les choses en grand. Certains artistes reconnaissant avoir bénéficié de financements de plus de 100 000 dollars. « Cela reste certainement l’une des expositions d’art contemporain les plus importantes jamais organisées dans la région, de par la logistique, l’exigence et son budget à sept chiffres, du jamais-vu!»
Aujourd’hui, Sam Bardaouil fourmille de nouveaux projets. Mais est-ce l’âge (ou la maturité), le commissaire veut aussi mettre sa notoriété et ses compétences au service des jeunes pousses. Depuis 2016, il partage avec Till Fellrath la présidence de la Fondation Mont Blanc. L’association décerne chaque année bourses et récompenses pour les acteurs du secteur. En 2018, leur Prix du patronage des arts et de la culture récompensait l’association du Libanais Philippe Jabre pour son soutien à la scène artistique. « Beaucoup a été fait pour l’art moderne et contemporain au Liban, mais il reste tant à faire. On manque cruellement de ressources qu’il s’agisse de personnes ou de fonds. » Sam Bardaouil, citoyen d’un pays trop étroit pour ses ambitions, compte désormais étendre les activités de la fondation dans la région. En bon ambassadeur de la diaspora.