Rana Nader est avocate au barreau de Beyrouth, associée au sein du cabinet d’avocats Nader Law Office.
Rana Nader est avocate au barreau de Beyrouth, associée au sein du cabinet d’avocats Nader Law Office.

L’épidémie du coronavirus déstabilise l’économie mondiale et affecte, voire parfois rend impossible l’exécution de contrats commerciaux, notamment internationaux, depuis quelques mois. Peut-on se prévaloir de la pandémie de coronavirus comme cause de “force majeure” pour résilier ou justifier le défaut d’exécution de contrats commerciaux ?

La “force majeure”, notion juridique de droit civil qui peut varier d’un pays à l’autre (Liban, France, Chine, Émirats arabes unis, etc.), est une circonstance exceptionnelle, étrangère à la personne de celui qui l’expérimente et l’empêche d’exécuter ses obligations. L’application de la “force majeure” ne requiert pas nécessairement l’existence d’une clause explicite à ce sujet dans les contrats commerciaux. Les cocontractants peuvent en principe s’appuyer sur l’ensemble des règles de droit commun civil et/ou commercial (lois, doctrines, jurisprudences…) pour se prévaloir de la “force majeure” en cas de retard ou impossibilité d’exécution du contrat.

Pour les contrats régis par une législation d’un pays de droit non écrit ou système de “common law” (Grande-Bretagne, États-Unis, etc.), où cette notion de “force majeure” n’existe pas, une clause explicite doit être inclue pour se prévaloir d’un événement de “force majeure”. Les parties peuvent, aussi, prévoir une clause dite de “hardship” (en français une clause de sauvegarde) qui permet de renégocier un contrat commercial en cas d’imprévu  rendant son exécution difficile ou particulièrement onéreuse. La doctrine de “frustration” peut également s’appliquer lorsqu’un événement extérieur affecte l’exécution du contrat et/ou change son objet tant qu’il est automatiquement résilié et les parties sont libérées de leurs obligations.

Depuis le début de l’épidémie du coronavirus en Chine, le Conseil chinois de promotion du commerce international a délivré des milliers d’attestations de “force majeure” pour les entreprises chinoises qui ne peuvent remplir leurs obligations contractuelles. Ces certificats, similaires à ceux que d’autres autorités peuvent délivrer, font office d’élément de preuve, mais n’ont pas forcément de valeur légale absolue vis-à-vis des cocontractants et/ou des tribunaux.

En cas de litige, ce sont les juges du fond qui apprécient si l’événement résulte d’un cas de “force majeure”...

La “force majeure” en droit libanais

Le Code des obligations et des contrats libanais (COC) mentionne plus d’une vingtaine de fois la “force majeure” sans pour autant la définir. L’article 243 du COC indique que “l’impossibilité de l’exécution” d’une obligation peut être excusée en case de “force majeure”, tandis que les articles 341, 342 et 343 invoquent l’application de la “force majeure” sans proposer de définition ni de conséquence explicite.

Une analyse de ces articles permet toutefois de déduire trois conditions à remplir cumulativement, ainsi que délimitées par la doctrine et la jurisprudence, afin de qualifier un cas de “force majeure”. Ces conditions, similaires à celles qu’on retrouve consacrées en droit français, sont l’imprévisibilité, l’irrésistibilité et l’extériorité.

Ainsi, un débiteur pourrait invoquer la “force majeure”, pour cause liée à l’épidémie du coronavirus, pour justifier l’inexécution de son obligation contractuelle s’il venait à prouver que (1) l’ampleur de la crise et des mesures restrictives pour contenir le virus rendent l’exécution impossible (et non difficile), (2) la cause est indépendante de sa volonté (la décision de mobilisation générale du gouvernement libanais justifie cet argument) et
(3) le contrat a été signé avant l’avènement de l’épidémie.

La mobilisation générale au Liban ayant été décrétée le 15 mars 2020, il est évident que pour les contrats commerciaux dits nationaux, ou entièrement localisés au Liban, signés après cette date, le coronavirus ne sera pas considéré comme un cas de “force majeure” libérant les parties de leurs obligations contractuelles (sauf mention expresse dans le contrat).

L’incertitude subsiste néanmoins pour la période allant du 30 janvier 2020 au 21 février 2020, puisque l’Organisation mondiale de la santé a déclaré le 30 janvier 2020 que le coronavirus constituait une urgence de santé publique au niveau mondial et que le premier cas de coronavirus au Liban a été annoncé le 21 février 2020.

Les juges libanais useront de leur pouvoir d’appréciation souverain afin de retenir une date en fonction des faits en cause.

La loi et la jurisprudence libanaises prévoient typiquement trois conséquences à un cas de “force majeure” affectant un contrat : une exécution partielle (le débiteur n’est exonéré que des obligations impossibles à exécuter) ; une suspension (l’exécution du contrat est suspendue pendant la durée de l’événement et l’obligation reprend son cours lorsque la cause de “force majeure” disparaît) ; une résiliation (le contrat est résolu de plein et les parties sont libérées de leurs obligations réciproques).

En toutes hypothèses, les trois options précitées ne peuvent être imposées de façon unilatérale par une partie. Toute option doit être consentie par les deux parties de bonne foi sinon doit être retenue par les juges du fond chargés de trancher un litige.

Concernant les contrats commerciaux, il faut d’abord vérifier la loi applicable au contrat, si une clause de “force majeure” est prévue et si les obligations du contrat sont devenues impossibles à exécuter à cause de cette pandémie en fonction des dates reconnaissant officiellement la pandémie de même que des dates de mise en place des mesures restrictives (confinement, fermetures des institutions, etc.) prises par chaque État concerné afin de limiter la propagation du virus.

La question de l’épidémie du coronavirus constituant cause de la “force majeure” nécessite un traitement au cas par cas, l’objet du contrat et de l’inexécution pesant autant dans l’appréciation de son application que les conditions ci-dessus. En effet, alors que l’inexécution d’un service ou le défaut de livraison d’un bien peuvent être justifiés, un défaut d’exécution d’une obligation pécuniaire peut ne pas être excusée. Un même événement de coronavirus peut être considéré comme un cas de “force majeure” dans une situation donnée, mais pas nécessairement dans une autre.

La “force majeure” dans les clauses contractuelles

Plusieurs organisations internationales, telles Unidroit et la Chambre de commerce internationale, proposent des clauses types de “force majeure” qui présentent un régime similaire au droit libanais.

Selon l’article 79 de la Convention des Nations unies sur les contrats de vente internationale de marchandise, « une partie n’est pas responsable de l’inexécution de l’une quelconque de ses obligations si elle prouve que cette inexécution est due à un empêchement indépendant de sa volonté et que l’on ne pouvait raisonnablement attendre d’elle qu’elle le prenne en considération au moment de la conclusion du contrat, qu’elle le prévienne ou le surmonte, ou qu’elle en prévienne ou surmonte les conséquences ».

Au-delà des clauses types, il est de coutume que les parties à un contrat commercial international adaptent les clauses de “force majeure” aux particularités des territoires et/ou des objets en question.

Ainsi, une clause peut être “non exhaustive”, c’est-à-dire qu’elle ne mentionne pas limitativement les cas de “force majeure”. Elle peut explicitement inclure certains événements (selon la stabilité politique et/ou la nature d’un pays : les coups d’État, inondations, tremblements de terre, guerres...) ou même les exclure.

Il est aujourd’hui conseillé d’inclure “épidémie” ou “pandémie” dans les clauses de “force majeure” afin de se prémunir contre de potentiels cas similaires au coronavirus tout en considérant la nuance entre ces deux termes.

Les parties doivent aussi prévoir les modalités de l’application de la clause (notification, durée de l’événement, suspension des obligations, conditions de résiliation…).

En cas de litige, les juges du fond usent de leur pouvoir discrétionnaire afin de décider l’application de la clause de “force majeure” ou même son annulation s’il s’avère qu’elle crée un déséquilibre entre les droits et obligations des cocontractants.

La “force majeure” dans la jurisprudence

À cette date, il semblerait qu’il n’existe pas encore de jurisprudence chinoise concernant la “force majeure” liée au coronavirus. Dans les litiges contractuels impliquant un argument de “force majeure” due à l’épidémie du coronavirus, les juristes chinois conseillent de se référer à une circulaire de 2003 de la Cour suprême chinoise concernant le SARS, qui stipule : « Si l’exécution du contrat a été empêchée par les mesures administratives prises par le gouvernement pour prévenir l’épidémie de SARS, le litige contractuel sera traité d’après les dispositions des articles 117 et 118 de la loi chinoise sur les contrats », c’est-à-dire concernant la “force majeure”.

En France, les juges ont refusé à plusieurs reprises de retenir la qualification de “force majeure” invoquée pour cause d’épidémies d’Ebola et de H1N1, lorsqu’aucun lien de causalité n’était caractérisé entre le virus et la baisse d’activité d’une société ; lorsque le virus n’avait pas rendu l’exécution des obligations impossibles ; ou lorsque la présence du virus était prévisible, car il avait été annoncé avant la mise en place de réglementations sanitaires.

S’agissant de la pandémie du coronavirus, ses conséquences et sa qualification de cause de “force majeure” dans des litiges de droit civil ou commercial, ces décisions et l’interprétation des tribunaux ne sont pas nécessairement transposables compte tenu de l’ampleur et l’impact des mesures restrictives gouvernementales.

La cour d’appel de Colmar, par un arrêt datant du 12 mars 2020 statuant en matière de droit des étrangers, a qualifié la pandémie du coronavirus de cause de “force majeure”. Le magistrat a en effet jugé que les circonstances exceptionnelles, causées par le risque de contagion du coronavirus, revêtent le caractère de la “force majeure”. Même si les faits de cette décision ne s’inscrivent pas dans le cadre d’un contrat, sa motivation donne un éclairage sur l’appréciation qui peut être faite par les tribunaux d’une telle épidémie.

Au Liban, les juges ne semblent pas s’être encore prononcés sur des litiges concernant les épidémies ou pandémies. La notion de “force majeure” a été étudiée à maintes reprises au travers d’affaires concernant des périodes de guerre au Liban. Il est à noter que dans ces cas les tribunaux ont une approche, plutôt restrictive, et ont tendance à privilégier une suspension des obligations ou une exonération partielle des débiteurs plutôt qu’une exonération totale pour cause de “force majeure”.

En toutes circonstances, si des cocontractants venaient à envisager de déclarer un cas de “force majeure”, il est avisé qu’ils négocient d’abord de bonne foi la révision du contrat pour sauvegarder leurs relations commerciales et éviter les dommages dans un contexte qui présage nombre de litiges qui pourraient submerger les tribunaux.