Crédit AFP/Joseph Eid

Une explosion, équivalente à un séisme de magnitude 3,3, a littéralement décimé la ville de Beyrouth. Une terrible «négligence», si l'on en croit les autorités libanaises. 

En attendant les résultats de l'enquête, l'hypothèse avancée est la suivante : mardi 4 août à 18H08, 2750 tonnes de nitrates d’ammonium entreposées au port de Beyrouth ont explosé suite un incendie provoqué par des travaux de soudure.  Une réaction en chaîne se serait enclenchée, pulvérisant  le port  - un énorme cratère de 140 mètres de diamètre en atteste -  et détruisant tous les quartiers autour au point de donner à une partie de la capitale libanaise des airs de "ground zéro". Avec 137 morts, 4000 blessés, et 300.000 sans logis, Beyrouth cherche des responsables à incriminer. 

Car la présence de ce produit extrêmement dangereux était bien connue des autorités. Hassan Kraytem, le PDG du Comité pour la gestion et l’exploitation du port de Beyrouth l'a reconnu à l'antenne de la OTV : « Je savais que ces produits étaient dangereux, mais pas tant que cela», a-t-il confié.

Diluer les responsabilités

Le nitrate d’ammonium, qui est employé dans la fabrication d’engrais (et accessoirement d'explosifs) était en effet entreposé au port de Beyrouth depuis 2014. Il a été déchargé il y a six  ans d'un cargo  appartenant à un ressortissant russe, un certain Igor Grechushkin, ainsi qu'à sa compagnie Teto Shipping Ltd. Battant pavillon moldave, le Rhosus assurait la liaison Géorgie-Mozambique. Mais en cours de route il avait fait face à des « problèmes techniques » , selon un article publié par deux avocats libanais, Charbel Dagher et Christine Maksoud, dans la revue spécialisée shiparrested.com, l'obligeant à faire escale à Beyrouth. Les autorités portuaires avaient alors estimé que ce cargo, construit en 1986, ne pouvait en aucune manière reprendre la mer : sa déliquescence le rendait trop dangereux.

Le juge des référés, saisi par l'autorité de tutelle du port de Beyrouth, à savoir le ministère des Transports et des Travaux publics,  avait alors autorisé ce dernier à mettre le bateau en cale sèche «après avoir transféré et stocké la cargaison dans un lieu qu'il juge convenable, sous sa protection, en prenant les mesures nécessaires au vue de la dangerosité des matières présentes à bord du bateau», lit-on dans une décision datée du 27 juin 2014  signée  par le juge Jad Maalouf, dont Le Commerce du Levant a obtenu une copie.  « La décision précisait clairement que ces produits, hautement dangereux, devaient être stockés dans les conditions appropriées et sous la responsabilité du requérant, à savoir le ministère des Transports », souligne une source sous couvert d'anonymat. 

L'armateur et le propriétaire du cargo, eux,  n'ont pas réclamé leur bien. Ayant fait faillite, ils ont choisi d'abandonner le bateau et sa dangereuse cargaison. « C’est hélas assez courant dans le secteur du transport maritime qui a été largement laissé aux seules lois du marché », précise Aref Fakhry, expert en droit maritime et professeur associé à l’Université maritime mondiale, basée en Suède.

Le navire est donc resté à Beyrouth, avant de couler en 2017 selon le quotidien Al-Akhbar, tandis que la cargaison a été entreposée dans le hangar numéro 12 du port de Beyrouth. Sur le marché international, celle-ci vaut une petite fortune : selon Laleh Khalili, professeure de politique internationale à l'Université Queen Mary de Londres et spécialiste des infrastructures portuaires, sa valeur est estimée aujourd’hui à près de 1,37 million de dollars, à raison de 500 dollars la tonne.

Bateau abandonné

La direction des Douanes, qu'un règlement interne autorise à prendre possession de cargaisons lorsque celles-ci ont été abandonnées, s'est alors saisie du dossier. Entre 2014 et 2017, elle a demandé à cinq reprises au juge des référés l’autorisation de réexporter la cargaison compte tenue de « la dangerosité que constitue cette quantité à l'endroit où elle est conservée et aux risques qu'elle présente pour les employés », ou de la revendre  à la Lebanese explosive company, également connue sous le nom de Majiid Chammas & Co, une société libanaise installée dans le caza de Koura, selon les courriers envoyés par les Douanes dont une copie circule  sur Twitter.  «Nous avons alerté la justice à six reprises, entre 2014 et jusqu'à récemment, sur la nécessité de ré-exporter cette marchandise hors du pays, mais la justice ne nous a pas écoutés», s’est ainsi défendu Badri Daher, directeur général des Douanes, dans une interview accordée au quotidien L'Orient-Le Jour.


Mais si cette requête n'a pas été suivie d'effet c'est parce qu'elle n'était pas adressée à l'autorité judiciaire compétente, souligne le directeur exécutif de Legal Agenda, Nizar Saghié.  La direction des Douanes « n'a pas demandé à détruire la marchandise ou à prendre des mesures de protection, elle a demandé l'autorisation de la vendre alors que la cargaison ne lui appartient pas », explique-t-il. « La justice a demandé à maintes reprise à l'Etat de préciser certains points, sans obtenir de réponse », écrit-il encore sur Twitter. Une source confirme en effet que le juge des référés a fait savoir qu'il n'était pas compétent et a renvoyé le dossier vers le service contentieux du ministère de la Justice. « Il aurait fallu statuer sur l'appartenance de cette cargaison. Ce n'est pas du ressort du juge des référés et cela a été clairement et de manière répétée stipulé aux Douanes », assure-t-elle. Une justification corroborée par d'autres juristes, qui rappellent qu'un juge des référés ne peut pas juger sur le fond et ne répond qu'aux questions d'urgence.  

Quoi qu'il en soit depuis 2017, ni la direction des Douanes ni le ministère des Transport n'ont fait le moindre suivi. Toutefois, selon des sources sécuritaires citées dans la presse, la Sureté de l'Etat aurait récemment soumis un rapport alertant sur les risques de cette cargaison en Conseil des ministres. Quand ? Impossible à vérifier, mais naturellement la classe politique se renvoie la balle.  Des sources proches de l'ancien chef du gouvernement, Saad Hariri, ont ainsi affirmé hier à la chaine MTV que ce rapport n'a été soumis qu'en juillet 2020, et que "s'il un tel rapport avait été présenté auparavant, il a dû être adressé à Baabda et non à la présidence du Conseil". 


Pour sa part, le gouvernement a annoncé la mise en place d'une commission d’enquête administrative présidée par le Premier ministre, qui devrait rendre son rapport d'ici cinq jours.  Mais personne n'y croit vraiment. « Compte tenu des nombreux échecs passés quant à l'établissement des responsabilités et de l'absence de confiance de l'opinion  dans les institutions publiques,  la meilleure garantie que pourraient obtenir les victimes de l'explosion est la constitution d'une commission indépendante composée d'experts internationaux », considère Aya Majzoub de l'ONG Human Rights Watch.

Le juriste spécialisé en droit maritime, Aref Fakhry, rappelle quant à lui qu'il existe un « code maritime international des marchandises dangereuses, qui impose des règles strictes et précises à suivre pour la manutention et l’entreposage des produits dangereux ».  « Si celles-ci n’ont pas été respectées, cela incombe aux autorités de tutelle, dont celles du port », conclut-il.