Un de ces dirigeants comme on n’en fait plus, Joseph Torbey manie l’efficacité avec une aisance déconcertante. Et pourtant, l’itinéraire de “son” Crédit Libanais n’était pas une partie de plaisir.

PDG d’une banque à majorité détenue par des non-Libanais, Joseph Torbey est le banquier de tous les défis. Sous trois gouverneurs successifs et autant de propriétaires-actionnaires, il préside aux destinées du Crédit Libanais, sans jamais subir l’usure du temps.
Une habileté toute florentine à gérer les épreuves. Une intelligence aiguë, qui ne s’embarrasse d’aucunes fioritures, et un sens, presque ascétique, du devoir bien accompli.
Imperturbable, Joseph Torbey. On a l’impression que rien n’est à même de le désarçonner. Ni le faire se résigner. Les difficultés forgent le personnage.

Le baptême de la Cour des comptes

Un itinéraire osé et plutôt original que celui suivi par ce dur à cuire, originaire de Tannourine. Attaché aux traditions mais également tourné vers la modernité. Il n’entre dans le secteur bancaire qu’en 1988, après une longue carrière de grand commis de l’État. Il est alors chargé par le gouverneur de la BDL à l’époque, Edmond Naïm, de conduire la restructuration du Crédit Libanais, prise longtemps sous la coupe du groupe Mashrek et Intra Investment avant de devenir propriété de la Banque centrale. On connaît la suite : une mise en faillite de la banque al-Mashrek et une belle opération de sauvetage du Crédit Libanais. Et qui plus est, soldée par une centaine de millions de dollars de profits pour la BDL lorsqu’en 1997, voire 9 ans après, elle entreprend sa privatisation.
Le Crédit Libanais est, sous son impulsion, pionnier quant à l’introduction dans le pays de la banque électronique. Le Crédit Libanais détient aujourd’hui le plus large réseau de paiement électronique : soit 4 000 points de vente électroniques et 4 000 points de vente manuels, ayant également développé d’autres canaux de distribution en rapport avec la banque électronique.
Docteur d’État en droit de l’Université de Lyon, il commence néanmoins sa carrière professionnelle à la Cour des comptes avant de passer aux Finances. Il y est alors nommé directeur des impôts. N’étant pas homme à agir comme “serviteur passif de l’État”, 16 ans passés à la tête de ce département lui fournissent l’occasion de moderniser l’institution. Précisément, introduire l’ordinateur dans la gestion de l’impôt. «Ce qui était très précoce pour l’époque, les appareils informatiques étant souvent utilisés comme des imprimantes sophistiquées. On avait alors atteint un stade automatique auquel on n’est pas encore arrivé aujourd’hui. Mais avec la guerre, surtout la période 89-90, toutes les solutions informatiques ont été détruites».
Il interrompt son travail au ministère des Finances pour se rendre aux États-Unis, où il se spécialise à l’Université de Californie en “Business taxation” : une combinaison entre le monde des affaires et la fiscalité des affaires. Il ne se laisse pas alors séduire par les propositions d’embauche outre-Atlantique, la tentation de se déraciner n’étant pas vraiment la sienne.

Entre les gouvernements et les gouverneurs

Cependant, à son retour des États-Unis, les événements perdurant et la dissolution de l’État étant presque complète – en 1988, il estime qu’il «n’a plus rien à donner au secteur public». Fort de l’appui moral et matériel de la BDL, il accepte alors de diriger le Crédit Libanais. Un “formidable défi” lorsque l’on sait les limites très étroites de la gouvernance de la BDL, ligotée qu’elle était à l’époque entre deux gouvernements qui s’entre-déchiraient.
Autorité morale. Et autorité tout court, Torbey navigue alors, en prudent timonier, entre les écueils bancaires et financiers occasionnés par un épineux dossier, court-circuitant par ailleurs les méandres politiques de tous bords.
Révélateur qu’il ait traversé le temps de trois gouverneurs, sans subir l’emprise inéluctable de l’usure. «J’ai accompagné cette banque depuis 1988. J’ai vu, plusieurs fois, mes actionnaires changer. Même la Banque centrale, l’actionnaire principal, représentait pour moi, avec la succession des gouverneurs, comme autant de nouveaux actionnaires. J’ai toujours pu plaider la cause de cette entreprise, surtout à l’encontre des voix qui s’élevaient pour dire que l’État prenait un grand risque en gardant dans son portefeuille les actions d’une banque aussi grande et aussi importante. Bien sûr qu’il y avait un risque à prendre. Une fois qu’on l’accepte, il faut l’assumer. Bien sûr, ce n’était pas singulier à notre banque. Mais il était plus difficile à une banque à actionnariat public de relever le défi, certaines factions s’étant d’une manière ou d’une autre substituées à l’État. La BDL n’est jamais intervenue dans la conduite des affaires propres au Crédit Libanais. Il n’y avait donc aucune possibilité de friction. Cet actionnaire faisant surtout surface au moment de l’assemblée générale». Et d’ajouter : «C’était d’ailleurs plus pratique pour la BDL de dire que c’est le Crédit Libanais qui agissait sous ma propre responsabilité».
Au-delà des relations professionnelles, il essaie d’entretenir des “échanges intellectuels” avec certains pôles du pouvoir économique certes, mais aussi politique. C’est le cas avec les trois gouverneurs qui se sont succédé à la tête de la BDL : Edmond Naïm, Michel el-Khoury et Riad Salamé.
Qualifiant Joseph Torbey de «très bon gestionnaire», le gouverneur Salamé poursuit : «Il n’y a pas beaucoup de variantes lorsqu’on parle de M. Torbey… Il sait mener les choses d’une manière froide et cartésienne».

La consécration panarabe

Il continue de suivre de près tout ce qui se passe aux Finances, notamment au service de l’impôt. Je suis «branché instinctivement à ce dossier». D’autant plus que «nous sommes, nous autres banquiers, en train de gérer le risque économique. Et ce risque est en rapport avec la structure fiscale».
Et pour avoir roulé sa bosse dans les deux secteurs public et privé, il affirme qu’«on maîtrise mieux la situation dans le privé surtout si on est à la tête d’une entreprise».
Ferme sur ses étriers, il n’est pas homme à porter le cœur en bandoulière. Quel patron est-il ? «Mon souci c’est toujours l’efficacité, mon défaut c’est parfois la brutalité».
Environ 3 % de l’actionnariat de la banque est libanais. Il en fait partie, mais il ne dira pas à quelle hauteur. L’actionnariat le plus grand est détenu par les holdings du groupe saoudien Ben Mahfouz, l’une des 300 plus grandes fortunes mondiales selon Forbes.
«C’est tout à la fois facile et difficile de traiter avec un investisseur institutionnel, ayant des intérêts un peu partout au monde, parce qu’il connaît les règles du jeu et des institutions et sait suivre l’évolution de son entreprise par rapport à ses investissements au Liban et à l’étranger. La banque doit toujours développer sa productivité, non pas sous l’effet des pressions de l’actionnaire, mais par compréhension de l’enjeu qui pèse sur la profession bancaire et qui dépasse souvent l’enjeu de la compétition interne. Je veux dire les enjeux de la concurrence externe et de la globalisation».
C’est d’ailleurs sur ces enjeux de la mondialisation et les défis qu’elle entraîne pour le monde arabe que Torbey a axé son plan d’action de président de l’Union des banques arabes (UBA), mandat qu’il occupera désormais pour 3 ans. «Je suis un grand contemplateur devant le paysage géopolitique. Autrement, je n’aurai pas mené cette bataille électorale au niveau du monde arabe».
Amoureux de Gebran et d’al-Moutanabi, il partage le peu de temps libre qu’il a entre la lecture et le sport, la boxe et la natation surtout. Très éclectique son choix des livres, ainsi lit-il à la fois 5 à 6 ouvrages qui traitent de la politique contemporaine à l’histoire en passant par les idéologies, les sectes en particulier, “phénomène social fascinant”.
Véritable consécration que sa nomination à la tête de l’UBA qui “concilie son inclinaison pour le privé et son désir de servir la noble cause de l’économie libanaise”.
Mais la plus grande satisfaction n’est-elle pas de pouvoir se dire : «J’ai fait le mieux que je pouvais faire dans toutes les activités que j’ai menées».