Si on devait profiter positivement de la globalisation et de la libéralisation des échanges, il va falloir, entre autres conditions, assurer au moins un bon fonctionnement de la concurrence. Est-ce le cas au Liban ?

La théorie économique a toujours mis
en évidence le rôle de la concurrence
comme un moyen efficace pour
bien affecter les ressources et augmenter
la productivité. Dans l’absolu, les économies
libérales cherchent à se rapprocher
d’une situation de concurrence “pure et
parfaite”, un idéal de système où les
seules forces du marché sont censées
mener le jeu. Une situation qui n’a jamais
été atteinte intégralement dans aucun
pays. Et des corrections sont constamment
apportées au libre fonctionnement
des marchés, tenant compte des conditions
spécifiques de chaque pays. Où l’on
a des degrés différents de concentration
de l’économie, de la taille des marchés,
du potentiel des économies d’échelle, des
pratiques des entreprises…
Ceci dit, la libéralisation des échanges et
ses corollaires (ouverture des marchés,
généralisation de la concurrence…) ont
finalement eu la cote dans bon nombre
de pays anciennement dirigistes et dans
les pays en voie de développement. Là
où les forces du marché faisaient défaut.
Quant au Liban, il a connu, depuis longtemps,
un itinéraire différent.
D’abord, il a toujours été reconnu pour son
économie libérale, pour ne pas dire anarchique
; et le vrai problème consistait plutôt
à tracer la ligne de démarcation entre
le libéralisme et l’anarchie. De façon à
mieux réglementer le mode de fonctionnement
de la concurrence. Ceci est d’autant
plus vrai que les lois instaurées dans les
années 50 et 60 en vue d’organiser la
concurrence ont été trop générales et ne
concordent plus avec les grandes mutations
qui ont restructuré aussi bien l’économie
locale qu’internationale.
D’où le besoin
d’élaborer une nouvelle
législation.
Dans cette perspective, le
Liban s’est déjà orienté
sur plusieurs voies
menant à la réorganisation
de la concurrence :
• Réduction sensible des
tarifs douaniers.
• Implantation progressive
de la TVA à la place de
la protection douanière.
• Adhésion à plusieurs
accords de libreéchange,
notamment
avec l’Europe et les
pays arabes.
• Élimination progressive
de la protection des droits
des agences exclusives.
• Projet de loi de protection
du consommateur…
Parallèlement, plusieurs
études concernant
le thème de la
concurrence sont
menées par le gouvernement, notamment
celle exécutée par le bureau
d’études Consultation & Research
Institute (CRI) pour le compte du ministère
de l’Économie et du PNUD, portant sur
l’évaluation du degré de concurrence de
l’économie libanaise. Au terme de ces
études, le gouvernement libanais devait
être en mesure de proposer une nouvelle
loi sur la concurrence qui viendrait se
substituer aux anciens textes devenus
obsolètes.
La réflexion sur la concurrence – dans le
sens étroit du terme – doit porter essentiellement
sur trois volets principaux : le degré
de concentration de l’économie, les barrières
à l’entrée et les pratiques restrictives.
Qu’on va tenter de scruter.
DEGRÉ DE CONCENTRATION
Pour bien évaluer le degré de concentration
de l’économie libanaise, il faut fixer
a priori les critères de cette concentra tion. Qui peut être approchée soit à partir
du chiffre d’affaires, ou du capital, ou
de l’emploi, ou encore de la production.
Dans les études internationales comparatives,
le principal
critère est celui du
chiffre d’affaires
parce qu’il reflète
mieux la dimension
et le contenu de la
concentration de
l’économie. Se
basant sur les données
statistiques
exhaustives de la direction de la TVA
(englobant 7 400 entreprises réparties
sur 300 secteurs d’activité), l’enquête
menée par le CRI a abouti aux résultats
suivants :
• Dans 36 % de ces 300 secteurs d’activité,
une seule entreprise représente, dans
chaque cas, plus de 40 % du chiffre d’affaires
du secteur concerné.
• Dans 58 % de ces 300 secteurs, trois
entreprises représentent, ensemble,
plus de 40 % du
chiffre d’affaires du
secteur concerné.
Ces résultats ne
prennent pas seulement
en considération
la production
locale, mais englobent
également les
importations liées au
secteur concerné.
Par rapport aux ratios des pays au développement
économique comparable au nôtre,
les pourcentages libanais paraissent relativement
élevés. Ce qui dénote donc une
forte concentration du marché. Pour certains,
de nombreux facteurs objectifs permettent
de tolérer ce niveau de concentration
élevé, notamment :
• L’étroitesse du marché libanais, où la
concrétisation des économies d’échelle se
heurte à des obstacles évidents.
• La pléthore des PME, car près de 90 %
de nos entreprises emploient moins de
10 personnes.
Pour d’autres, on a beau apporter des
nuances à ce phénomène de concentration,
il n’en reste pas moins que des études
pointues doivent être réalisées pour chacun
des principaux marchés spécifiques, afin
de mieux cerner les mécanismes de la
concurrence et d’apporter, par conséquent,
les corrections nécessaires.
Maintenant, même si l’on vise à atténuer le
degré de concentration de l’économie, il ne
faut toutefois pas oublier que les gains de
productivité sur le plan macroéconomique
sont souvent liés à l’augmentation des
Taux de concentration du business au Liban
Scénario 1
La part de marché de la plus grande entreprise
(dans chacun des 288 marchés-secteurs identifiés à partir des statistiques de la TVA)
Part de la plus Nb. des Marchés concernés Nb. des entreprises Nb. des entreprises
grande entreprise marchés en % du Nb. total des marchés des marchés concernés
(en % du CA concernés des marchés concernés en % du Nb. total
de son marché) d’entreprises
80-100 % 34 11,8 349 5
60-80 % 18 6,3 118 1,7
40-60 % 51 17,7 474 6,7
20-40 % 61 21,2 1 299 18,5
0-20 % 124 43,1 4 789 68,1
Total 288 100 7 029 100
Scénario 2
La part de marché des 3 plus grandes entreprises
(dans chacun des 288 marchés-secteurs identifiés à partir des statistiques de la TVA)
Part des 3 plus Nb. des Marchés concernés Nb. des entreprises Nb. des entreprises
grandes entreprises marchés en % du Nb. total des marchés des marchés concernés
(en % du CA du concernés des marchés concernés en % du Nb. total
marché concerné) d’entreprises
80-100 % 83 28,8 653 9,3
60-80 % 36 12,5 388 5,5
40-60 % 47 16,3 1 141 16,2
20-40 % 62 21,5 3 512 50,0
0-20 % 60 20,8 1 335 19,0
Total 288 100 7 029 100
Source : Consultation and Research Institute (à partir des chiffres du Département de la TVA, ministère des Finances).
Explication : la recherche a identifié 288 secteurs d’activité (appelés ici “marchés”). Puis, elle a étudié la part de marché (selon le
chiffre d’affaires déclaré à la TVA) de la plus grande entreprise dans chacun des secteurs. Elle a conclu ainsi que dans 34 secteurs d’activité,
une seule entreprise (la plus grande) dans chaque secteur détient plus de 80 % de part de marché (selon le premier tableau), et
donc toutes les autres entreprises se partagent moins des 20 % restants. Mais on note que dans ces tableaux seules les entreprises
assujetties à la TVA (à fin 2002) ont été prises en compte (d’où le nombre total de 7 029 entreprises). Le même exercice a été répété
dans le 2e tableau, mais en prenant cette fois la part de marché des 3 plus grandes entreprises dans chaque secteur.
Dans 36 % de ces 300
secteurs d’activité, une seule
entreprise représente,
dans chaque cas,
plus de 40 % du chiffre
d’affaires du secteur
tailles des entreprises et non à leur réduction.
Ce qui implique que la tâche menant à
une meilleure gestion de la concurrence
doit se faire minutieusement, en tenant
compte des conditions inhérentes à chaque
marché. Sachant que le principe de l’abolition
de la protection des agences exclusives
devrait constituer le point de départ
de toute réorganisation de la concurrence.
BARRIÈRES À L’ENTRÉE
Ces obstacles à l’entrée de nouveaux investisseurs
peuvent revêtir la forme de barrières
naturelles, liées essentiellement à la
taille objective du marché, ou de barrières
artificielles découlant des lois en vigueur et
de considérations
macroéconomiques.
Les barrières artificielles
nous intéressent
plus spécifiquement
ici, d’autant
plus qu’elles semblent
jouer un rôle plus décisif dans la gestion
de la concurrence.
Parmi les barrières artificielles les plus
significatives figurent celles se rapportant
aux coûts de production. Qu’on va répartir
en trois facteurs : capital, terrains et
main-d’oeuvre.
• Il est évident, à cet égard, que le coût
du capital constitue une des principales
barrières à l’entrée. Durant les années
2000-2002, le taux d’intérêt nominal
moyen sur les crédits bancaires accordés
à l’économie a dépassé 17,3 % (en
LL) et 10,6 % (en $). Comparés au Libor
ou aux taux d’intérêt américains, ces
taux paraissent énormément élevés. Par
ailleurs, le capital est très “inégalitairement”
réparti, étant donné que 1 % seulement
des bénéficiaires des crédits
bancaires (845 bénéficiaires) ont accaparé,
en 2002, plus de 52 % du total de
ces crédits.
• Le coût de la terre constitue également
une autre barrière avec une incidence foncière
urbaine relativement élevée et une
concentration des grandes surfaces agricoles.
Ce qui se répercute sur le fonctionnement
de l’économie et les structures des
coûts et des prix internes.
• Le facteur travail a, quant à lui, un aspect
équivoque. Quoique le coût du travail apparaisse,
de prime abord, assez faible, comparé
au niveau du coût réel de la vie, il n’en
demeure pas moins qu’il reste relativement
élevé par rapport à la productivité moyenne
et au coût du travail
dans les pays voisins.
En essayant de réduire
ces barrières, il
faudrait garder en tête
– surtout au niveau
des deux facteurs
capital et travail – que la productivité a tendance
à augmenter d’une manière significative
avec la taille des entreprises. Ce qui
suppose une nécessaire restructuration du
monde des PME. Enfin, d’autres barrières, à
caractère législatif, doivent être mentionnées
: la procédure régissant la création des
sociétés, l’octroi de licences et de permis,
les politiques de contingentement, de quotas
ou ce qu’il en subsiste…
PRATIQUES RESTRICTIVES
Ces pratiques restrictives proviennent
essentiellement des modalités de fixation
des prix sur les différents marchés de biens
et services. La théorie économique a dégagé
de nombreux modèles qui devraient
commander le processus de fixation des
prix. Toutefois, au niveau pratique, c’est un
mélange d’éléments des différents
modèles qui fait effectivement la loi, variant
d’un pays à l’autre et d’un secteur à l’autre,
visant, dans tous les cas, une maximisation
du profit. Le Liban n’échappe pas à cette
tendance. L’objectif principal des pratiques
restrictives consiste à gérer la compétition
en vue d’augmenter le pouvoir d’une entreprise
sur le marché. Ces pratiques peuvent
revêtir un aspect :
• Horizontal, lorsque l’entreprise tente de
fixer des niveaux de prix différenciés d’une
région à l’autre, dans un même pays.
• Vertical, lorsque l’entreprise impose, en
amont ou en aval, des niveaux de coût pour
les inputs qu’elle achète aux fournisseurs
ou des prix de vente des produits qu’elle
commercialise à travers ses distributeurs.
Dans le cas libanais, de nombreuses
études de cas s’avèrent encore nécessaires
pour délimiter les pratiques restrictives
concernant les modalités de fixation
des prix dans un panier de biens et services
de grande importance pour le
consommateur. Ce panier comprendrait
éventuellement : le ciment, les tarifs du
cellulaire, certains soins médicaux, les
tarifs du courant électrique, les ventes au
détail dans les supermarchés et les
grands centres commerciaux...
L’élaboration d’une loi sur la concurrence
ne doit toutefois pas attendre la concrétisation
de toutes ces études. Elle devrait
définir le cadre général du fonctionnement
de la concurrence dans des termes
clairs, nets et précis. Quant à ses modalités
d’application, elles devraient être
construites pièce par pièce, parallèlement
à l’avancement des études, secteur par
secteur et marché par marché.
La productivité a tendance
à augmenter d’une manière
significative avec la taille
des entreprises
C