La gestion de la dette publique libanaise a connu plusieurs phases dans la période d’après-guerre :
1) Avant 1992, le Trésor peinait à trouver ses financements et comptait sur les aides (Fonds arabe) et les prêts (Banque mondiale notamment) extérieures pour financer la reconstruction. Le paiement, pour le moins maladroit, en un coup, des effets rétroactifs d’une correction des salaires dans le secteur public a fourni le prétexte à une opération spéculative majeure qui conduisit à une crise de change grave. La dette, encore limitée en montant, a vu sa valeur effective fondre sous l’effet de la flambée inflationniste.
2) Entre 1992 et 1993, la chute brutale exagérée, puis la revalorisation partielle et freinée du cours de la livre, couplées à des taux d’intérêt élevés, ont rendu la livre attrayante, permettant de financer en livres libanaises une dette qui a commencé à prendre son envol, alors que s’imposait l’ancrage de la livre sur le dollar. Mais dès 1995, le ressort s’est détendu et la dollarisation a repris, limitant les capacités de financement en livres et forçant à une hausse spectaculaire des taux d’intérêt.
3) À partir de 1997, pour reconstituer les réserves en devises de la Banque centrale et devant la rareté des ressources en livres sur un marché résolument dollarisé, le gouvernement, prétextant la nécessité de réaliser des économies d’intérêts, s’est mis à emprunter de plus en plus massivement en devises, à travers les émissions d’eurobonds placés auprès des banques libanaises (du moins la plupart d’entre elles).
4) Mais en 2000-2001, ce second souffle de la dette (en devises) a commencé à s’épuiser à son tour et les besoins en devises de la Banque centrale et du Trésor ont excédé les financements disponibles sur le marché domestique, et la Banque centrale a été mise à contribution pour couvrir le trou, une crise financière larvée s’est développée tout au long de 2002 : monétisation de la dette et épuisement des réserves allant de pair.
5) Les financements exceptionnels obtenus lors de la conférence de Paris II sont venus sauver la situation en 2003, produisant un effet d’autant plus considérable qu’ils étaient inespérés et que leur arrivée a coïncidé avec une baisse des taux internationaux. Mais, s’ils ont ralenti le rythme d’accumulation de la dette, ils n’ont pas suffi à inverser la tendance à la baisse de la part du financement en livres et n’ont pas permis à la Banque centrale de se dégager (réellement) de son exposition considérable à la dette publique.
6) Les développements financiers régionaux survenus à partir de 2004 (hausse des revenus pétroliers puis, récemment, effets paradoxaux de la crise financière internationale) ont conduit à doper les rentrées de devises dans le système bancaire, facilitant le financement des déficits publics en dépit d’une succession d’événements dramatiques (assassinats, offensive israélienne, crise interne, etc.). Paris III est venu s’insérer dans ce contexte, avec des effets bien moindres que ceux de Paris II.
Les années 1992, 1996, 2001, 2003 puis 2006 ont constitué autant de tournants. Chacune d’elles a suscité des appréhensions et des angoisses pour le public et pour les politiques.
Faut-il voir dans cette séquence une série d’épreuves dont le système sort à chaque fois renforcé ; une série de difficultés qui ont pu être surmontées soit du fait de circonstances fortuites, soit au prix d’une aggravation d’autres formes de risques ?
Malheureusement, c’est la première lecture qui prédomine. Si l’on peut comprendre le besoin psychologique du public de se rassurer, on ne devrait pas admettre que les responsables déduisent, de chaque accalmie et de chaque sursis, qu’ils ont une excellente occasion pour ne rien faire.

Après la conférence de Paris III

Aujourd’hui le gouvernement n’a pas de problème à se financer, la balance des paiements est largement excédentaire et la marge entre les taux d’intérêt domestiques et internationaux s’est fortement resserrée.
Même en laissant de côté les considérations politiques qui l’ont entourée, la conférence de Paris III a constitué un événement paradoxal et instructif à plusieurs titres. D’abord le diagnostic, plus ou moins explicite, contenu dans le document porté par l’équipe gouvernementale et qui considère que la sortie par le haut n’est possible qu’à deux conditions : la réalisation d’un excédent primaire considérable et soutenu, et l’obtention de plusieurs milliards de dollars de “dons” extérieurs : neuf milliards idéalement et sinon un minimum de 4,5. Ensuite le résultat obtenu qui, pour intéressant qu’il soit à plusieurs titres, s’écarte considérablement des attentes, mais s’est trouvé amplement compensé par les développements imprévus survenus sur la scène régionale. Enfin, au niveau des réalisations ultérieures, il est vite apparu que les besoins du pays imposaient un accroissement significatif des dépenses (facture énergétique, augmentation des salaires, armement et renforcement des appareils sécuritaires, etc.).
De plus, contrairement à la conférence de Paris II qui, jusqu’à la veille de sa tenue, semblait hautement improbable, “l’appui international” manifesté à Paris III était clairement affiché et pleinement escompté, il n’a donc pas produit de baisse des taux.
Sur le front de la dette, rien n’est donc réglé, mais l’ambiance est sereine alors même que la crise financière balaie les économies du monde. Une situation de “drôle de guerre” !

Le diagnostic sur la dette libanaise : accident ou processus

Par-delà les querelles épidermiques et changeantes sur les origines et les responsabilités de son accumulation, la grande question que pose la dette publique libanaise est la suivante : est-elle l’héritage d’un fait conjoncturel ou accidentel (la reconstruction, certaines prévarications, etc.), ou bien reflète-t-elle des réalités structurelles de l’économie libanaise (afflux de capitaux, déficit des opérations courantes et nécessité de redistribuer les capitaux pour financer le déficit) ? Le diagnostic sur la nature de la dette n’est pas neutre, il en commande le traitement.
Au vu de son historique, de la régularité de son accumulation, des variations concomitantes des déficits et des afflux de capitaux mais aussi au vu des alliances politiques pour défendre son mode de gestion, on est en droit de retenir la seconde lecture. Dans cette perspective, la dette publique apparaît comme la manifestation la plus visible d’un processus structurel.

La gestion du temps et la notion de crise

Si l’on considère que la dette libanaise est le résultat d’erreurs ou de facteurs fortuits, on devrait d’abord s’empresser de les identifier et d’identifier leurs auteurs ou leurs canaux ; on devrait ensuite constater qu’indépendamment du stock de la dette et sans besoin de recourir à des acrobaties diverses, les comptes publics affichent des excédents primaires ; on devrait enfin décider des circonstances et des moyens les plus adaptés pour liquider le stock de dette en le rééchelonnant une bonne fois pour toutes puisque, sans lui, l’économie serait saine.
Si, en revanche, l’on voit dans la dette publique, la manifestation la plus visible d’un problème économique structurel, les choses deviennent plus difficiles. L’ajustement doit forcément intégrer deux dimensions :
• Il doit d’abord s’attaquer aux problèmes structurels de l’économie en vue de promouvoir un modèle économique plus équilibré, plus économe en ressources et générateur de plus de croissance ; jusqu’à ce jour, les approches ont pourtant insisté sur le caractère conjoncturel des difficultés et ont évité de remettre en cause le modèle dans ses fondements.
• Mais il doit aussi incorporer des mesures qui permettent de traiter les risques financiers ne serait-ce qu’en vue d’absorber les effets d’une crise ou d’un choc imprévu et de faire en sorte que ces effets n’aboutissent à déstabiliser la correction économique engagée ou ne conduisent à régénérer le modèle économique en place.
La régénération du modèle en place pourrait en particulier survenir du fait du détournement ou de l’utilisation intempestive d’un afflux de financement, qu’il provienne d’une assistance externe ou qu’il soit dû à une conjoncture fortuite. Tout afflux de capitaux dont l’utilisation ne serait pas clairement orientée vers la facilitation de la correction économique risque de réveiller les vieux démons.
La conjugaison des deux ordres de préoccupation n’est pas simple, car les actions de nature financière, si elles ne s’attaquent pas directement au cœur des problèmes économiques, sont néanmoins prioritaires du fait de l’urgence de la situation financière et sont indispensables pour pouvoir aborder les problèmes économiques ; or, leurs effets sont beaucoup plus rapides et leurs dérapages beaucoup plus brusques. Dès lors, un dilemme apparaît dans la gestion du temps.
Le gain de temps demeure au cœur de la finance. Qu’est-ce qu’un titre financier sinon un droit (plus ou moins certain) à des revenus futurs ? N’a-t-on pas défini la finance comme le commerce des promesses ?
Si le gain de temps peut préserver la flexibilité face aux évolutions exogènes, en maintenant les marges d’actions qui permettent de minimiser les coûts face à un choc négatif ou de saisir les opportunités d’un choc positif, tout en permettant d’opérer progressivement les corrections voulues, sa recherche est alors la solution idéale. Mais si le gain de temps limite ou du moins n’accroît pas la flexibilité et les possibilités de réaction, s’il entrave les corrections, s’il alourdit les coûts économiques et sociaux ou s’il augmente l’exposition au risque, il devient alors la pire des solutions.
Dans la gestion de la dette publique libanaise, le temps de l’insouciance a été court, à peine quelques années. Depuis, il s’agit d’une gestion de crise, à chaque tournant la question qui se pose est de savoir si le coût du temps acheté (ne serait-ce que par l’aggravation de la dette) est compensé par l’usage qui en est fait : vaut-il mieux reporter le fardeau en l’alourdissant ou affronter les choix en risquant l’échec ? On en vient ainsi à une notion de crise plus riche que son assimilation à un cataclysme naturel qui arrive ou qui n’arrive pas, la crise est la caractéristique permanente d’une gestion contrainte et tendue.

Débat sur les sorties : par le haut, par le bas ou sur les côtés

Pendant longtemps, dès que la gravité de la situation des finances publiques a dû être reconnue (en 1997 pour les initiés et en 2001 ouvertement) et avant que la quiétude prévale à nouveau après Paris II et l’accélération des flux de capitaux en 2004, le débat sur la soutenabilité de la dette publique a mobilisé les esprits.
Techniquement, les chiffres parlent d’eux-mêmes. En retenant un différentiel entre taux d’intérêt et taux de croissance de 5 %, la dette n’est soutenable, à son niveau actuel proche de 200 % du PIB, que si l’on pouvait réaliser un excédent primaire de 10 % du PIB sur une durée infinie (l’excédent primaire exigé se réduisant proportionnellement au différentiel des taux, 3 % de différentiel nécessitant 6 % d’excédent primaire). La dette publique libanaise est absolument hors normes.
Par-delà les acrobaties comptables, quelles sorties sont-elles possibles ? Étant entendu que le terme de sortie signifie un retour à des niveaux d’endettement tolérables et non pas la capacité de l’État à se refinancer par un surplus de dette, quelle qu’en soit l’origine ou la forme (maturités, taux, contreparties, etc.).
Des métaphores spatiales sont utilisées pour répondre à la question :
• Une sortie par le haut, ou “atterrissage en douceur”, est certainement préférable, mais est-elle possible ? Elle nécessite une réduction durable des déficits, des excédents primaires considérables et une croissance soutenue pour réduire progressivement le ratio dette/PIB jusqu’à des seuils acceptables et soutenables.
• Mais il y a aussi les sorties par le bas, plus ou moins organisées, plus ou moins douloureuses : ce sont les abandons partiels de créances, les “hair-cuts”, les restructurations, voire les situations de défaut. Idéalement, on pourrait imaginer une correction “volontaire” et “concertée” avec les prêteurs dans le but de réduire rapidement le ratio de la dette au PIB jusqu’à des niveaux qui puissent s’accommoder d’une pression fiscale plus douce.
• Il y a enfin les sorties par le côté, par une inflation qui réduirait la valeur de la dette sans pousser à un alourdissement des déficits, ni à une crise de change, par le remboursement de la dette publique par l’étranger à la suite d’accords régionaux ou de cadeaux politiques (contre l’implantation des Palestiniens par exemple), par la découverte de pétrole ou de gaz... Plus sérieusement, la gestion opportuniste du temps se justifie si l’on espère (en retardant la “correction” par le marché à travers une crise financière) utiliser le temps gagné pour opérer des transformations décisives sur certaines articulations du système économique, sans qu’il ne soit interdit de parier un peu, mais sans trop y croire, sur un “miracle” éventuel qui permettrait une sortie sans douleur.
Chacune de ces attitudes privilégie certaines considérations au détriment d’autres, chacune parie sur certains développements plutôt que sur d’autres. Chacune devrait normalement s’accompagner de mesures de protection et de précaution. Il est nécessaire que les Libanais soient conscients de ces arbitrages et de ces paris et que les responsables mesurent les risques courus et les avantages espérés, et, en tout cas, qu’ils ne négligent pas les mesures d’accompagnement. La pire des attitudes est sans aucun doute le déni de la nécessité même du choix et la transformation du gain de temps en objectif absolu.
Le choix peut dépendre à l’évidence des circonstances externes, que celles-ci créent des opportunités exceptionnelles ou qu’elles les restreignent jusqu’au cas extrême d’une crise imposée par le marché qui déplacerait entièrement la question vers la gestion de l’après-crise. Mais il dépend aussi de considérations sociales, économiques et politiques qui constituent autant de références.
Dans tous les cas, le renforcement de l’administration et de la discipline financières s’impose, et cela pour deux raisons principales :
• La discipline financière que ce soit par la maîtrise des dépenses et la collecte des recettes dans le cadre du processus budgétaire ou par le contrôle des créneaux parafiscaux, demeure nécessaire pour sortir de la crise. Qu’elle soit suffisante ou non, elle reste sujet à débats, mais il est certain qu’elle est nécessaire et normalement suffisante pour ne pas y retomber une fois qu’on en sera sorti.
• L’analyse du modèle et le suivi de son mode de gestion montrent clairement que les finances publiques ont été en grande partie instrumentalisées pour assurer la pérennité du modèle et son équilibre interne, notamment au niveau de la balance de capitaux. Chaque fois qu’un ministre des Finances a tenté de se libérer de cette mise en résonance forcée, le système a subi des chocs et la Banque centrale a dû intervenir en urgence. Dans ce sens, la discipline fiscale devient une condition de l’autonomisation de l’action des finances publiques.
L’expérience de la conférence de Paris III, que ce soit au niveau des attentes ou des résultats de la conférence, ou encore des applications, démontre que la sortie “par le haut” ne semble possible qu’avec un accompagnement décisif “par le côté”.

Un socle commun d’actions

Mais à part le renforcement de l’administration et de la discipline budgétaire, et sans besoin de trancher entre les trois attitudes envisageables, on peut reconnaître un socle commun d’actions, indispensables dans tous les cas. Ce socle comprend :
• La préparation d’un plan d’urgence économico-financier intégrant le problème de la dette, l’absence d’un tel plan d’urgence ne pourrait s’expliquer, au vu du niveau des risques et des avertissements explicites à leur sujet, que par une inconscience coupable ou encore, et cela serait plus grave, par un tel manque de confiance entre les responsables qu’il conduirait chacun d’eux à parier séparément sur l’ignorance des autres et sur sa capacité à tirer son épingle du jeu avant eux.
• L’application de mesures de protection et de sauvegarde sociales et économiques susceptibles d’éviter de faire supporter aux plus faibles et aux moins informés la plus grande partie des pertes.
• L’adoption d’une politique de croissance réfléchie qui apporte des réponses aux problèmes structurels de l’économie.
Tout cela se traduit dans un agenda d’actions de changement qui devraient être démarrées sans attendre, en mettant à profit le drôle d’état de grâce dont bénéficie le Liban dans la tourmente financière actuelle.