Les frontières entre les secteurs public et privé ayant considérablement bougé durant les dernières décennies, on entend souvent dire que la privatisation (voir Lexique n° 5575, décembre 2007) décharge l’État d’investissements considérables. Cette affirmation, qui a pour elle le “bon sens”, s’appuie en réalité sur trois simplifications abusives :
1) Elle entérine le critère de la propriété formelle comme critère de délimitation des responsabilités respectives de l’État et des agents économiques privés.
2) Elle sépare l’équipement physique (l’infrastructure) de son entretien et de son fonctionnement, voire des modalités alternatives ou complémentaires d’assurer le service qu’il supporte. J’AI PAS BIEN COMPRIS;
3) Et elle voit dans l’investissement un coût, comme le suggère l’usage de la comptabilité publique où on enregistre l’investissement comme une “dépense”, contrairement aux usages de la comptabilité privée qui ne considère comme charges que les amortissements.
Nous allons explorer successivement ces trois aspects : la portée sociopolitique de l’investissement et du service publics, les considérations technico-sectorielles de la fourniture des services publics et la dualité des dimensions économique et financière de l’investissement public.

Entre public et privé, questions de propriété ou de responsabilités ?
Sur le premier point pourtant la définition du “capital public” est claire et rattache les équipements concernés à la nature “publique” du service qu’elles participent à assurer, c'est-à-dire à leur caractère “non marchand” et à leur financement principalement par l’impôt, elle relève en réalité de l’économie politique et de l’engagement de l’État à en assurer l’accessibilité aux citoyens et/ou aux résidents de façon partiellement ou totalement indépendante des lois du marché. Le périmètre des services publics dépend donc des structures institutionnelles que les sociétés adoptent à travers leurs États et non pas des changements dans les formes de propriété.
Sur le premier point, il faut se souvenir qu’il est indifférent pour les bénéficiaires que l’État réalise lui-même les investissements nécessaires à la production des services publics et qu’il les fasse fonctionner (il construit des hôpitaux publics où les soins seraient gratuits) ou qu’il couvre le prix des services publics que les citoyens trouveraient auprès des établissements privés (il rembourse les soins dans les hôpitaux privés).
La véritable question devient donc d’abord de définir clairement l’extension de services que la collectivité juge utile d’assurer à travers l’État (ce qui revient pratiquement à en définir les fonctions) et, dans un deuxième temps seulement, de définir les modalités techniques et institutionnelles les plus adaptées pour assurer la production et la fourniture de ces services. La confusion entre ces deux étapes est hélas courante dans les débats publics.
De manière symétrique, il est nécessaire que les entreprises publiques qui opèrent sur le marché soient assujetties à un plan comptable et à des règles de gestion indépendantes de la nature publique de la propriété de leur capital. Les subventions qu’elles peuvent être amenées à consentir doivent être couvertes par des dotations budgétaires, faute de quoi leur situation financière ira en se dégradant alors même que les déficits publics seront occultés.

Investissement public et fourniture de service public
Dès lors que la fourniture d’un service donné est considérée comme relevant de la responsabilité publique, que ce soit par nécessité si le privé ne peut l’assurer (les services “régaliens”) ou par un choix plus ou moins explicite (l’eau potable ou l’électricité), la question des modalités de cette fourniture doit être abordée en ne perdant pas de vue que c’est le “service” qui constitue la finalité et non pas les moyens mis en œuvre pour le fournir. Quelques remarques s’imposent à cet égard :
• Le service public peut être plus ou moins substituable : enseignement privé face à l’enseignement public et voitures privées face au transport public.
• Il peut être fourni de manière complète ou partielle : le train ou le métro assurent la globalité du service de transport alors que les routes ne sont utiles que si des véhicules privés les empruntent.
On a tendance à confondre fourniture de services publics et contrats de travaux publics. L’ambiguïté se noue autour du terme de projet. L’Union européenne définit un projet comme « un ensemble d’activités qui assurent, d’une manière soutenable, à un ensemble défini de bénéficiaires, un ensemble défini d’avantages ».
Cette définition mérite quelques commentaires :
• Il est question d’“ensemble d’activités” et non pas, comme dans la définition que le SCN donne de l’investissement, d’“acquisitions moins cessions d'actifs fixes” ; l’investissement n’est qu’une des composantes possibles d’un projet.
• Il est aussi question d’“ensemble défini d’avantages” et d’“ensemble défini de bénéficiaires”. Un projet va donc nécessairement, en aval, jusqu’à la fourniture d’avantages définis pour des utilisateurs finaux. L’aspect physique n’est qu’un des maillons possibles d’un projet. L’infrastructure est un moyen et non une fin en soi.
Les différences tiennent en particulier à deux aspects :
• Beaucoup de “projets” dans l’acception courante ne sont en fait que des “activités” et ne recouvrent même pas l’ensemble des équipements physiques nécessaires au fonctionnement du projet : un barrage sans les canaux d’irrigation ou une usine électrique sans le réseau de transmission, etc.
• La quasi-totalité des “projets” ne couvrent que l’investissement physique initial et négligent les volets opérationnels (ressources humaines, qualification, procédures d’entretien et de fonctionnement, etc.) sans lesquels on ne peut parler de “projets” au sens de la définition retenue.
Il est évident que la FBCF publique inclut des investissements non productifs. C’est notamment le cas des équipements inachevés, non intégrés, mal entretenus ou mal utilisés. Une des caractéristiques communes aux pays sous-développés est l’écart considérable entre les montants d’investissement consentis et les additions effectives au capital productif. Des études estiment cet écart à près de 50 % (1).

Effets économiques des investissements publics
L’investissement et le capital publics diffèrent de l’investissement et des capitaux privés par le fait qu’ils ne subissent pas la régulation de marché qui s’applique aux seconds. Aussi faut-il accorder une attention particulière à leurs conditions de mise en œuvre et de fonctionnement.
L’approche macroéconomique, par sa nature globale, ne distingue pas clairement les “infrastructures” des autres formes de capital et elle ne se décline pas facilement en termes sectoriels. Tout au plus peut-on dire que les infrastructures ont une priorité certaine en deçà d’un seuil donné d’équipement, car elles sont censées plutôt améliorer la rentabilité des autres investissements que l’inverse et, malgré certaines divergences, les estimations économétriques confirment qu’elles ont un rendement économique appréciable (2).
Si on veut les suivre de manière analytique, les effets économiques de l’investissement public sont complexes.
Le diagramme en présente les grands traits.
Il est possible de classer ces effets en trois catégories :
1) Effets de la dépense d’investissement et de fonctionnement sur la demande. Ils peuvent être regardés comme la propagation de vagues concentriques à travers l’économie qui vont en s’atténuant avec le temps : vient d’abord l’impact direct de la dépense sur la création de valeur ajoutée (et sur les importations) durant le cours des études, des travaux et de l’entretien, puis l’impact indirect des flux des revenus générés par les effets directs et qui sont utilisés par les agents résidents à des fins de consommation et en partie à des fins d’investissement.
2) Effets du produit de l’investissement. Certains investissements d’infrastructure aboutissent à produire des biens ou des services marchands (l’électricité, le téléphone et l’eau sont les exemples classiques), mais l’appréciation de leurs effets peuvent être faussés soit du fait de subventions systématiques, soit du fait de l’incorporation de taxes (téléphonie cellulaire) découlant de situations de monopole (voir lexique n°s 5578 mars 2008 et 5579 avril 2008 ). Mais la plupart des infrastructures aboutissent à produire des biens et des services non marchands (santé, éducation, routes, etc.). Pour certaines d’entre elles, on peut procéder à un calcul indirect de leur produit en imputant aux ménages une consommation et un revenu équivalents, égaux à la valeur estimée de ces services par comparaison avec des services marchands équivalents. Mais il est évident que, pour ces cas, tout excès permanent des capacités de production (équipements ou personnel) par rapport à la production effectivement consommée devient pure perte en termes économiques. Pour d’autres cas enfin, l’exercice d’imputation est encore plus difficile, car une des caractéristiques des équipements publics est précisément qu’ils intègrent une large part d’externalités qui non seulement ne sont pas prises en compte par le marché, mais qui sont aussi difficilement imputables. Les travaux routiers ou de viabilisation urbaine permettent des gains de temps en facilitant les déplacements et la localisation des activités, mais sont un cas classique de capture des externalités par l’élévation des valeurs foncières qu’ils induisent et par les effets de redistribution et d’augmentation des coûts qui en découlent.
3) Effets de la couverture du coût de l’investissement et du service. Quand on évalue l’efficacité et l’efficience d’un service ou d’un investissement publics, on est souvent porté à oublier que ce service et cet investissement ont un coût. Si le coût est couvert à travers le paiement par les usagers du service produit de son prix, on est ramené au cas habituel et le fait que l’entité productrice relève du secteur public ne change rien à l’affaire. Mais dans la plupart des services publics, le coût n’est pas ou n’est que partiellement couvert par les usagers, soit que le service soit non marchand (routes, justice, défense, etc.), soit qu’il fasse l’objet d’une décision politique de l’assurer comme service public sans contrepartie ou avec une contrepartie limitée voire symbolique (éducation, santé), soit encore qu’il bénéficie de subventions (eau, transports en commun, électricité). Dans tous ces cas, l’investissement et le service doivent être financés par l’État à travers le prélèvement d’une recette équivalente. Or, les modalités de prélèvements sont complexes. Elles comprennent, pour la partie non payée par l’usager bénéficiaire, trois volets essentiels : les impôts généraux, les prélèvements obligatoires de nature quasi fiscale (type cotisations aux caisses maladie ou familiale de la Sécurité sociale) et la dette.
Les impacts économiques et sociaux de la fiscalité et de la quasi-fiscalité ne sont pas évidents à mesurer.
Mais dans tous les cas, la fiscalité signifie une réduction des revenus disponibles et, par conséquent, une réduction de la consommation et, dans une moindre mesure, de l’épargne. En termes économiques, la dépense publique n’est justifiée que si ses effets procurent une utilité supérieure à celle qui aurait découlé de l’utilisation par les ménages des revenus qui leur ont été enlevés.
Les effets du financement par l’endettement sont encore plus complexes à apprécier, car l’endettement signifie beaucoup de choses à la fois et ses effets varient énormément en fonction de plusieurs paramètres. Ces effets passent par deux canaux principaux : (a) la mobilisation du capital d’une part, (b) le paiement des intérêts de l’autre.
a) Au niveau du capital. Dès le moment où l’investissement public ou la dépense publique se traduisent par des dettes (et notamment par des dettes internes), une partie de l’épargne disponible est drainée vers la détention des titres de dette publique, perçus par leurs détenteurs comme une forme de richesse. Sans la dépense publique, cette épargne aurait été utilisée autrement : en investissements domestiques ou en investissements à l’étranger, elle aurait entraîné un surplus de revenus. Dans ce sens, l’investissement public et l’investissement privé se trouvent mis en relation, puisque la productivité du premier doit être supérieure à celle du second pour que la dépense publique soit économiquement justifiée. Si le financement est extérieur et qu’en l’absence du projet d’investissement, le financement n’aurait pas pu avoir lieu pour d’autres utilisations, l’effet “en capital’ est annulé.
b) Au niveau des intérêts. Un surplus d’endettement aujourd’hui, c’est d’abord un surplus d’impôts à partir d’aujourd’hui et généralement pour toujours (du moins en nominal, car les dettes publiques ne baissent pratiquement jamais en valeur nominale). Ces impôts alimentent un flux de transferts des contribuables en faveur des prêteurs au titre du paiement des intérêts. Un projet n’est donc intéressant pour les contribuables, dans leur ensemble, que si le taux de rendement (net des coûts d’amortissement) qu’ils en tirent est supérieur au taux d’intérêt servi sur la dette publique.

Impact financier des investissements publics
Le point de départ est simple ; s’il est une catégorie de dépense qu’il est naturel, voire nécessaire, de financer par l’emprunt, ce sont bien les dépenses en capital. Pareil financement est naturel, car les dépenses en capital sont concentrées dans le temps alors que leurs bénéfices sont décalés et étalés. Il est nécessaire, car leur financement par l’impôt reviendrait à faire payer les générations actuelles pour des bénéfices que tireront les générations futures.
Or il se fait, à la lumière des pratiques usuelles, que la seule catégorie de dépense qu’il est économiquement justifié de financer par l’emprunt est la plus contrainte par les considérations financières.
La forme la plus simple d’expression de la contrainte financière n’est autre qu’une inégalité qui plafonne les dépenses d’investissement d’une année à un montant donné ou encore qui plafonne la somme des dépenses d’investissement sur une période de quelques années à un montant donné.
Le premier commentaire qui se dégage est que l’approche décrite ci-dessus conduit à une très grande volatilité des dépenses en capital.
Cette volatilité a été à l’origine des réductions massives dans les dépenses d’investissement suite aux politiques d’austérité et d’ajustement structurel à partir de la deuxième moitié des années 80. Elle se retrouve dans la variance relative très élevée des parts du PIB allouées aux dépenses d’investissement entre les pays en développement, notamment depuis le milieu des années 80, comme le montre une étude récente ???référence ?
Or les dépenses d’investissement ne doivent pas être assujetties à des contraintes volatiles. Si l’on y ajoute les dépenses d’entretien qui dépendent d’un stock de capital qui reste pratiquement constant sur une période de quelques années, elles devraient encore être plus stables. Quand on constate donc, d’une année sur l’autre, une baisse ou une hausse sensible du ratio des dépenses en capital au PIB, cela signifie soit un bouleversement dans l’octroi des contrats (arrêt quasi total ou emballement), soit des coupes brutales dans les dépenses d’entretien avec les effets négatifs que cela entraîne.
Fait plus important, l’inégalité qui exprime habituellement la contrainte financière comporte un malentendu sur la réalité économique et sur la validité temporelle des deux termes de l’inégalité à la fois.
Les dépenses d’investissement ont deux caractéristiques évidentes :
• Elles n’expriment que la partie initiale de longues séries de cash-flow qui sont fortement déficitaires durant une courte phase au début et excédentaires sur une longue durée par la suite.
• Elles entraînent toujours une série annexe de dépenses d’entretien et de fonctionnement qui apparaissent dans les dépenses courantes.
Aucune de ces deux caractéristiques n’est prise en compte dans le poste des “dépenses en capital”.
Ce qui vaut pour l’investissement vaut aussi pour la soutenabilité de la dette ; dans l’un et l’autre cas, il s’agit de la recherche de niveaux d’équilibre à long terme et de chemins de convergence vers ces équilibres bien plus que d’images comptables statiques.
Deux conséquences découlent de ce qui précède:
• L’appréciation de la justification d’une dépense d’investissement doit être économique et s’appuyer sur le long terme. Elle doit 1) incorporer les dépenses d’investissement mais aussi des dépenses d’entretien et de fonctionnement des équipements réalisés, 2) prendre en compte les modalités de récupération par l’État, à travers la fiscalité ou les paiements d’usagers, d’une part des produits économiques du projet, 3) intégrer l’ensemble du “projet” et non pas l’infrastructure isolée.
• L’approche économique ne règle pas automatiquement la question financière qui, pour n’être pas déterminante comme critère de choix, n’en reste pas moins présente, car les marchés financiers ne réagissent pas nécessairement de manière conforme aux données économiques de la solvabilité.
Il reste que le couplage des deux aspects, économique et financier, n’est pas simple ni automatique. On doit cependant souligner que cette dualité d’approche permet de donner une justification spécifique aux différentes formes de “financement hors marché” (dont la plus immédiate est représentée par les prêts bilatéraux ou multilatéraux) : ils fonctionnent comme leviers d’une politique contre-cyclique et comme instruments de correction des écarts qui peuvent survenir sur les marchés de capitaux. C’est là une des raisons essentielles qui justifie l’existence des institutions financières internationales (Banque mondiale et FMI) et des institutions régionales équivalentes.

(1) Pritchett, L. (1996), “Mind your P’s and Q’s. The cost of Public Investment is not the value of Public Capital”, Policy Researcg Working Paper 166°, The World Bank.
(2) Voir en particulier : Aschauer, D.A. (1989), “Is Public Expenditure Productive ?”, Journal of Monetary Economics, 23, 177-200.