Les articles 31 et 32 ont finalement été retirés du projet de loi de finances pour 2010. C’est une bonne nouvelle pour les contribuables, car il s’agissait d’un cadeau fiscal injustifié devant profiter aux sociétés riches en actifs immobiliers qui ont déjà bénéficié amplement des plus-values dues à la récente flambée des prix.

Le projet de budget pour l’année 2010 présenté par la ministre des Finances énumérait dans sa partie introductive relative aux sources de financements une série de sources nouvelles ou additionnelles de revenus. L’une d’elles était un « impôt de 3 % sur les différences positives résultant de la revalorisation exceptionnelle des actifs immobilisés, des terrains et des actifs sociaux ».

Cette présentation était abusive : si cette mesure était censée rapporter à l’État, selon les estimations, quelque 100 millions de dollars à titre exceptionnel en 2010, elle l’aurait privé de recettes futures au moins cinq fois supérieures à travers un “cadeau fiscal” d’autant plus injustifié qu’il était destiné à ceux qui ont bénéficié de très importantes plus-values foncières ces dernières années.

Inscrite aux articles 31 et 32 de la dernière mouture du projet de budget 2010, cette mesure fiscale a finalement été abandonnée, après une tentative tardive de correction de ses effets indésirables, la majorité des deux tiers requise pour son adoption n’ayant pas été réunie lors du vote du Conseil des ministres le 18 juin.


Pour comprendre en quoi cette mesure était injustifiée, il faut savoir que la loi de l’impôt sur le revenu (décret-loi n° 144/59, article 45) prévoit que la plus-value résultant de la cession ou de la réévaluation d’actifs immobilisés est assujettie à un impôt de 10 %, sauf en cas d’exceptions spécifiques définies par le texte, comme l’allocation de ces bénéfices à la construction de logements  pour les employés de la société ou la couverture de pertes antérieures reportées.

Pourquoi donc appliquer un taux de 3 au lieu de 10 %, un niveau déjà faible par rapport aux standards internationaux et aux autres impôts directs locaux en vigueur ?

L’inspiration de la mesure fiscale “exceptionnelle” écartée du projet de budget de 2010 semble se trouver dans la loi 282/93 (article 9) et son décret d’application 5451/94 qui amende l’article 45 de la loi de l’impôt sur le revenu : à l’époque, en 1994, le Liban sortait de plus de 15 ans de guerre.

Avant-guerre, l’impôt sur la plus-value résultant de cession d’actifs immobilisés était d’environ 15,5 %

Les sociétés concernées étaient incapables de l’acquitter en raison de l’importance de la plus-value qui serait apparue dans les comptes en raison, d’une part, de la dévaluation de la livre et, d’autre part, des changements des conditions économiques.

Un mécanisme a donc été instauré pour inciter toutes les sociétés et personnes physiques (tenant une comptabilité régulière) à procéder à la réactualisation de leur bilan (principalement éléments d’actifs immobilisés et biens-fonds) à titre exceptionnel et unique, moyennant une réduction à 1,5 % de l’impôt sur la plus-value occasionnée par l’opération. En vigueur jusqu’au 31/12/1997, le mécanisme a été prorogé par la suite tous les ans, bien qu’il ne soit plus réellement utile, car il s’applique aux biens acquis avant 1994.

S’il était incontestablement justifié en 1994, le mécanisme de réactualisation exceptionnelle ne l’est pas aujourd’hui : en cas de nécessité de réévaluation des actifs, le cadre normal de la loi de l’impôt sur le revenu suffit.

L’ampleur de l’évasion que la mesure fiscale aurait permise apparaît lorsque l’on suit les deux étapes de l’ingénierie fiscale : d’abord l’opération de réactualisation exceptionnelle, puis la cession du bien concerné.

Dans un premier temps, l’impôt sur la plus-value de réévaluation aurait été réduit de 10 à 3 %, soit un manque à gagner de 7 points pour l’État. Dans un second temps, le bien aurait été cédé (avec l’assentiment ou la bienveillance du fisc) à sa valeur réévaluée, donc sans profit “apparent”. Le manque à gagner aurait été encore plus important pour le Trésor public et le stratagème plus rentable pour le contribuable, s’il s’agit d’une opération “professionnelle”, c'est-à-dire rentrant dans le cadre normal et coutumier de l’activité de l’entreprise. Dans ce dernier cas, c’est l’impôt de 15 % sur le bénéfice des sociétés et l’impôt de 10 % sur les dividendes, soit un total combiné de 23,5 % (pour les particuliers ce serait l’impôt progressif allant jusqu’à 21 %), qui aurait été réduit à presque rien, car le bien aurait été cédé avec un gain comptable quasi nul, puisque réévalué dans le bilan au prix du marché.
Ainsi le bénéfice issu de la vente par une société d’un actif immobilisé aurait été soumis à un impôt de 3 % au lieu de 23,5 %. Si cet abattement avait bénéficié à des entreprises dont l’objet social est de faire le commerce de biens fonciers et immobiliers, on imagine l’ampleur du manque à gagner pour l’État.

Les recettes qui auraient échappé ainsi au Trésor sont d'au moins 550 millions de dollars

Un calcul rapide et approximatif effectué sur la base des transactions immobilières réalisées en 2009 permet d’estimer à au moins 550 millions de dollars les recettes qui auraient échappé ainsi au Trésor, un montant supérieur à ce que le relèvement de deux points du taux de la TVA était censé rapporter.
Le manque à gagner est en tout cas important lorsque l’on considère l’absence de taxation des plus-values issues de ventes réalisées par de simples particuliers : ces derniers n’étant tout simplement soumis à aucune taxe ou impôt au titre de la cession de leur bien, le droit d’enregistrement étant à la charge de l’acheteur. Au total, c’est au moins un milliard de dollars que l’État pourrait facilement collecter ainsi.

Les opérations d’évasion fiscale légales ne sont pas nouvelles. La loi exceptionnelle n° 282/93 prévoyait une deuxième exemption (article 19 modifiant l’article 73/5 de la loi de l’impôt sur le revenu) : les cessions d’actions échappaient à l’impôt sur le revenu (des capitaux mobiliers). La pratique a étendu cette exemption aux actions détenues par des sociétés.

J’avais à l’époque insisté dans mes études et publications pour qualifier les cessions d’actions détenues par des sociétés en cessions de participations, assimilables à de l’actif immobilisé, afin de soumettre les plus-values réalisées à l’impôt de 10 % prévu à l’article 45 de la loi de l’impôt sur le revenu. Mais, la loi de finances de 1995 a par la suite contourné cette difficulté en exonérant, de tout impôt sur la plus-value, la cession de participations détenues par des sociétés holding depuis plus de deux ans (admettant par la même implicitement le bien-fondé du raisonnement et de la soumission de principe des plus-values réalisées sur titres de participation à l’impôt). En clair, cela signifie qu’une holding peut revendre, à titre d’exemple, des titres Solidere récemment acquis avec une forte plus-value en franchise de toute imposition. Alors qu’une entreprise familiale qui a travaillé longtemps à valoriser un actif est soumise d’une part à un impôt de 10 % sur la plus-value (hypothétique très souvent) réalisée au moment de sa cession et d’autre part à un droit de timbre fiscal de 3 ‰ (trois pour mille) sur le montant global de la transaction réalisée. 

L’instrumentalisation de la fiscalité au profit de certaines catégories est d’autant moins acceptable que c’est le tissu social des villes libanaises qui est menacé par les effets de la spéculation foncière.

Cet exemple est en tout cas révélateur de la façon dont les politiques et les mesures fiscales sont adoptées au Liban. C’est à une refonte générale de notre système d’imposition qu’il faudrait aujourd’hui réfléchir le plus sérieusement du monde. En considérant que « la fiscalité, le système économique et le milieu social sont dans une situation de dépendance réciproque ». Envisager de nouveaux impôts, mieux répartir la charge fiscale, doit nécessairement se faire en évaluant en contrepartie l’impact de la charge fiscale sur les contribuables, d’un point de vue économique et social, et son seuil de tolérance.