Un article du Dossier

Le Liban dilapide son eau

Depuis plus de soixante ans, des projets se succèdent pour exploiter l’eau du Litani, le fleuve le plus abondant du Liban, mais les controverses suscitées par la construction potentielle de barrages et les problèmes de financement continuent d’en retarder la réalisation.
 

Avec un bassin de 2 170 km2, le Litani est le seul fleuve libanais entièrement national, depuis sa source à Haouch Barada, dans la région de Baalbeck, jusqu’à son embouchure à Qasmieh, près de Tyr. L’apport naturel annuel du fleuve est estimé à 750 millions de mètres cubes d’eau en moyenne, soit près d’un cinquième des ressources nettes en eau annuellement disponibles, dont une grande partie est utilisée à des fins d’irrigation et de consommation industrielle et urbaine.
L’exploitation du Litani, le fleuve le plus abondant du pays, a fait l’objet de différentes études et recherches dès le début des années 1950 pour donner lieu à plusieurs projets de réseaux d’irrigation, d’adduction d’eau potable ou encore de barrages. À ce jour, les projets d’irrigation du Liban-Sud, le projet Békaa-Sud et le projet d’irrigation entre Saïda et Jezzine ont connu un début de mise en œuvre. Ces projets, visant à l’aménagement du Litani, ont été relancés dans le cadre de la stratégie décennale 2000-2010 reconduite jusqu’en 2018. Mais le plus vieux projet d’irrigation relié au Liban est antérieur à l’indépendance du Liban : il s’agit du projet “Qasmieh-Ras el-Aïn” (QRA). C’est le seul qui à l’heure actuelle a pu être intégralement réalisé. Il s’étend sur la plaine côtière sud, de Tyr à Saïda, jusqu’à 100 m d’altitude. Sous l’impulsion des Anglais arrivés en 1941 sur la plaine côtière, les cultures irriguées sont développées pour assurer un approvisionnement alimentaire aux troupes britanniques. La France, puissance mandataire, va financer un réseau collectif de distribution dans la zone d’Abi Aïn Abdallah, village situé sur les bords des plaines alluviales du fleuve de Qasmieh, avec l’assistance technique des troupes anglaises. Une première partie du projet QRA sera achevée en 1941, puis le canal sud et nord seront terminés entre 1944 et 1956. Le projet sera rattaché à l’Office national du Litani en 1974, détruit par les bombardements israéliens en 1981, puis réhabilité entre 1998 et 2000 pour un coût de 26 millions de dollars, financés par la Banque mondiale dans le cadre de l’accord signé par le ministère de l’Énergie et des Ressources hydrauliques, l’Office national du Litani et le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR). Ce projet est considéré comme l’un des plus importants parmi les projets du Litani, avec une surface irriguée de 3 200 ha.

Trois grands projets d’irrigation

Plusieurs autres grands projets d’irrigation ont été programmés dans les années 1970 et n’ont été réalisés que partiellement : le projet Liban-Sud, le projet Békaa-Sud et le projet d’irrigation pilote entre Saïda et Jezzine. 

Le projet Liban-Sud
Dans la fin des années 50, deux projets sont proposés pour développer l’irrigation du Liban-Sud : le “canal 600”, qui concerne la zone de Nabatiyé ainsi que les terres côtières au-dessus du projet Qasmieh-Ras el-Aïn, et le “canal 800”, qui prévoit une irrigation du Sud intérieur. C’est finalement le projet 800 qui sera choisi en 1968 par l’Office national du Litani (ONL), un établissement public sous la tutelle du ministère de l’Énergie et des Ressources hydrauliques créé en 1954. Cet organisme, chargé du jaugeage des cours d’eau, a entrepris des études pour évaluer la superficie des terres à irriguer dans le sud du Liban. La superficie agricole utile a été estimée à 29 570 hectares dans cette région, dont une surface irriguée de 12 743 ha. Dans les années 1970, le gouvernement libanais a demandé au PNUD une assistance technique pour entamer l’étude de faisabilité du projet d’irrigation du “canal 800”, sous la supervision de l’Office du Litani et en collaboration avec la FAO. Le Liban a alors obtenu un prêt de la Banque mondiale d’une valeur de 8 millions de dollars dans le cadre du projet de l’IRMP (projet de réhabilitation et de modernisation des grands projets d’irrigation). Entre 1973 et 1977, l’assistance technique assurée par le PNUD et la FAO procède à des études pédologiques, topographiques et foncières dans la zone en question, avant que l’occupation du Sud-Liban par l’armée israélienne ne mette ces projets en veilleuse. Dès 1998, un don d’une valeur de 300 000 dinars koweïtiens (un million de dollars) est octroyé pour la modernisation des études primaires du projet qui constitue un atout essentiel pour l’amélioration de la productivité agricole, le développement des zones frontalières du sud du pays et la création de l’emploi. Mais ce n’est qu’en 2002 que la construction de l’adducteur 800 fait l’objet d’une loi. Une première étude a été réalisée par Dar el-Handassah, puis a été réactualisée entre 2005 et 2007, date à laquelle ont été lancés des appels d’offres. Le projet de canal permettrait le transfert de 110 millions de mètres cubes d’eau depuis le barrage de Qaraoun : 20 millions de m3 pour approvisionner en eau potable 98 villages dans les régions du sud du Litani, de Nabatiyé et de Marjeyoun, et 90 millions de m3 pour assurer l’irrigation d’un périmètre de 14 700 ha dans 12 zones d’irrigation dans le sud du Liban. La première phase du projet, qui doit être lancée au cours de l’année 2011 et qui durera cinq ans, prévoit de construire un convoyeur principal de 52 km. Le canal adducteur principal assurera le transfert de l’eau du sud du lac Qaraoun au village de Barachit dans la région de Bint Jbeil. Une seconde phase prévoit ensuite d’équiper des secteurs d’irrigation, avec notamment la construction de trois tunnels, de canaux ouverts et d’un réseau de tuyaux. « Actuellement, les négociations sont en train d’être finalisées avant la signature du contrat », explique Youssef Karam, chef du département irrigation, eau, eaux usées et infrastructures au CDR, qui supervise le projet. Le “canal 800” sera financé à hauteur de 183 millions de dollars par le Fonds arabe pour le développement économique et social (91 millions de dollars), le Fonds koweïtien (70 millions de dollars) et l’État libanais (22 millions de dollars).

Le projet Békaa-Sud
Le projet Békaa-Sud, également inclus dans le projet national du Litani au début des années 70, envisage la valorisation agricole du sud de la Békaa. Son aménagement est soutenu par l’assistance technique des Français (Gersar/Canal de Provence). Ce projet, nommé “canal 900”, est situé entre l’aéroport militaire de Rayak et le lac de Qaraoun, et doit irriguer 23 000 hectares (à partir du barrage de Qaraoun et des sources de Anjar et Chamsine). Avant le déclenchement de la guerre civile, 2 000 ha ont pu être construits sur un premier casier de la rive gauche du Litani. Mais avec l’invasion israélienne en 1982, les canaux sont détruits. Ils seront réhabilités à partir de 1995 dans le cadre du projet de la Banque mondiale “Irrigation, rehabilitation and improvment project” pour un montant de 16 millions de dollars. Le périmètre d’irrigation de 2 000 ha a pu fonctionner à partir de 2002, avant d’être à nouveau endommagé pendant la guerre de 2006, puis rénové. Les 2 000 ha sont aujourd’hui exploités par l’Office national du Litani. Actuellement, des études sont en cours pour accroître les surfaces irriguées du canal 900 de 6 700 hectares.

Le plan Saïda-Jezzine
L’ONL a également entrepris en 1963 de mettre en place une zone entre Saïda et Jezzine où l’on pourrait étudier les différentes cultures adaptables à la région et choisir les méthodes d’irrigation appropriées. L’infrastructure y a été endommagée suite à la guerre et une superficie de 380 ha, qui assure l’eau d’irrigation à 595 abonnés, est aujourd’hui en voie de réhabilitation. Le projet a débuté en janvier 2007 et devra être achevé en août 2011 pour un montant de 275 000 dollars financés par le Fonds arabe pour le développement social.


Des barrages prévus à Khardali et Bisri

L’Office national du Litani, qui relève du ministère de l’Énergie et des Ressources hydrauliques, insiste toujours sur l’importance de la construction de barrages notamment dans les villes de Khardali et de Bisri dans le sud du pays. Mais ces projets, à l’instar de la plupart des 39 ouvrages de ce type prévus dans le pays, sont retardés par manque de financement.
L’avant-projet de construction du barrage de Khardali, dans la région de Nabatiyé, avait été réalisé dans les années 1970, mais est tombé dans l’oubli après la guerre. Le projet devra être réétudié dans la deuxième moitié de 2011, son coût étant estimé à 150 millions de dollars, le financement n’est pas encore assuré. Une superficie irriguée de 12 000 ha sur les 70 000 ha de régions non montagneuses du Sud bénéficiera de cette eau dont 5 000 ha dans le périmètre de Qasmié (entre zéro et 100 m).
Le projet de construction d’un autre barrage dans la ville de Bisri, près de Jezzine, avait lui aussi sombré dans l’oubli avant de ressurgir aujourd’hui pour être à nouveau étudié après une décision du gouvernement dans les années 1990 de le mettre en œuvre. Ce barrage, dont la capacité est d’environ 120 millions de mètres cubes d’eau, devrait permettre l’irrigation du littoral entre Saïda et Beyrouth, et l’adduction en eau potable du Grand Beyrouth. Reste à en assurer le financement, le coût étant estimé à 150 millions de dollars.
 

Un niveau alarmant de pollution

La pollution du bassin du Litani et du barrage de Qaraoun a atteint des niveaux alarmants étant donné le déversement fréquent de pesticides dans la Békaa et leur infiltration au niveau de la nappe phréatique, ce qui constitue une menace pour la santé publique. Le Dr Kamal Slim, chercheur au Conseil national de la recherche scientifique (CNRS) et professeur de sciences de l’environnement à l’Université libanaise, explique que la pollution du Litani est principalement due à la prolifération de cyanobactéries, matières extrêmement toxiques dont la multiplication se déclare notamment avec le temps, dans les barrages. La propagation de ces bactéries est le résultat du réchauffement climatique et reste un problème peu contrôlable. Selon Slim, il ne faudrait pas construire de barrages sur le Litani avant la réalisation d’une étude d’impact écologique, sachant qu’ils sont propices au développement des cyanobactéries. Des stations d’épuration d’eaux usées sont nécessaires, ajoute-t-il, estimant que des stations déjà existantes, seule celle de Khaldé affiche des résultats satisfaisants. Slim a indiqué qu’il faudrait mettre un terme aux sources de pollution, notamment les eaux usées. Une fois la pollution limitée, la nature pourrait reprendre le dessus et combattra elle-même la prolifération des cyanobactéries. On pourrait d’autre part envisager d’utiliser un produit chimique à base de sulfate de cuivre qui pourrait empêcher la multiplication des bactéries si la contamination devient très grave. Un plan d’orientation environnemental pour la région du fleuve du Litani et du barrage de Qaraoun a été élaboré en 1998 pour proposer des solutions à la pollution à travers une initiative du Comité de coopération suédois pour le développement en coopération avec le ministère libanais de l’Environnement, le CDR, l’Office national du Litani et certaines associations locales. Les travaux, dont le coût avait été estimé à 0,7 million de dollars, devaient s’achever en mars 2000. Mais des circonstances particulières, notamment la baisse du niveau de l’eau du Litani qui a résulté en une augmentation considérable de la pollution, les ont retardés.
Le ministère de l’Environnement et le PNUD ont lancé en juillet 2010 une nouvelle étude concernant la lutte contre la pollution du lac Qaraoun. Les résultats et les recommandations seront publiés en juin 2011. Les solutions devraient consister en un contrôle des sources de pollution, notamment le traitement des eaux sanitaires grâce à l’installation de stations de filtrage au niveau de l’embouchure des égouts ainsi que la mise en place de canaux de drainage permettant d’éviter l’infiltration au niveau de la nappe phréatique.
 

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