Un nouveau décret du ministère de l’Agriculture réglemente désormais l’étiquetage et l’emballage de l’ensemble des produits laitiers importés sur le territoire libanais.
Ce décret vise à réduire les possibilités de fraude, l’ampleur de celle-ci ayant été révélée à la suite du scandale de la nourriture avariée qui a éclaboussé le Liban courant mars. Mais si l’intention est louable, l’application de cette circulaire est jugée impossible par les importateurs de produits comme les camemberts fermiers, les vieux parmesans ou les crottins de Chavignol dont la présence sur le marché est menacée. 
 

Les Libanais amateurs de fromages français, espagnols ou italiens… risquent de bientôt devoir vivre sans leur camembert, parmesan ou manchego préférés. En cause ? Un décret du ministère de l’Agriculture qui impose depuis le 1er avril 2012 l’étiquetage en arabe de l’ensemble des produits laitiers et de ses dérivés. La nouvelle circulaire exige que figure ainsi sur l’emballage un étiquetage en arabe mentionnant un certain nombre d’informations comme le poids, les principaux composants, le pourcentage de matières grasses, ou la date de péremption. « Le décret impose également un emballage hermétique qui ne puisse être ouvert que par le consommateur final », fait valoir un restaurateur beyrouthin, aux prises avec l’application de cette circulaire ministérielle qu’il juge « en pratique, inapplicable »
À l’origine, ce décret ministériel répondait à une préoccupation de sécurité sanitaire : il visait les fromages de type “kachkaval” ou “joubneh baïda” que certains font venir au Liban en grosses quantités en provenance de pays voisins avant de les “repackager” dans des portions plus réduites, sans fournir d’informations claires aux consommateurs. « Pour ces fromages, il n’existe aucune garantie, ni traçabilité et l’on peut comprendre la préoccupation du ministère. Celui-ci veut clairement empêcher le réétiquetage frauduleux et mettre un frein à une éventuelle contrebande dans cette filière », avance le fromager Jean-Charles Khairallah, propriétaire de la boutique Jean-Charles, près de l’hôtel Alexandre.
Le décret a été ensuite élargi pour concerner tous les fromages, notamment ceux en provenance de l’Union européenne, même s’ils répondent dans leurs pays d’origine à des normes et des contrôles sanitaires stricts.
De l’avis des importateurs, le décret du ministère de l’Agriculture a été mal préparé : « Sa mise en place n’a pas été discutée avec les opérateurs au préalable, qui se retrouvent devant le fait accompli, fait encore valoir Jean-Charles Khairallah. À tout le moins, on aurait aimé un effort d’information et de consensus. »
L’application du décret bute en effet sur une série d’obstacles. La première concerne les délais : le ministère ayant décidé de n’en accorder précisément aucun, sauf cas exceptionnels décidés par le ministre lui-même, les groupes internationaux comme Bel, Bongrain, Bridel, Nestlé ont vu leurs commandes stoppées nettes. En partie parce que les autorisations de mise sur le marché sont gérées au niveau du cabinet du ministre de l’Agriculture, qui est le seul habilité à donner son aval, créant de fait un engorgement sans précédent.

La grogne des importateurs

« Même si l’on veut bien faire, on n’y arrive pas. Cela fait plusieurs jours que je passe aux services du ministère, sans parvenir à aucun résultat, alors que ma cargaison est bloquée aux douanes. Les conditions de conservation y sont suffisamment douteuses pour que je considère de toutes les façons ma marchandise comme désormais impropre à la vente », assure un importateur sous couvert d’anonymat. Mais pour ces grandes sociétés industrielles, le respect des nouvelles normes ne devrait pas cependant poser trop de difficultés. « C’est une contrainte et un coût supplémentaires qui ne sont cependant pas insurpassables pour un grand groupe : ils sauront s’adapter d’autant que les volumes en jeu leur permettent de dédier une ligne de fabrication spécifique au Liban », fait valoir Jean Massoud, des Établissements EAM, qui importe notamment les produits Bel. 
Le problème concerne en revanche les importateurs de produits laitiers de terroir et, en particulier, de fromages fermiers. Ces opérateurs s’approvisionnent auprès d’artisans fromagers et importent souvent en très petites quantités. En tout, vraisemblablement ce sont des dizaines d’importateurs qui sont concernés : c’est notamment le cas des restaurants haut de gamme ou des épiceries fines, voire de certaines enseignes de supermarchés comme le TSC ou Monoprix qui ont développé un comptoir de fromages qualitatifs. « C’est un cauchemar : le décret nous interdit par exemple d’importer un fromage s’il lui reste moins de la moitié de sa “durée de vie” totale. Mais cela ne tient nullement compte de la question de l’affinage. Prenez un vieux parmesan avec une “durée de vie” supposée de quatre ans. Désormais, si je respecte le décret, je dois l’importer avant ses deux ans… Ce qui ne fait plus de lui un “vieux parmesan” et le rend quasi impropre à la consommation… explique un restaurateur du centre-ville de Beyrouth. Le décret est tout simplement inapplicable. C’est l’arrêt pur et simple des importations de fromages non industriels qui se joue désormais. »

Et la gastronomie ?

Pour le secteur de la gastronomie, la nouvelle est rude. Car elle met en péril leur filière d’approvisionnement et la réputation de ces enseignes, en large partie basée sur la qualité des produits vendus. « Vous ne pouvez pas demander à un petit producteur de Rocamadour de dédier une ligne de fabrication aux commandes libanaises. Elles ne sont pas suffisantes pour qu’il accepte d’en supporter le surcoût. C’est donc à moi qu’il revient de payer et de faire apposer ce label en arabe. Pour chaque fromage, je dois demander une autorisation du ministère et la validation de l’étiquette. Puis l’envoyer à mon fournisseur, pour qu’il l’appose et ferme “hermétiquement” son produit : comme je change régulièrement mes produits afin de diversifier mon offre, ma vie risque bien de se passer désormais dans les couloirs du ministère… Et cela me revient 0,20 centime d’euros supplémentaires par pièce. C’est un coût énorme », explique Jean-Charles Khairallah.
Pour l’heure, le ministère se refuse à prendre en compte ces “cas particuliers” et continue d’exiger un même étiquetage pour tous. « Il commence à y avoir un phénomène de pénurie sur certains produits », avance un expert proche d’une ambassade européenne. Des négociations sont cependant en cours avec le syndicat des importateurs pour autoriser l’entrée de “petites quantités” de produits laitiers. Le syndicat proposant que soit autorisée l’importation de moins d’une tonne par expédition (bateau ou avion). Le ministère n’a pas souhaité communiquer sa position au Commerce du Levant. Mais si un accord n’est pas rapidement trouvé, les Libanais risquent tout simplement de devoir se passer de la plupart des produits laitiers importés, en particulier de tous ces délicieux camemberts fermiers normands, ces saint-marcellins crémeux, ou de ces délicieux petits picodons ardéchois, ou des tommes de brebis du Pays basque… C’est presque une tragédie…