Un article du Dossier

Les Libanais de Côte d’Ivoire tiennent 40 % de l’économie

Saf Cacao exporte le cacao ivoirien dans le monde entier. Depuis peu, la société, cofondée par les frères Amer, s’intéresse au marché mondial : sa nouvelle centrale d’achat devrait lui permettre de conquérir le monde…

Nabil Zorkot
Installé dans son bureau du port autonome de San Pedro, la deuxième ville portuaire de Côte d’Ivoire, par laquelle transitent toutes les matières premières à destination des États-Unis, d’Europe ou d’Asie, Ahmad Amer, président de la Société Amer et frères (Saf) Cacao, peut contempler tranquille l’entreprise qu’il a créée avec son frère Adnan Amer (aujourd’hui président du conseil d’administration) et Ali Lakiss (directeur général), il y a presque 30 ans. « Je suis né dans le cacao. C’est mon travail. Il n’a rien d’extraordinaire », assure Ahmad Amer. Comme tous les grands barons du marché du cacao, l’homme cultive une certaine discrétion. « Ma seule fierté ? Ma connaissance de la brousse et des planteurs. »
Pourtant, Saf Cacao qui emploie 1 000 personnes est le cinquième courtier de cacao de Côte d’Ivoire avec 120 000 tonnes de fèves exportées en 2013, soit environ 8 % de la production ivoirienne, estimée à 1,5 million de tonnes l’an passé (soit 40 % de la production mondiale). Surtout, avec 300 millions de dollars de chiffre d’affaires, Saf Cacao est le seul groupe ivoirien à pouvoir se mesurer aux grandes multinationales qui trustent le marché de la fève, à l’image de Barry Callebaut, de Cargill ou d’ADM, le trio de tête mondial.
Présente dans l’usinage et la transformation de la fève de cacao (via sa filiale Choco Ivoire, fondée en 2011), Saf Cacao vient de franchir une étape supplémentaire. Le groupe a ouvert, début 2014, une centrale d’achat à Lausanne en Suisse, baptisée Origins. Doté d’une dizaine d’employés à terme, ce bureau de négoce entend être l’ouverture sur le monde du groupe. « C’est une étape logique : pourquoi nous cantonner à l’exportation de fèves ivoiriennes, alors que nous pouvons aussi acheter et revendre le cacao d’autres pays ? Dans un premier temps, nous allons nous concentrer sur les productions d’Afrique. Mais rien ne nous interdit aussi de nous intéresser au cacao d’Amérique du Sud. »
En termes de développement, la cohérence est évidente. Mais l’ouverture de cette centrale répond aussi à la récente réforme (2012-2013) de la filière du cacao, initiée par la Côte d’Ivoire. Pour la comprendre, il faut revenir un peu en arrière. Dans les années 1990, sous la pression des institutions internationales, Banque mondiale et Fonds monétaire international en tête, Abidjan avait dû libéraliser le secteur et supprimer la caisse de stabilisation des cours, qui garantissait jusque-là un prix-plancher aux quelque 800 000 planteurs ivoiriens, autour de 50 % du prix CAF (coût, assurance et fret) de référence. Cette dérégulation avait eu des résultats catastrophiques : la multiplication des intermédiaires (planteurs, pisteurs, négociants, exportateurs, transformateurs ou chocolatiers…) avait débouché sur une opacité propice aux détournements de fonds, l’argent du cacao servant notamment à l’achat d’armes, pour alimenter les milices, affiliées aux partis politiques. « Sur le plan de l’agriculture, personne ne respectait plus les temps de fermentation, ou de séchage : la qualité périclitait. Nous étions tous pris dans la frénésie d’acheter vite et de revendre encore plus vite. » Quasi inévitablement, les planteurs, qui avaient perdu une large partie de leur revenu – on dit qu’ils étaient devenus les plus pauvres d’Afrique –, avaient laissé les cacaoyères partir à vau-l’eau : le verger avait vieilli, les rendements s’en étaient ressentis et les planteurs avaient choisi l’exode urbain. Une situation désastreuse pour un pays qui vit de ses matières premières exportées. « En 2012, le gouvernement ivoirien a imposé à nouveau un prix garanti pour les planteurs : 60 % du prix CAF de référence avec une caisse de compensation entre le prix effectif payé aux paysans et les fluctuations des cours internationaux. En contrepartie, la production doit répondre à des normes qualitatives strictes afin de permettre à la fève ivoirienne, qui oscille aujourd’hui entre la 2e et la 3e place mondiale en termes de qualité, de revenir à la première position. » Saf Cacao affirme que cette refonte s’est avérée « extrêmement positive » pour elle, même si ses marges, désormais fixes comme celles de tous les exportateurs, se sont considérablement réduites. « D’où la nécessité de se rattraper sur les volumes et d’envisager l’ouverture vers l’Europe avec notre nouvelle centrale d’achat pour nous diversifier », précise le président.
Diversifier : l’affaire semble facile. Pourtant, Saf Cacao a déjà tenté l’aventure en 2008, en développant une unité de broyage et de transformation via sa filiale Choco Ivoire. L’initiative s’est avérée plus compliquée que prévu : d’une capacité de 100 000 tonnes annuelles, l’usine, qui a nécessité un investissement d’environ 40 millions de dollars, tourne pour l’heure au ralenti : « Nous transformons environ 20 000 tonnes par an de nos achats. » La raison ? Une décision gouvernementale, qui a mis fin, en 2011, aux incitations fiscales, qui favorisaient jusque-là la transformation sur place. « Sans ses incitations, l’affaire n’est plus assez rentable. »
Originaires du village de Cana, au Liban, Ahmad et Adnan Amer aiment à dire qu’ils sont « nés dans le cacao ». Arrivée encore enfants en Côte d’Ivoire, leur famille vivait cependant depuis plusieurs générations déjà à Sassandra, à l’intérieur du pays. « C’est aussi ça la clef de la réussite : la confiance que notre nom inspire. Parce qu’avant moi, mon père était lui aussi un acheteur de fèves de cacao. » De simples acheteurs intermédiaires, les frères Amer sont devenus exportateurs. Une belle réussite, pour des hommes qui entendent rester « des gens de la brousse ».
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