Un article du Dossier

Les Libanais de Côte d’Ivoire tiennent 40 % de l’économie

Trois ans après la crise sanglante, qui a suivi l’élection d’Alassane Ouattara à la présidence, la Côte d’Ivoire connaît une croissance “à la chinoise” avec un taux de 9,8 % pour 2012. Mais cette embellie est conditionnée au maintien de la paix dans un pays encore fragile, que l’élection présidentielle de 2015 pourrait bien déstabiliser à nouveau.

Près de 9,8 % en 2012… 8,7 % en 2013… 8 à 10 % prévus pour 2014... les chiffres de la croissance ivoirienne donnent presque le tournis. « Les perspectives sont favorables », se félicite le Fonds monétaire international (FMI) dans un rapport récent.
Le pays est aujourd’hui revenu à une situation d’avant la crise de 2010-2011, au moment de l’élection présidentielle, la première jamais ouverte à l’ensemble des partis politiques depuis l’indépendance en 1960. À l’époque, la Côte d’Ivoire avait été le théâtre de violences postélectorales – trois mille personnes avaient été tuées – après le refus du président sortant, Laurent Gbagbo, de reconnaître sa défaite face à son opposant Alassane Ouattara. Les affrontements ne s’étaient terminés qu’avec l’intervention des militaires français et la capture de Laurent Gbagbo. Alassane Ouattara avait finalement pris ses fonctions en mai 2011. Quant à Laurent Gbagbo, il est toujours détenu par la Cour pénale internationale (CPI), à La Haye, pour crimes contre l’humanité, commis durant cette période.
Aujourd’hui, tout est calme dans les rues d’Abidjan. La sécurité semble revenue, même si certains quartiers comme le Plateau, où vivaient Français et Libanais, sont toujours abandonnés. Leurs habitants, partis vivre dans des régions plus “sûres” comme la Zone 4 ou Marcory, plus proches de l’aéroport ou des casernes françaises et “des moyens de fuites” en cas de soubresauts. « Il y a encore des quartiers où le pouvoir ne rentre pas », explique un habitant. « Beaucoup considèrent que Gbagbo était le véritable vainqueur des élections. Pour eux, ce sont les Français et les Américains qui lui ont volé la victoire. Les plaies ne sont cicatrisées qu’en apparence. »
Alassane Ouattara, qui a annoncé vouloir se représenter aux élections de 2015, fait feu de tout bois pour remettre le pays à flot. Il a inscrit la Côte d’Ivoire au sein de l’Initiative pour les pays pauvres très endettés (PPTE). « Elle a permis au pays de normaliser ses relations avec les bailleurs de fonds et de regagner progressivement la confiance des investisseurs privés et publics aux niveaux national et international », explique la Banque mondiale. Grâce à l’annulation de 8 milliards d’euros d’encours (10,9 milliards de dollars), la dette ivoirienne a en outre été réduite de plus de 24 %. « Nos finances sont assainies et nous allons tripler le taux d’investissement pour devenir un pays émergent à l’horizon 2020 », assure Alassane Ouattara, dans un entretien au magazine français Le Nouvel Observateur.
Grands projets d’infrastructure
Pour intégrer le club des pays émergents, l’homme fort de Côte d’Ivoire a lancé un vaste programme. Avec des moyens énormes : 11 500 milliards de francs CFA (24 milliards de dollars) ont été réservés pour le Programme d’investissements 2011-2015, qui doit permettre de faire sortir de terre 27 grands projets. Premier secteur visé : l’énergie, déficitaire aujourd’hui de 50 MW/heure annuelles. Deux grands projets sont en cours : à Soubré, dans le Sud-Ouest, les Chinois construisent le plus grand barrage hydraulique du pays pour 773 millions de dollars. À Abidjan, le groupe suédois ABB construit une extension à la centrale thermique d’Azito pour un coût de 350 millions de dollars, financée par la Banque mondiale. Et l’on parle maintenant d’un gazoduc pour approvisionner la Côte d’Ivoire en gaz naturel en provenance du Ghana. « Nous manquons encore d’une source d’énergie bon marché. Si ce gazoduc voit le jour, cela entraînera un énorme saut qualitatif pour beaucoup de groupes industriels et sera une opportunité de développement d’industries de pointe », fait valoir Adham el-Khalil, PDG du groupe Eurofind, présent dans la métallurgie et la chimie.

Mise à niveau du réseau routier
Côté réseau routier, le gouvernement veut rendre toutes les régions rapidement accessibles. Montant de cette lourde réhabilitation ? 1 000 milliards de francs CFA (2 milliards de dollars) sur cinq ans. En tout, ce sont 2 500 km de routes bitumées qui devraient être construites, 840 km de routes réhabilitées et près de 13 700 km de pistes villageoises mises à niveau. Pour la Côte d’Ivoire, l’enjeu est capital : ces nouveaux axes doivent accélérer l’intégration régionale et doper la croissance dans toute l’Afrique de l’Ouest, un marché régional de 300 millions d’habitants, qui devrait encore attirer davantage d’investissements. Parmi les exemples les plus notoires, l’autoroute du Nord (1 200 km), qui doit relier Abidjan à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso. Un premier tronçon de 85 km, jusqu’à Yamoussoukro, village natal de l’ancien président de la République, Félix Houphouët Boigny, et capitale administrative de la Côte d’Ivoire, a été inauguré en novembre dernier pour 370 millions de dollars.

Un troisième pont pour la capitale
Mais le projet qui doit fluidifier le trafic de la capitale et dont tout le monde parle, reste le futur pont Henri Konan-Bédié d’Abidjan. Imaginé sous Félix Houphouët Boigny, père de l’indépendance, ce “troisième pont” est aujourd’hui en construction. Prévu pour être opérationnel d’ici à la fin de l’année 2014, il devrait désengorger le trafic routier, en ouvrant un nouvel axe (à péage, de deux fois trois voies) entre les deux rives de la lagune abidjanaise. Quelque 100 000 voitures devraient pouvoir l’emprunter chaque jour, si on en croit les études de la Socoprim, la filiale du français Bouygues, en charge des travaux, pour un montant de presque 260 millions de dollars.

Besoin de 400 000 logements
À côté de ces grands projets d’infrastructure, le gouvernement se lance également dans la modernisation du parc immobilier afin de résorber un déficit évalué à
400 000 logements, à raison de 50 000 logements à construire par an. Un premier projet pilote vient d’être lancé : 2 000 à
2 500 logements sociaux au sein de la cité ADO (le surnom d’Alassane Ouattara). Il est assuré par le groupe français Lafarge, via sa filiale locale. Mais le secteur privé est lui aussi sollicité : des projets, dont plusieurs menés par des Libanais de Côte d’Ivoire, sont également en cours. « La demande s’accélère depuis trois-quatre ans, signe d’une montée du pouvoir d’achat », fait valoir Moussa Abdul Reda, fondateur et président du groupe Reda, qui construit en ce moment 200 logements (dont certains à la location) pour un montant de 10 millions de dollars.

Retour de la banque africaine
Le gouvernement ivoirien n’est pas le seul à croire au retour de la Côte d’Ivoire parmi les grands d’Afrique. Signe qui ne trompe pas : la Banque africaine de développement (BAD), qui avait quitté Abidjan en 2003 pour la Tunisie, annonce sa réimplantation d’ici à la fin 2014. Ce “retour au pays” concerne 2 000 employés (et leur famille), qui devraient venir irriguer à nouveau l’économie de la capitale économique ivoirienne. « Ce retour est un signe fort pour l’ensemble de la communauté entrepreneuriale », assure Hassan Abdallah, directeur général de la Chambre de commerce et d’industrie libanaise de Côte d’Ivoire (CCILCI). « Un signe à destination des investisseurs étrangers : la Côte d’Ivoire n’est plus un pays dangereux. On peut y revenir s’installer. »

Investisseurs privés
L’arrivée de plusieurs géants européens ou asiatiques semble lui donner raison. Ainsi du groupe français Carrefour qui annonce l’ouverture de sa première enseigne en Afrique à Abidjan en 2015. « Nous ne sommes pas effrayés par l’arrivée de ce géant. Depuis le milieu des années 1990, nous développons des centres commerciaux, adaptés aux besoins des familles ivoiriennes, et nous allons continuer. La concurrence est saine. C’est un signe positif qui marque aussi l’émergence d’une classe moyenne en Côte d’Ivoire, dont les besoins de consommation grandissent », fait valoir Issam Fakhry, directeur d’exploitation du groupe Sococe-Prosuma, spécialisé dans la gestion de centres commerciaux et la distribution de marques alimentaires. Son groupe prévoit déjà l’ouverture d’un nouveau centre commercial à Abidjan.

Corruption élevée
Mais cette volonté de remettre à flot le bateau cache aussi beaucoup de dossiers potentiellement dangereux. La pauvreté explose : 46,9 % des habitants vivent aujourd’hui avec moins de deux dollars par jour (ils étaient moins de 10 % à connaître pareil sort en 1985). Cette pauvreté est d’autant plus mal vécue qu’une classe de “nouveaux riches”, accotinés au pouvoir, paradent en 4x4 Mercedes et costumes Berluti dans les rues d’Abidjan… Un rapport des Nations unies (2013) dénonce d’ailleurs un système de prédation des ressources naturelles du pays, profitant à un “réseau militaro-économique”, inscrit au sein même de l’administration, et mis en place par les anciens chefs des Forces nouvelles, alliées d’Alassane Ouattara. D’après l’Organisation des Nations unies (Onu), ce système aurait porté sur 153 000 tonnes de cacao, soit plus de 10 % de la récolte 2011-2012, évacuée via le Ghana, où les prix sont plus élevés (et le passage à la frontière aisée). Un volume identique de noix de cajou aurait également échappé à la comptabilité du pays, ce qui représente, cette fois, le tiers de la récolte. Une partie du coton ivoirien a continué aussi de sortir du pays en fraude… Le manque à gagner pour l’économie ivoirienne a été chiffré à plus 400 millions de dollars par l’Onu. Le rapport épingle le clan Ouattara sur ces filières. Mais les opposants pro-Gbagbo ne sont pas non plus en reste : ils ont poursuivi un pillage en place depuis longtemps sur les diamants, le bois et l’or.

Sécurité hypothétique
Si la corruption gangrène le climat des affaires, la sécurité incertaine fait aussi fuir les investisseurs. « Si j’ai le choix entre investir au Ghana, qui vit 30 ans de stabilité, et en Côte d’Ivoire, qui sort d’une décennie de crise, où irai-je ? » questionne presque ironique le Libanais Abdul Hussein Beydoun, fondateur et président du groupe Yeshi, installé depuis 30 ans à Abidjan, lorsqu’il s’interroge sur les motivations d’un investisseur occidental potentiel. « Nous, c’est différent. Notre pays d’origine ne nous apporte pas la stabilité et un climat propice aux affaires. Nous sommes sans “solution de repli” alors qu’un Occidental a plus de choix », ajoute Jalal Kawar, PDG du groupe Orca, spécialiste de l’ameublement et de la décoration d’intérieur, présent dans 12 pays africains. Même si la situation s’est considérablement améliorée en Côte d’Ivoire en 2013, un bulletin de l’Onu rappelait que « de nombreux cas de braquages, viols, meurtres et conflits intercommunautaires [existaient toujours, NDLR] sur l’ensemble du pays ». Dans l’Ouest, où sont concentrées les plantations agricoles, par exemple, l’État ne parvient toujours pas à imposer son contrôle et laisse des milices proliférer sans intervenir concrètement.
Pas étonnant, dans ce cas, qu’avec l’élection présidentielle de 2015, tout le monde semble craindre une nouvelle crise. Le président Alassane Ouattara, candidat déclaré à sa succession, multiplie certes les “gages de paix” auprès de l’opposition afin de réconcilier le pays : il vient ainsi de libérer Michel Gbagbo, fils aîné de Laurent Gbagbo, qui croupissait dans l’une des pires prisons du pays, tandis qu’il multiplie les appels au retour des exilés et ajourne les procès impliquant les pro-Gbagbo. Cela suffira-t-il à faire revenir un semblant de concorde nationale ? « Certains ne reconnaissent toujours pas la victoire de Ouattara et des militaires en exil espèrent toujours renverser le gouvernement en place. Quant aux pro-Ouattara, ils bénéficient d’une impunité de mauvais augure, notamment pour les crimes commis pendant la guerre, assure un habitant qui dénonce surtout l’absence de solutions aux problèmes sociaux qui gangrènent le pays. Les vrais problèmes de la Côte d’Ivoire, ceux qui précisément ont débouché sur la guerre civile, ne sont toujours pas réglés. La réforme du foncier est toujours en attente… Quant à une meilleure répartition des ressources naturelles du pays, cela reste un vœu pieu. »


Forum économique Abidjan 2014 : les banques libanaises tâtent le terrain

« Le nouveau miracle économique, après celui des années 1960 à 80, est objectivement réalisable », s’est félicité Daniel Kablan Duncan, le Premier ministre ivoirien, qui inaugurait le forum “Investir en Côte d’Ivoire (ICI-2014)”. Organisé fin janvier sur trois jours, ce forum entendait « ramener de l’argent au pays », selon les mots du président Alassane Ouattara. Il avait aussi pour but de réhabiliter l’image de la Côte d’Ivoire auprès des investisseurs internationaux et de les rassurer sur sa capacité à redevenir la “locomotive économique” de l’Afrique de l’Ouest. Résultat : 200 exposants dont une quinzaine d’entreprises libanaises de Côte d’Ivoire ; entre 3 000 et 4 000 visiteurs issus de 113 pays différents, selon les chiffres de l’organisation. « C’est un vrai succès en termes de fréquentation », assure Moussa Abdul Reda, PDG de la Soref, une société spécialisée dans l’importation et la distribution de produits de quincaillerie et de matériaux de construction, présente sur le salon. Quelques banques libanaises avaient également fait le voyage dont la Fransabank, qui finalise sa possible implantation en Côte d’Ivoire.

dans ce Dossier