Un article du Dossier
Les Libanais de Côte d’Ivoire tiennent 40 % de l’économie
Par vagues successives, pour fuir la misère ou la violence, des Libanais ont choisi de s’exiler. Ils venaient du nord ou du sud d’un Liban alors encore en gestation. Destination ? L’Afrique de l’Ouest : au Sénégal d’abord ; en Côte d’Ivoire ensuite, dans les capitales ou dans les villages de brousse, là où aucun Européen n’osait pénétrer. À force de pugnacité, parfois de chance, ils ont réussi à s’en sortir. Et pour certains à construire des fortunes colossales en se spécialisant notamment dans le négoce de produits agricoles. Longtemps connus pour leur rôle d’intermédiaires entre Européens et Africains, ils ont, à partir des années 1960, pris un tournant industriel en investissant des secteurs comme la pétrochimie, la métallurgie ou même la transformation des matières agricoles. Aujourd’hui, c’est un nouveau virage qui se profile : grandir régionalement ou s’inscrire dans une industrie de pointe pour devenir les portes étendards de l’économie ivoirienne.
En Côte d’Ivoire, on estime la communauté libanaise entre 80 à 100 000 individus. Rapportés à l’ensemble de la population ivoirienne (20 à 24 millions d’habitants), ce n’est rien. Mais son poids économique, en revanche, est impressionnant : selon la Chambre de commerce et d’industrie libanaise de Côte d’Ivoire (CCILCI), les Libanais contrôleraient 40 % de l’économie globale ivoirienne, dont 80 % du parc immobilier privé, 60 % du commerce, 90 % de la distribution de détail et 60 % de l’industrie. Dans son allocution, lors de la visite officielle du président libanais, Michel Sleiman, en mars 2013, Alassane Ouattara, son homologue ivoirien, a fourni des données supplémentaires : selon lui, avec près de 300 000 emplois créés officiellement, l’apport fiscal de la communauté libanaise avoisine les 730 millions de dollars (350 milliards de francs CFA), soit 15 % des recettes fiscales de l’État ivoirien.
Ces chiffres laissent rêveurs. Ils ont d’ailleurs construit une légende, celle de ces Libanais d’Afrique richissimes.
« Nous avons nos grandes personnalités : Roland Dagher ou Fouad Omaïs ont ainsi été nommés par Laurent Gbagbo au Conseil économique et social ivoirien. Par le passé, Georges Wognin a été directeur du Protocole d’État sous le président Félix Houphouët-Boigny. Mais notre star incontestée reste l’architecte Pierre Fakhoury, celui qui a conçu la basilique Notre-Dame de la Paix, à Yamoussoukro, le village natal de Félix Houphouët-Boigny. Leur réussite est autant libanaise qu’ivoirienne », explique Farès Nassar, président du conseil d’administration de la Société immobilière d’Abidjan.
Loin de ces grandes personnalités, la réalité de la communauté est cependant moins glorieuse : 10 % peut-être de ses membres ont, au final, réussi, parfois, c’est vrai, au-delà de l’imaginable. Les autres se contentent d’appartenir à la classe moyenne. Si une large majorité exerce toujours une activité commerçante, on trouve aussi beaucoup d’avocats, de médecins, de pharmaciens, de restaurateurs, de journalistes ou même des artisans… Beaucoup sont aussi salariés. « En fait, la société libanaise d’Afrique est à l’image de la société libanaise d’origine, inégalitaire : à côté d’une élite regroupant grands industriels et grands commerçants, une classe d’individus a beaucoup de mal à subvenir aux besoins élémentaires de nourriture, de logement, de santé ou d’éducation », assure l’historienne Salma Kojok, qui a consacré sa thèse de doctorat à cette diaspora.
Les Abinader, les Khalil, les Omaïs, les Fakhry, les Mroué, les Dagher ou les Farhat… Ces noms ont construit l’histoire de la communauté levantine de Côte d’Ivoire. Entre 1880 et 1914, les pionniers de l’émigration en Afrique de l’Ouest sont des maronites venus du nord du Liban ; ceux qui leur succèdent, entre 1918-1960, sont plutôt chiites et originaires du Sud-Liban, des régions de Tyr, de Bint Jbeil ou de Nabatiyé.
L’histoire de ces familles, c’est d’abord une histoire d’immigration et d’exil. C’est entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècle qu’ont lieu les premières vagues. Le Levant est encore sous domination ottomane, mais la mainmise de ces élites est de plus en plus mal vécue tandis que les paysans des montagnes du Nord, du Mont-Liban ou du Sud profond meurent souvent de faim. D’autres subissent un autre genre d’oppression : l’armée du sultan Abdulhamid II a besoin d’hommes pour mener ses guerres et enrôle de force la jeunesse villageoise. Dès lors, ces va nu-pieds vont chercher à fuir leur destin de misère.
« Nous avions des terres dans notre village de Zrariyé. Nous ne mourrions pas de faim, au sens littéral. Mais la terre ne nous permettait pas de vivre dignement. Nous subissions en plus la vindicte ottomane : beaucoup de jeunes, parmi les minorités de l’empire, étaient enrôlés de force dans l’armée du sultan. Quand on voulait éviter la conscription, on n’avait guère d’autre choix que de fuir », se souvient Zanouba Omaïs, une “Africaine”, aujourd’hui rentrée au pays pour profiter de sa retraite. Son grand-père, Mahmoud Tamer Fakhry, a quitté à 20 ans son village de Zrariyé pour émigrer. « S’il était resté, il n’aurait pas avancé. »
Émigrer ? La belle aventure ! Mais où ? Il faut un eldorado, un pays quasi vierge où l’on pourra faire fortune d’un coup de dés… Ou presque. Ce pays existe : il se nomme l’Amérique. L’Afrique ? Personne n’imagine y débarquer un jour. « Mon grand-père pensait partir en Amérique où l’un de ses frères l’avait précédé », poursuit Zanouba Omaïs.
Pourtant, son voyage “aux Amériques” s’arrête à Marseille : « À l’escale, les Français lui diagnostiquent une infection oculaire, ce qui lui interdit d’embarquer sur un bateau pour les États-Unis, où il aurait été refoulé pour raison de santé. Deux choix se présentent à lui : rentrer au Liban, ce qui était vu comme un échec… Ou, comme le lui suggéraient les autorités françaises, rejoindre l’Afrique noire, ce qu’il a fait », se remémore Zanouba Omaïs.
De Marseille, les premières vagues d’immigration débarquent vraisemblablement au Sénégal « dans la mesure où Dakar était un port de transit entre la France et l’Amérique », assure l’historienne Salma Kojok. Le voyage était épuisant ; beaucoup s’arrêtaient ici. Souvent, ils n’avaient plus non plus assez d’argent pour continuer au-delà. Le grand-père de Zanouba Omaïs, Mahmoud Tamer Fakhry, est l’incarnation parfaite de ces destins : en 1907, il débarque à Dakar pour ne plus quitter le pays. « Un cousin à lui l’avait peut-être précédé… quelqu’un du village… Il est d’abord parti en brousse, où il a fait le négoce de la cola. Puis il a installé un bureau à Dakar. »
En fait, de maladie oculaire, le grand-père de Zanouba Omaïs n’en a jamais eu. Le mensonge était volontaire de la part des autorités françaises pour détourner ces Libanais vers les colonies françaises. « Les Français ont encouragé – au moins au début – l’immigration libanaise en Afrique parce que la puissance coloniale avait là besoin d’actifs pour la mise en valeur des nouveaux territoires colonisés », explique l’historienne Salma Kojok. Les riches maisons de commerce de Bordeaux ou Nantes souhaitent en effet mailler l'ancienne Afrique occidentale française (AOF) afin de mieux valoriser les filières agricoles (café, cacao, arachide). Pour cela, elles avaient besoin d’un réseau de courtiers et de négociants opiniâtres. Or, qui mieux que ces étranges Levantins, lointains héritiers des Phéniciens, ces éternels commerçants de la Méditerranée, pouvaient assurer l’ingrate besogne ?
Dans un témoignage, publié au Seuil en 1986, un administrateur français, en poste dans la colonie ivoirienne, au début du XXe siècle, dresse le portrait de ces Libanais. Pour lui, point de mystère à leur succès : ils ont su s'adapter à la vie en brousse, apprendre les dialectes locaux pour mieux négocier et in fine comprendre la mentalité africaine. « Je dois dire, même si c’est à regret, qu’aucun de mes bons Français de planteurs n’a autant d’allure ni d’esprit d’entreprise ni de chaleur humaine et de contacts avec les Noirs. »
Rôle d’intermédiaire
Sur place, les Libanais jouent d’abord le rôle de colporteurs ambulants, vendant leur “camelote” dans les villages d’Afrique. Leurs rentrées financières augmentant, ils assurent une fonction d’intermédiaires entre les grandes maisons de commerces françaises et les Africains. « Ils sont généralement encouragés par les grandes compagnies commerciales européennes qui leur avancent les crédits nécessaires. Jouant le rôle d’intermédiaires entre les grandes sociétés européennes et les paysans africains, ils s’intègrent dans le système de l’économie de traite, ils achètent les principaux produits de l’exportation (cola, café, cacao…) et les revendent ensuite aux compagnies européennes, qui se chargent de l’exportation », écrit Salma Kojok dans un article dédié à la diaspora africaine. Bientôt, les Libanais vont entrer en concurrence frontale avec les commerçants européens, qui perdent des clients, attirés par les prix discount que pratiquent les Libanais. Au Sénégal, les autorités finissent même par les imposer à hauteur de 10 % pour tenter de juguler cette “concurrence déloyale”. Rien n’y fait : ils s’enfoncent un peu plus dans la brousse pour éviter de payer cette taxe. Au final, quand la Seconde Guerre mondiale débute, certains Libanais sont en position de relayer les Français, qui se désengagent des comptoirs de négoce.
Ce rôle d’intermédiaire, on le retrouve également au niveau social, dans le positionnement des Libanais : « Les Africains nous appelaient dans leur langue les “demi-Blancs”, rapporte Salma Kojok, citant le témoignage de Mohammad F. « Pour eux, nous étions différents des Européens. Souvent, nous étions même beaucoup plus proches d’eux par notre mode de vie que ne l’étaient les Européens. »
Combien sont-ils ? Les estimations varient. Dans toute l’Afrique occidentale, on estime leur nombre à 10 000 âmes à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En 1985, on en recensait presque 150 000. Aujourd’hui, on estime leur nombre à 400 000 individus.
« Entre 1974 et 2000, près d’un million de Libanais auraient émigré, dont 90 000 vers l’Afrique de l’Ouest », estime Xavier Auregan, dans son article La “communauté” libanaise en Afrique de l’Ouest (Revue de géopolitique, 2012). Surtout, au cours des années, leur répartition a fluctué d’un pays à un autre. En 1940, le gros des troupes se situe au Sénégal, suivi par les deux Guinées (Bissau et Conakry), puis la Sierra Léone et le Ghana. En 1960, le Sénégal reste toujours l’une des destinations phares de la diaspora. Mais la Guinée subit, elle, une vraie hémorragie : après l’indépendance (1958), le pays sombre dans plusieurs décennies d’une des pires dictatures de l’Afrique. Les Libanais quittent en masse ce pays. Pour certains, ils rejoignent le Nigeria qui attire désormais les nouveaux migrants. La suprématie de la Côte d’Ivoire intervient sur le tard, à partir des années 1960 : en 1985, on y recense près de 60 000 Libanais, la plupart à Abidjan. Le Sénégal est alors moins recherché (16 000 Libanais recensés).
Le miracle ivoirien
Du Sénégal en effet, où la première génération a souvent fait sa vie, la génération des fils va reprendre le chemin de l’exil. Direction la Côte d’Ivoire, à partir des années 1950-1960 qui vit alors son âge d’or, le fameux miracle économique. « Au final, Dakar avait peu d’opportunités de business : on y vivait du petit commerce, de la pêche ou du tourisme. Alors que, le “pays d’à côté”, la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny, bruissait de mille plans de développement », se souvient Salam Fakhry, ancienne femme d’affaires d’Abidjan, rentrée au Liban, où elle vit désormais. Pour la famille de Zanouba Omaïs, la “tentation ivoirienne” devient rapidement une réalité : « Le fils de mon grand-père, Abdulatif Fakhry, quitte Dakar pour Grand Bassam, à l’époque la ville la plus importante de Côte d’Ivoire. Comme son père Mahmoud, il fait le négoce de la cola, qu’il envoie au comptoir familial à Dakar », se souvient encore Zanouba Omaïs.
D’autres vont les rejoindre depuis le Liban, alors à feu et à sang. « La guerre civile (1975-1990) entraîne effectivement un exil massif. (…) Particulièrement touché, le Sud-Liban voit ainsi un flux continu et dense de jeunes Libanais trouver refuge en Afrique de l’Ouest (…) Certains, à l’image des maronites fuyant la conscription ottomane avant la Première Guerre mondiale, cherchent à se soustraire de tout embrigadement militaire ou milicien », lit-on dans l’article de Xavier Auregan.
Phase d’industrialisation
Débutant dans le cacao ou le café pendant la période coloniale, ces Libanais vont investir dans l’industrie naissante après l’indépendance, encouragés par la politique d’Houphouët-Boigny, qui lance dans les années 1960 un appel aux Libanais afin qu’ils opèrent leur reconversion du petit commerce vers l’industrie et qu’ils investissent leurs capitaux dans l’industrie alors que les prix élevés du café et du cacao sur les marchés mondiaux boostent la croissance ivoirienne.
Mais l’eldorado ivoirien a du plomb dans l’aile. Avant même la mort de Félix Houphouët-Boigny (1993), l’horizon économique s'assombrit : la baisse des cours internationaux des matières premières, sur lequel tout le miracle économique s’est construit, engendre une première déflagration. La rue ivoirienne cherche un bouc émissaire… et le trouve du côté des étrangers, français ou libanais… Dans les rues, on voit apparaître différentes formes de Lebanese bashing : des articles, des tracts qui accusent les Libanais des pires turpitudes, tandis que le président ivoirien pointe du doigt “les fraudeurs et les corrupteurs”, ces brebis galeuses d’une population, qu’il y a peu encore la Côte d’Ivoire se plaisait à définir comme la “61e ethnie” du pays.
À la mort de Houphouët-Boigny en 1993, le pays, tant vanté pour sa stabilité, déraille. Le putsch du général Robert Gueï (1999)… les coups d'État avortés… les violences répétées… l’émergence d’une rébellion armée nordiste… puis la partition de facto entre le Nord et le Sud… ébranlent le pouvoir du président élu, Laurent Gbagbo. Une guerre, qui ne dit pas son nom, éclate alors entre les “Sudistes”, gens des forêts, qui se retrouvent, en partie, derrière Laurent Gbagbo, l’ancien président de la République, aujourd’hui incarcéré à La Haye, et les “Nordistes”, de la savane, enfants et petits-enfants du Sahel, peu ou prou ralliés à la bannière du Rassemblement des républicains (RDR), le parti d'Alassane Ouattara, aujourd’hui au pouvoir. Paralysé le pays décline, et ce “petit Paris” des années 1960 s’enlise dans la pauvreté.
Certains Libanais ont envisagé de prendre à nouveau la voie de l’exil. Mais pour aller où ? Au Liban ? Quelques-uns ont essayé. La plupart ne sont pas parvenus à se réhabituer à un pays, dont ils jugent les mentalités trop archaïques et le monde des affaires et ses continuels passe-droits insupportables. « On a essayé d’ouvrir au Liban. Le succès était là, mais les pressions “politiques”, pour que l’on s’affilie et que l’on paie notre écot, étaient telles que l’on a préféré fermer. On ne travaille pas comme cela en Afrique ! » explique l’un d’entre eux, sous couvert d’anonymat. « Le Liban ? On y va pour dépenser de l’argent ! Jamais pour en faire », s’amuse Ramzi Omaïs, patron de Sotici (voir page 71).
Certains ont joué la carte d’une installation au Ghana, « la Côte d’Ivoire des années 1960 », assure l’un de ces anciens Libano-Ivoiriens qui a choisi de s’implanter à Accra, la capitale ghanéenne. « Quelqu’un qui a peu d’argent ne peut plus réussir en Côte d’Ivoire. C’est encore possible au Ghana. » Mais la plupart sont restés à Abidjan et espéré que l’élection d’Alassane Ouattara apaise durablement le pays.
Pour la Côte d’Ivoire aujourd’hui, le retour à la stabilité depuis 2011 semble en effet signer une nouvelle aire d’ouverture sur le monde extérieur. Le nouveau président, Alassane Ouattara, ne se lasse pas d’en appeler aux investisseurs du monde entier pour impulser le nouvel élan, dont la Côte d’Ivoire a tant besoin pour redémarrer son moteur fatigué. Les Libanais de Côte d’Ivoire semblent avoir entendu l’appel. Autour de la Chambre de commerce et d’industrie libanaise de Côte d’Ivoire (CCILCI), une structure qui date de 2010, ils paraissent enfin vouloir unir leur force, sans qu’interviennent des problématiques confessionnelles ou politiques. « Nous sommes de fait apolitique et non religieux. Nous nous voyons comme un “groupe de pression” pour défendre les intérêts des 3 000 entreprises libanaises de Côte d’Ivoire », justifie Hassan Abdallah, directeur général de la CCILCI.
Est-ce suffisant pour l’avenir ? « Du fait de l’histoire de la Côte d’Ivoire, les grandes industries, comme celle du BTP, étaient le fait des groupes français. Nous autres Libanais, nous nous concentrions dans la petite et moyenne industrie. Mais le temps où l’on importait des conteneurs, dont on minimisait la valeur, pour ne pas payer de taxes, est révolu ! Nous devons grandir et nous structurer. Nous sommes une des premières forces économiques de Côte d’Ivoire et d’Afrique. Certes, nous n’avons pas le même soutien que des pays comme la France ou le Maroc, qui investit en force aujourd’hui en Côte d’Ivoire, mais nous devons profiter de notre antériorité pour aller plus loin », s’emporte Abdul Beydoun, qui dirige le groupe Yeshi (page 76), un groupe industriel, présent dans sept pays d’Afrique. Hassan Hyjazi, quant à lui, fondateur du groupe éponyme, a un rêve : « Oui, je rêve de voir naître au sein de notre communauté le nouveau Bouygues, le nouveau Bolloré, ou le nouveau Robert Louis Dreyfus… »
Ces chiffres laissent rêveurs. Ils ont d’ailleurs construit une légende, celle de ces Libanais d’Afrique richissimes.
« Nous avons nos grandes personnalités : Roland Dagher ou Fouad Omaïs ont ainsi été nommés par Laurent Gbagbo au Conseil économique et social ivoirien. Par le passé, Georges Wognin a été directeur du Protocole d’État sous le président Félix Houphouët-Boigny. Mais notre star incontestée reste l’architecte Pierre Fakhoury, celui qui a conçu la basilique Notre-Dame de la Paix, à Yamoussoukro, le village natal de Félix Houphouët-Boigny. Leur réussite est autant libanaise qu’ivoirienne », explique Farès Nassar, président du conseil d’administration de la Société immobilière d’Abidjan.
Loin de ces grandes personnalités, la réalité de la communauté est cependant moins glorieuse : 10 % peut-être de ses membres ont, au final, réussi, parfois, c’est vrai, au-delà de l’imaginable. Les autres se contentent d’appartenir à la classe moyenne. Si une large majorité exerce toujours une activité commerçante, on trouve aussi beaucoup d’avocats, de médecins, de pharmaciens, de restaurateurs, de journalistes ou même des artisans… Beaucoup sont aussi salariés. « En fait, la société libanaise d’Afrique est à l’image de la société libanaise d’origine, inégalitaire : à côté d’une élite regroupant grands industriels et grands commerçants, une classe d’individus a beaucoup de mal à subvenir aux besoins élémentaires de nourriture, de logement, de santé ou d’éducation », assure l’historienne Salma Kojok, qui a consacré sa thèse de doctorat à cette diaspora.
Les Abinader, les Khalil, les Omaïs, les Fakhry, les Mroué, les Dagher ou les Farhat… Ces noms ont construit l’histoire de la communauté levantine de Côte d’Ivoire. Entre 1880 et 1914, les pionniers de l’émigration en Afrique de l’Ouest sont des maronites venus du nord du Liban ; ceux qui leur succèdent, entre 1918-1960, sont plutôt chiites et originaires du Sud-Liban, des régions de Tyr, de Bint Jbeil ou de Nabatiyé.
L’histoire de ces familles, c’est d’abord une histoire d’immigration et d’exil. C’est entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècle qu’ont lieu les premières vagues. Le Levant est encore sous domination ottomane, mais la mainmise de ces élites est de plus en plus mal vécue tandis que les paysans des montagnes du Nord, du Mont-Liban ou du Sud profond meurent souvent de faim. D’autres subissent un autre genre d’oppression : l’armée du sultan Abdulhamid II a besoin d’hommes pour mener ses guerres et enrôle de force la jeunesse villageoise. Dès lors, ces va nu-pieds vont chercher à fuir leur destin de misère.
« Nous avions des terres dans notre village de Zrariyé. Nous ne mourrions pas de faim, au sens littéral. Mais la terre ne nous permettait pas de vivre dignement. Nous subissions en plus la vindicte ottomane : beaucoup de jeunes, parmi les minorités de l’empire, étaient enrôlés de force dans l’armée du sultan. Quand on voulait éviter la conscription, on n’avait guère d’autre choix que de fuir », se souvient Zanouba Omaïs, une “Africaine”, aujourd’hui rentrée au pays pour profiter de sa retraite. Son grand-père, Mahmoud Tamer Fakhry, a quitté à 20 ans son village de Zrariyé pour émigrer. « S’il était resté, il n’aurait pas avancé. »
Émigrer ? La belle aventure ! Mais où ? Il faut un eldorado, un pays quasi vierge où l’on pourra faire fortune d’un coup de dés… Ou presque. Ce pays existe : il se nomme l’Amérique. L’Afrique ? Personne n’imagine y débarquer un jour. « Mon grand-père pensait partir en Amérique où l’un de ses frères l’avait précédé », poursuit Zanouba Omaïs.
Pourtant, son voyage “aux Amériques” s’arrête à Marseille : « À l’escale, les Français lui diagnostiquent une infection oculaire, ce qui lui interdit d’embarquer sur un bateau pour les États-Unis, où il aurait été refoulé pour raison de santé. Deux choix se présentent à lui : rentrer au Liban, ce qui était vu comme un échec… Ou, comme le lui suggéraient les autorités françaises, rejoindre l’Afrique noire, ce qu’il a fait », se remémore Zanouba Omaïs.
De Marseille, les premières vagues d’immigration débarquent vraisemblablement au Sénégal « dans la mesure où Dakar était un port de transit entre la France et l’Amérique », assure l’historienne Salma Kojok. Le voyage était épuisant ; beaucoup s’arrêtaient ici. Souvent, ils n’avaient plus non plus assez d’argent pour continuer au-delà. Le grand-père de Zanouba Omaïs, Mahmoud Tamer Fakhry, est l’incarnation parfaite de ces destins : en 1907, il débarque à Dakar pour ne plus quitter le pays. « Un cousin à lui l’avait peut-être précédé… quelqu’un du village… Il est d’abord parti en brousse, où il a fait le négoce de la cola. Puis il a installé un bureau à Dakar. »
En fait, de maladie oculaire, le grand-père de Zanouba Omaïs n’en a jamais eu. Le mensonge était volontaire de la part des autorités françaises pour détourner ces Libanais vers les colonies françaises. « Les Français ont encouragé – au moins au début – l’immigration libanaise en Afrique parce que la puissance coloniale avait là besoin d’actifs pour la mise en valeur des nouveaux territoires colonisés », explique l’historienne Salma Kojok. Les riches maisons de commerce de Bordeaux ou Nantes souhaitent en effet mailler l'ancienne Afrique occidentale française (AOF) afin de mieux valoriser les filières agricoles (café, cacao, arachide). Pour cela, elles avaient besoin d’un réseau de courtiers et de négociants opiniâtres. Or, qui mieux que ces étranges Levantins, lointains héritiers des Phéniciens, ces éternels commerçants de la Méditerranée, pouvaient assurer l’ingrate besogne ?
Dans un témoignage, publié au Seuil en 1986, un administrateur français, en poste dans la colonie ivoirienne, au début du XXe siècle, dresse le portrait de ces Libanais. Pour lui, point de mystère à leur succès : ils ont su s'adapter à la vie en brousse, apprendre les dialectes locaux pour mieux négocier et in fine comprendre la mentalité africaine. « Je dois dire, même si c’est à regret, qu’aucun de mes bons Français de planteurs n’a autant d’allure ni d’esprit d’entreprise ni de chaleur humaine et de contacts avec les Noirs. »
Rôle d’intermédiaire
Sur place, les Libanais jouent d’abord le rôle de colporteurs ambulants, vendant leur “camelote” dans les villages d’Afrique. Leurs rentrées financières augmentant, ils assurent une fonction d’intermédiaires entre les grandes maisons de commerces françaises et les Africains. « Ils sont généralement encouragés par les grandes compagnies commerciales européennes qui leur avancent les crédits nécessaires. Jouant le rôle d’intermédiaires entre les grandes sociétés européennes et les paysans africains, ils s’intègrent dans le système de l’économie de traite, ils achètent les principaux produits de l’exportation (cola, café, cacao…) et les revendent ensuite aux compagnies européennes, qui se chargent de l’exportation », écrit Salma Kojok dans un article dédié à la diaspora africaine. Bientôt, les Libanais vont entrer en concurrence frontale avec les commerçants européens, qui perdent des clients, attirés par les prix discount que pratiquent les Libanais. Au Sénégal, les autorités finissent même par les imposer à hauteur de 10 % pour tenter de juguler cette “concurrence déloyale”. Rien n’y fait : ils s’enfoncent un peu plus dans la brousse pour éviter de payer cette taxe. Au final, quand la Seconde Guerre mondiale débute, certains Libanais sont en position de relayer les Français, qui se désengagent des comptoirs de négoce.
Ce rôle d’intermédiaire, on le retrouve également au niveau social, dans le positionnement des Libanais : « Les Africains nous appelaient dans leur langue les “demi-Blancs”, rapporte Salma Kojok, citant le témoignage de Mohammad F. « Pour eux, nous étions différents des Européens. Souvent, nous étions même beaucoup plus proches d’eux par notre mode de vie que ne l’étaient les Européens. »
Combien sont-ils ? Les estimations varient. Dans toute l’Afrique occidentale, on estime leur nombre à 10 000 âmes à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En 1985, on en recensait presque 150 000. Aujourd’hui, on estime leur nombre à 400 000 individus.
« Entre 1974 et 2000, près d’un million de Libanais auraient émigré, dont 90 000 vers l’Afrique de l’Ouest », estime Xavier Auregan, dans son article La “communauté” libanaise en Afrique de l’Ouest (Revue de géopolitique, 2012). Surtout, au cours des années, leur répartition a fluctué d’un pays à un autre. En 1940, le gros des troupes se situe au Sénégal, suivi par les deux Guinées (Bissau et Conakry), puis la Sierra Léone et le Ghana. En 1960, le Sénégal reste toujours l’une des destinations phares de la diaspora. Mais la Guinée subit, elle, une vraie hémorragie : après l’indépendance (1958), le pays sombre dans plusieurs décennies d’une des pires dictatures de l’Afrique. Les Libanais quittent en masse ce pays. Pour certains, ils rejoignent le Nigeria qui attire désormais les nouveaux migrants. La suprématie de la Côte d’Ivoire intervient sur le tard, à partir des années 1960 : en 1985, on y recense près de 60 000 Libanais, la plupart à Abidjan. Le Sénégal est alors moins recherché (16 000 Libanais recensés).
Le miracle ivoirien
Du Sénégal en effet, où la première génération a souvent fait sa vie, la génération des fils va reprendre le chemin de l’exil. Direction la Côte d’Ivoire, à partir des années 1950-1960 qui vit alors son âge d’or, le fameux miracle économique. « Au final, Dakar avait peu d’opportunités de business : on y vivait du petit commerce, de la pêche ou du tourisme. Alors que, le “pays d’à côté”, la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny, bruissait de mille plans de développement », se souvient Salam Fakhry, ancienne femme d’affaires d’Abidjan, rentrée au Liban, où elle vit désormais. Pour la famille de Zanouba Omaïs, la “tentation ivoirienne” devient rapidement une réalité : « Le fils de mon grand-père, Abdulatif Fakhry, quitte Dakar pour Grand Bassam, à l’époque la ville la plus importante de Côte d’Ivoire. Comme son père Mahmoud, il fait le négoce de la cola, qu’il envoie au comptoir familial à Dakar », se souvient encore Zanouba Omaïs.
D’autres vont les rejoindre depuis le Liban, alors à feu et à sang. « La guerre civile (1975-1990) entraîne effectivement un exil massif. (…) Particulièrement touché, le Sud-Liban voit ainsi un flux continu et dense de jeunes Libanais trouver refuge en Afrique de l’Ouest (…) Certains, à l’image des maronites fuyant la conscription ottomane avant la Première Guerre mondiale, cherchent à se soustraire de tout embrigadement militaire ou milicien », lit-on dans l’article de Xavier Auregan.
Phase d’industrialisation
Débutant dans le cacao ou le café pendant la période coloniale, ces Libanais vont investir dans l’industrie naissante après l’indépendance, encouragés par la politique d’Houphouët-Boigny, qui lance dans les années 1960 un appel aux Libanais afin qu’ils opèrent leur reconversion du petit commerce vers l’industrie et qu’ils investissent leurs capitaux dans l’industrie alors que les prix élevés du café et du cacao sur les marchés mondiaux boostent la croissance ivoirienne.
Mais l’eldorado ivoirien a du plomb dans l’aile. Avant même la mort de Félix Houphouët-Boigny (1993), l’horizon économique s'assombrit : la baisse des cours internationaux des matières premières, sur lequel tout le miracle économique s’est construit, engendre une première déflagration. La rue ivoirienne cherche un bouc émissaire… et le trouve du côté des étrangers, français ou libanais… Dans les rues, on voit apparaître différentes formes de Lebanese bashing : des articles, des tracts qui accusent les Libanais des pires turpitudes, tandis que le président ivoirien pointe du doigt “les fraudeurs et les corrupteurs”, ces brebis galeuses d’une population, qu’il y a peu encore la Côte d’Ivoire se plaisait à définir comme la “61e ethnie” du pays.
À la mort de Houphouët-Boigny en 1993, le pays, tant vanté pour sa stabilité, déraille. Le putsch du général Robert Gueï (1999)… les coups d'État avortés… les violences répétées… l’émergence d’une rébellion armée nordiste… puis la partition de facto entre le Nord et le Sud… ébranlent le pouvoir du président élu, Laurent Gbagbo. Une guerre, qui ne dit pas son nom, éclate alors entre les “Sudistes”, gens des forêts, qui se retrouvent, en partie, derrière Laurent Gbagbo, l’ancien président de la République, aujourd’hui incarcéré à La Haye, et les “Nordistes”, de la savane, enfants et petits-enfants du Sahel, peu ou prou ralliés à la bannière du Rassemblement des républicains (RDR), le parti d'Alassane Ouattara, aujourd’hui au pouvoir. Paralysé le pays décline, et ce “petit Paris” des années 1960 s’enlise dans la pauvreté.
Certains Libanais ont envisagé de prendre à nouveau la voie de l’exil. Mais pour aller où ? Au Liban ? Quelques-uns ont essayé. La plupart ne sont pas parvenus à se réhabituer à un pays, dont ils jugent les mentalités trop archaïques et le monde des affaires et ses continuels passe-droits insupportables. « On a essayé d’ouvrir au Liban. Le succès était là, mais les pressions “politiques”, pour que l’on s’affilie et que l’on paie notre écot, étaient telles que l’on a préféré fermer. On ne travaille pas comme cela en Afrique ! » explique l’un d’entre eux, sous couvert d’anonymat. « Le Liban ? On y va pour dépenser de l’argent ! Jamais pour en faire », s’amuse Ramzi Omaïs, patron de Sotici (voir page 71).
Certains ont joué la carte d’une installation au Ghana, « la Côte d’Ivoire des années 1960 », assure l’un de ces anciens Libano-Ivoiriens qui a choisi de s’implanter à Accra, la capitale ghanéenne. « Quelqu’un qui a peu d’argent ne peut plus réussir en Côte d’Ivoire. C’est encore possible au Ghana. » Mais la plupart sont restés à Abidjan et espéré que l’élection d’Alassane Ouattara apaise durablement le pays.
Pour la Côte d’Ivoire aujourd’hui, le retour à la stabilité depuis 2011 semble en effet signer une nouvelle aire d’ouverture sur le monde extérieur. Le nouveau président, Alassane Ouattara, ne se lasse pas d’en appeler aux investisseurs du monde entier pour impulser le nouvel élan, dont la Côte d’Ivoire a tant besoin pour redémarrer son moteur fatigué. Les Libanais de Côte d’Ivoire semblent avoir entendu l’appel. Autour de la Chambre de commerce et d’industrie libanaise de Côte d’Ivoire (CCILCI), une structure qui date de 2010, ils paraissent enfin vouloir unir leur force, sans qu’interviennent des problématiques confessionnelles ou politiques. « Nous sommes de fait apolitique et non religieux. Nous nous voyons comme un “groupe de pression” pour défendre les intérêts des 3 000 entreprises libanaises de Côte d’Ivoire », justifie Hassan Abdallah, directeur général de la CCILCI.
Est-ce suffisant pour l’avenir ? « Du fait de l’histoire de la Côte d’Ivoire, les grandes industries, comme celle du BTP, étaient le fait des groupes français. Nous autres Libanais, nous nous concentrions dans la petite et moyenne industrie. Mais le temps où l’on importait des conteneurs, dont on minimisait la valeur, pour ne pas payer de taxes, est révolu ! Nous devons grandir et nous structurer. Nous sommes une des premières forces économiques de Côte d’Ivoire et d’Afrique. Certes, nous n’avons pas le même soutien que des pays comme la France ou le Maroc, qui investit en force aujourd’hui en Côte d’Ivoire, mais nous devons profiter de notre antériorité pour aller plus loin », s’emporte Abdul Beydoun, qui dirige le groupe Yeshi (page 76), un groupe industriel, présent dans sept pays d’Afrique. Hassan Hyjazi, quant à lui, fondateur du groupe éponyme, a un rêve : « Oui, je rêve de voir naître au sein de notre communauté le nouveau Bouygues, le nouveau Bolloré, ou le nouveau Robert Louis Dreyfus… »