Le Conseil constitutionnel a reçu le 20 mai dernier un recours présidentiel, lui demandant de statuer sur la constitutionnalité de la loi de libéralisation des loyers anciens.

Quelques jours plus tard, dix députés ont présenté à leur tour un recours pour faire invalider cette même loi que la majorité d’entre eux avait pourtant votée quelques semaines auparavant.

Ces deux recours seront examinés par le Conseil constitutionnel dont la décision devrait intervenir avant le 22 juin, la fin du délai légal qui lui est imparti par la loi. Trois scénarios sont possibles. Soit les Sages renvoient le texte aux députés à charge pour eux d’amender le texte, ce qui reviendrait à le reporter sine die. Soit le Conseil rejette les recours. Soit il ne statue pas, pour défaut de quorum par exemple. Dans les deux derniers cas, la loi entre en vigueur le 8 novembre.
Les explications du Commerce du Levant en dix questions clés.


Qui siège au Conseil constitutionnel et qui peut le saisir ?
Depuis sa création, en 1989, au moment des accords de Taëf, le Conseil constitutionnel est composé de dix juges, nommés pour moitié par le Parlement et pour moitié par le gouvernement, en respectant la parité communautaire (5 chrétiens et 5 musulmans).
Il est aujourd’hui présidé par Issam Sleiman et comprend Tarek Ziadé (vice-président), Antoine Khair, Souheil Samad, Toufic Soubra, Zaghoul Attié, Salah Moukheiber, Ahmad Takiedddine, Antoine Messara, Mohammed Murtada et Assad Diab.
Le président de la République, le Premier ministre, dix députés, le Président du Parlement et, dans des cas précis, les autorités religieuses, peuvent le saisir dans un délai de 15 jours, à partir de la date de publication au Journal officiel de la loi qui fait l’objet du recours.

Quel délai le Conseil constitutionnel a-t-il pour statuer ?
Un mois à compter de la nomination du rapporteur, choisi par le président du Conseil constitutionnel dans son collège de dix sages.
Ce dernier doit constituer un « dossier d’étude », qui servira de base à la réflexion des dix juges.
Dans le cas de la loi de libéralisation des loyers anciens, le Conseil constitutionnel a reçu le recours présidentiel le 20 mai dernier. Le rapporteur a été nommé deux jours après, soit le 22 mai. Ce qui laisse au Conseil jusqu’au 22 juin prochain pour statuer. L’introduction ultérieure du recours parlementaire ne modifie pas ce délai.

Quels sont les pouvoirs du conseil constitutionnel ?

Il statue sur la conformité d’une loi avec le texte et les principes de la constitution. Son rôle est de relever les erreurs ou les incohérences qui auraient pu se glisser dans la rédaction des lois soumises à son appréciation. Pour y parvenir, il peut avoir à se pencher sur la « philosophie du droit » : il est ainsi le gardien des grands principes que la constitution établit et protège.
La décision du Conseil constitutionnel s’impose à ceux qui lui ont demandé de statuer.

Le recours est-il suspensif ?
Pas automatiquement. Il appartient au Conseil constitutionnel d’en décider, comme il l’a, par exemple, fait pour la loi portant sur les notaires, qui faisait l’objet d’un recours constitutionnel.
Dans le cas de la loi sur la libéralisation des loyers anciens, cette suspension est inutile : dans son article final, la loi prévoit elle-même qu’elle n’entrera en application que six mois après sa publication au Journal officiel, c'est-à-dire le 8 novembre 2014.

Quelles sont les principales motivations du recours présenté par le président Michel Sleiman ?
Le président demande l’invalidation de la majorité des articles de la loi. Il invoque la nécessaire protection du droit de propriété (article 15 de la Constitution), la justice sociale et l’égalité du citoyen devant la loi (préambule de la constitution et de la Déclaration des droits de l’Homme et autres chartes et conventions internationales signées par le Liban), la protection sociale des citoyens défavorisés, le respect des droits de la défense, l’accessibilité au droit…
Parmi les principales motivations de son recours, on peut retenir :
-Le non-respect du droit des propriétaires qui, durant les neuf années d’augmentation progressive des loyers prévues dans la loi, nedisposent pas librement de leur bien. La nouvelle loi les obligeant encore à proroger le bail et leur interdisant toujours de bénéficier d’un loyer libre pour le bien loué.
- Une discrimination entre les locataires (qui reçoivent une indemnité) et le propriétaire (qui n’est jamais indemnisé même si le loyer est augmenté).
-Une discrimination entre les locataires selon leur niveau de revenus.
-L’empiètement des commissions spéciales instituées par la loi sur les prérogatives du pouvoir judiciaire, en particulier du fait de la possibilité de prendre des décisions « en dernier recours »sans respecter les droits de la défense.
- L’effet rétroactif de la loi.
- Le manque de clarté du texte, en particulier la complexité des mécanismes de calcul des augmentations de loyer, ainsi que les contradictions entre certains articles.
- Le poids financier de la Caisse de solidarité, que la loi institue, dans le budget de l’Etat, sans l’avoir même estimé ni envisagé ses moyens de financements.
- Le choix du ratio de 5% pour définir la « valeur locative » de référence, qui va ensuite servir à déterminer les augmentations de loyers, alors que dans beaucoup de pays ce ratio varie de 2 à 3 %, sauf pour les grandes capitales, comme Paris par exemple , où il est de 5 %.

Les sages peuvent-ils invalider certains articles sans mettre en péril l’ensemble de la loi ?
Dès lors qu’une loi lui est soumise, le Conseil constitutionnel peut se pencher sur l’ensemble du texte sans se limiter aux articles contestés. Il peut décider d’invalider partiellement une loi. En théorie, le reste du texte entrerait alors en application. Cela pourrait être le cas, si la saisine portait, par exemple, sur de simples points de détail. En France, par exemple, le Conseil constitutionnel a invalidé une disposition de la loi Alur qui a réformé le droit immobilier en 2014, sans cependant toucher aux principales dispositions, qui ont été mises en application.
Dans le cas de la loi de libéralisation des loyers anciens, pareil scénario est envisageable, sauf si l’article invalidé est l’un des éléments clés du nouveau dispositif. Dans ce cas, l’ensemble de la loi devra repasser devant le Parlement. Le Conseil constitutionnel peut en effet exiger l’amendement de certains articles à défaut d’avoir la compétence pour les réécrire lui-même. Un tel scénario reviendrait, dans le cas de la loi, sur la libéralisation des loyers à la reporter à nouveau aux calendes grecques, car la capacité du Parlement de légiférer est contestée, sans compter l’aspect politique du problème.

Comment statue le Conseil constitutionnel ?
Chacun des membres étudie le recours et rassemble les documents qui lui sont nécessaires pour arriver à se forger une opinion. Le rapporteur soumet pour sa part un rapport circonstancié. Le conseil doit statuer à la majorité de sept membres lors d’une réunion qui rassemble huit membres au moins sur les dix.
On réserve cependant à un ou plusieurs juges le droit de faire entendre sa différence d’interprétation, tout en maintenant la possibilité de se rallier à un texte commun.
Les membres opposés à la décision de la majorité, peuvent rédiger des « opinions dissidentes ». Celles-ci sont annexées lors de la publication de la décision du Conseil constitutionnel dans le Journal officiel.
Les membres, qui votent avec la majorité, mais qui souhaitent la prise en compte de certaines de leurs réserves, peuvent aussi rédiger une « opinion », qui est annexée dans les mêmes conditions que précédemment, à la décision finale.

Que se passe-t-il si le quorum des huit juges n’est pas atteint pour obtenir l’accord ?
Le cas s’est produit en mai 2013 :le président de la République avait demandé au Conseil constitutionnel de se prononcer sur la légalitéde l’auto-prorogation de leur mandat votée par les députés.
D’après différentes sources, il est probable que le Conseil constitutionnel aurait invalidé cette prorogation s’il avait pu se réunir. Mais les Sages n’y sont jamais parvenus : 3 juges ont joué l’obstruction (deux juges chiites et un juge druze) en refusant de se rendre aux convocations et, partant, en rendant impossible l’obtention du quorum (huit juges sur 10).
La réédition d’un tel scénario est possible, même s’il affecterait profondément la fonction du Conseil.

Que se passe-t-il si la loi de libéralisation des loyers anciens est invalidée ?
Depuis mars 2012, c’est le vide juridique : la dernière loi « exceptionnelle », qui régissait les relations des propriétaires et des locataires pour les baux signés avant le 23 juillet 1992, n’a pas été renouvelée.
En théorie, le droit commun devrait s’appliquer, c’est-à-dire le Code des obligations et des contrats qui régit déjà les baux signés après le 23 juillet 1992. En réalité, les tribunaux continuent d’appliquer la loi exceptionnelle en vigueur jusqu’en mars 2012.
Les juges appliquent ici le principe de la « sécurité juridique » : ils estiment d’abord que les textes exceptionnels, portant sur les loyers, ont été reconduits de manière systématique depuis les années 1940 au moins. Ils anticipent, qui plus est, la possible rétroactivité d’une éventuelle loi à venir.
Mais un autre principe aussi explique cette pratique : il s’agit de celui de « confiance légitime. » Après 70 ans de lois exceptionnelles, les Libanais ont pris l’habitude de leur application. C’est d’ailleurs l’un des points essentiels soulevé par le recours des députés. C’est sur la base de ces lois que les locataires par exemple s’appuient pour exiger le versement d’indemnités de départ quand leur propriétaire souhaite récupérer son bien, mais également pour la reconduction sine die des baux voire calculent l’augmentation, au taux minimum, des loyers.

Peut-on imaginer que le Conseil constitutionnel modifie lui même la loi pour la rendre conforme à la constitution si besoin est ?
Le Conseil constitutionnel peut suggérer certains amendements et dire quelles clauses de la loi lui semblent incompatibles avec l’esprit de la constitution. Mais il ne peut en aucun cas remplacer le texte invalidé par un texte nouveau. Ce rôle, celui de légiférer, appartient au Parlement.