De passage à Beyrouth, Fabrice Bousteau, rédacteur en chef de la revue française Beaux-Arts Magazine et commissaire du pavillon indien, présenté dans le cadre de la 5e Beirut Art Fair de septembre prochain, revient sur la globalisation du marché de l’art.

Comment se situe l’art libanais et arabe sur le marché international ?
Le marché de l’art s’est globalisé ces dernières années. Des marchés jusque-là locaux, comme l’art contemporain chinois, indien, plus récemment arabe, sont venus s’agréger au marché international. Le Liban n’échappe pas à la règle. Au contraire : Beyrouth a même été un précurseur dans les années 1960 grâce à une bourgeoisie ouverte sur le monde, dont les représentants achetaient et collectionnaient des œuvres d’art locales et occidentales. Mais cette scène locale ne figurait alors dans aucun événement international. Il faut attendre les années 2000 pour qu’un mouvement, venu des pays du Golfe, rayonne dans tout le Levant, et intègre la région sur l’échiquier mondialisé de l’art. Aujourd’hui, la création de foires internationales (Dubaï, Charjah, Beyrouth), l’installation de sociétés de ventes privées (Christie’s et Bonham’s à Dubaï ; Sotheby’s à Doha), la multiplication de galeries témoignent d’un écosystème en gestation. Le marché de l’art se densifie au Liban et dans le monde arabe à une vitesse vertigineuse.


Comment expliquez-vous cette globalisation du monde de l’art ?
Le phénomène est lié à l’augmentation de la richesse. En 2013, le monde comptait 12,5 millions de personnes disposant d’un capital d’un million de dollars à investir immédiatement. Soit 46 % de plus qu’en 2008. Pour ces classes dominantes, l’art, et spécialement l’art contemporain, est un « outil de valorisation sociale » : en achetant, ces hommes et ces femmes montrent leur réussite. Ils obtiennent la reconnaissance sociale et médiatique que confère leur statut de collectionneurs voire de mécènes. Selon une étude de l’Université de Yale, « une augmentation d'un point de pourcentage de la part du revenu total gagné par les 0,1% les plus riches provoque une augmentation des prix de l’art d'environ 14% ». Mais du coup, le nombre d’œuvres ou d’artistes, susceptibles de répondre à ces attentes, n’est plus suffisant. D’où cette frénésie dans les prix : on a besoin de « sang frais ». Et d’où l’émergence de nouvelles scènes artistiques.

Vous vous intéressez aux artistes indiens. Peut-on y voir des similitudes avec la scène libanaise ?
Avec l’ouverture à l’économie de marché, dans les années 1980, l’Inde a vu se mettre en place un marché artistique, estimé à 300 millions de dollars en 2012, six fois plus qu’en 2005. Avant 1990, un seul artiste indien était reconnu sur la place internationale. Désormais, ils sont 7 ou 8. Une trentaine les suivent de près. Surtout, la nature de leur questionnement artistique a évolué : auparavant, ils travaillaient sur des thèmes traditionnels comme les mythes ou les divinités… Aujourd’hui, la nouvelle génération s’intéresse davantage au quotidien, aux maux et aux mutations de cette « société de consommation » dans laquelle ils baignent. Leurs œuvres parlent de travail, de politique, de sexualité... Un artiste comme Gupta Sudoth (1969) s’ingénue depuis 15 ans à détourner de leur usage des ustensiles en acier ou en inox, caractéristiques des foyers – et des cuisines - de la classe moyenne. Parce que ces objets sont aussi le symbole de cette société de consommation. Ce questionnement n’est pas propre à l’Inde. On le retrouve dans tous les pays « périphériques ». Ces artistes sont aussi désormais plus proches d’une « esthétique internationale » où les différences culturelles s’homogénéisent. De fait, leurs œuvres parlent à tous.
Le Liban n’y échappe pas : l’art y parle de la guerre civile, d’inégalités sociales, d’identités confessionnelles… Je pense, par exemple, à un artiste comme Akram Zaatari (1966), co-fondateur de la Fondation arabe pour l’image, qui travaille souvent sur la mémoire collective de la guerre.