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La Régie des tabacs : un monopole juteux

Grâce à une conjoncture favorable et des réformes internes, la Régie des tabacs affiche des bénéfices en nette hausse depuis 2011, tirés par son activité commerciale. Un succès qui lui permet de développer son volet industriel.

Fumer tue… et renfloue les caisses de l’État libanais. La vente de cigarettes a rapporté au Trésor plus de 4,4 milliards de dollars ces vingt dernières années, dont 91,5 % en droits de douane, droits d’accises et TVA collectés sur les produits tabagiques. Le reste provient des bénéfices réalisés par la Régie libanaise des tabacs. Cette institution, gérée par l’État depuis 1991, a dégagé 550 millions de dollars de profits entre 1994 et 2014, dont 323 millions ont été transférés au Trésor.
De par le monopole de production et de distribution du tabac dont elle jouit, la Régie cumule à la fois des fonctions agricoles, industrielles et commerciales : elle achète, trie et écoule la production locale de tabac en feuilles, produit ses propres marques, et vend les cigarettes locales et étrangères à travers des distributeurs agréés.
Elle agit en tant qu’importateur exclusif des compagnies de tabac mondiales – comme Philip Morris, Japan Tobacco International, Imperial Tobacco ou British American Tobacco – et bénéficie donc d’une position dominante sur un marché particulièrement porteur.
Selon une étude du cabinet britannique ERC, réalisée en 2012, la consommation moyenne de cigarettes par habitant au Liban est trois fois supérieure à la moyenne mondiale. Soutenue par un cadre réglementaire et fiscal relativement souple, elle n’a cessé d’augmenter au Liban depuis 1990, alors qu’elle baissait de 12 % dans le monde, selon cette même étude.
Or sur chaque paquet importé et vendu au Liban, le producteur encaisse en moyenne 31 %, les distributeurs 7 % et l’État 62 %. Cette part comprend les recettes fiscales d’une part et la marge commerciale de la Régie d’autre part. L’année dernière, les taxes ont rapporté 225 millions de dollars au Trésor. Quant aux marges commerciales, elles se sont élevées à 184 millions de dollars, permettant à la Régie de couvrir ses coûts, notamment ceux liés à la subvention du tabac local (voir par ailleurs), et d’afficher un bénéfice net de 102 millions de dollars.

Une demande soutenue par la crise en Syrie

La Régie n’a pas toujours été aussi rentable. Ses profits ont doublé ces quatre dernières années, passant de 56 millions de dollars en 2011 à plus de 100 millions de dollars par an entre 2012 et 2015, en raison de la guerre en Syrie et de l’afflux de réfugiés au Liban. « 2012 a été une année exceptionnelle, à cause de l’effondrement de la production de l’autre côté de la frontière », explique le responsable commercial et membre du comité de direction de la Régie, Georges Hobeika. La fermeture des principales usines du pays a provoqué un creux sur le marché syrien, comblé par les distributeurs agréés au Liban, souvent de manière illicite. « Les ventes ont bondi cette année-là à 750 millions de paquets. Mais les commerçants syriens ont ensuite trouvé d’autres fournisseurs, notamment à Dubaï, et les ventes ont baissé en 2013. » Elles se sont toutefois maintenues autour de 600 millions de paquets par an, dont 200 millions imputables aux réfugiés syriens.
« Malheureusement, toute la demande n’est pas couverte par la Régie », déplore Georges Hobeika, en pointant du doigt le développement de la contrebande depuis la libéralisation de l’importation de cigarettes en Syrie, il y a deux ans. Ce phénomène, accentué par la hausse des prix décidée au Liban en 2014, est selon lui à l’origine de la baisse du chiffre d’affaires l’année dernière. « L’impact de cette mesure, voulue par les associations antitabac, sur les résultats de la Régie a toutefois été contenu, car la hausse a été absorbée par nos marges plutôt que par un relèvement des taxes », ajoute-t-il.

Un monopole érodé par la contrebande

Le levier fiscal est considéré par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme le moyen le plus efficace de réduire la consommation. Mais encore faut-il pouvoir contrôler les frontières. La Régie garde un souvenir amer de l’expérience tentée en 1999. À cette date, le gouvernement décide un relèvement de 54 % à 113 % des droits de douane et droits d’accises sur les cigarettes importées. « En alimentant la contrebande à partir des pays voisins, cette mesure a fait chuter les revenus fiscaux et ceux de la Régie, sans forcément avoir d’impact sur la consommation », affirme Georges Hobeika. Les ventes de la Régie ont baissé de plus d’un tiers et ses bénéfices, qui s’élevaient à 30 millions de dollars en 1998, se sont transformés en 22,8 millions de dollars de pertes en 2000.
L’institution a difficilement retrouvé l’équilibre durant les années suivantes, accusant 44 millions de pertes au total entre 1999 et 2006. Cette situation l’a toutefois poussée à se réformer. « Nous avions deux choix : continuer à travailler avec des critères et la mentalité qui caractérisent la fonction publique, et devenir une institution défaillante vivant sur le dos du Trésor, comme beaucoup d’autres, ou revoir notre façon de faire. Et c’est cette voie que nous avons empruntée », explique Georges Hobeika.

Politique de restructuration

Le comité de direction, piloté par Nassif Seklaoui, entame une politique de restructuration ambitieuse dont l’objectif est d’une part de réduire les coûts et d’autre part de doper les ventes.
Il procède à des coupes notamment dans l’un des principaux postes de dépenses : la masse salariale. Comme beaucoup d’administrations publiques, la Régie était en situation de sureffectifs, avec près de 2 000 employés en 1994. Ce nombre a été progressivement réduit, à 722, en vingt ans, notamment grâce à des départs à la retraite non remplacés. La productivité a été améliorée grâce à l’informatisation, la redéfinition des postes et la formation des employés. Les coûts opérationnels (subventions incluses) sont passés de 57 % des revenus du secteur à 16 % en 2014.
En parallèle, « nous avons redéfini nos relations avec les multinationales, d’une part, et les distributeurs agrées, d’autre part, dans l’objectif d’augmenter les ventes et de limiter la contrebande », poursuit Georges Hobeika. Ces efforts ont, selon lui, porté leurs fruits et permis à la Régie de renouer avec les bénéfices à partir de 2008.
En assainissant sa situation financière, l’institution s’est donné les moyens de développer sa branche industrielle pour profiter de l’évolution de la demande observée à partir de 2011. « L’afflux de réfugiés et la baisse du pouvoir d’achat des Libanais en raison de la crise en Syrie ont changé les habitudes de consommation, explique Georges Hobeika. Les ventes de cigarettes premium (dont le prix est supérieur à 3 000 livres le paquet) ont baissé de 40 %, celles du segment médium (entre 2 000 à 3 000 livres) se sont maintenues, tandis que celles du segment bas de gamme ont doublé. » Or c’est sur ce dernier segment que se positionnait Cedars, la seule marque produite à l’époque par la Régie, et vendue à 1 250 livres.

Renouveau industriel

Un premier investissement, réalisé en 2011, lui permet d’augmenter sa production de Cedars. Deux ans plus tard, elle lance une nouvelle marque baptisée Maestro, en deux versions, l’une “full blend”, l’autre “light”, vendue à 750 livres. Elle réalise également des investissements à visée qualitative, avec l’acquisition d’équipements destinés au traitement et au stockage du tabac, d’un système de détection des déchets de tabac ainsi que de nouveaux équipements de laboratoire. En 2015, elle inaugure en grande pompe une nouvelle ligne de confection dans son usine à Hadath, qui lui permet d’introduire deux marques supplémentaires – Cedars Plus et Cedars Silver – et de tripler sa capacité de production. Au total, la Régie a investi entre 25 et 30 millions de dollars ces trois dernières années, puisés sur ses fonds propres. « Il est encore trop tôt pour en évaluer les effets, commente Georges Hobeika. Les premiers résultats sont encourageants, avec une part de marché des cigarettes locales qui a atteint 26 % fin décembre 2015, contre moins de 17 % un an plus tôt. »
La production de cigarettes locales crée de l’emploi et soutient d’autres filières industrielles (papier, filtres, imprimeries, etc.), mais elle rapporte moins à l’État que les importations, souligne toutefois le responsable. Les marges commerciales sont faibles, particulièrement sur les cigarettes bas de gamme, car les coûts de production sont élevés. « Comme toutes les industries au Liban, celle du tabac souffre de coûts énergétiques et salariaux élevés. »
D’où l’intérêt d’améliorer la qualité pour changer de positionnement. « Nous envisageons de nouveaux investissements en 2016 pour nous permettre de produire une marque de gamme moyenne », affirme Georges Hobeika.

Et la sous-traitance ?

En attendant, la Régie profite de la hausse de sa capacité de production pour faire de la sous-traitance. Elle produit depuis quelques mois sous licence des cigarettes Allure pour le compte de la société allemande Von Eicken. « Même si les coûts de production au Liban sont relativement élevés, ce modèle est intéressant pour les compagnies étrangères, car les droits d’accises et de douane sur le tabac brut sont de 48 %, contre 113 % sur les cigarettes. » Ce différentiel permet de proposer le paquet produit au Liban à un prix inférieur à celui du produit importé et donc d’augmenter les ventes.

La culture du tabac : une histoire qui remonte au XVIIe siècle

La culture du tabac au Liban est une ancienne tradition qui remonte au début du XVIIe siècle lorsque l’émir Fakhreddine II l’introduit vers 1625, après ses multiples voyages, notamment en Toscane. Les usines locales produisant des cigarettes dans leur aspect actuel (introduit par les Espagnols en 1865) datent toutefois de la fin du XIXe siècle, avec l’émergence vers 1895 de trois fabriques réparties entre Jiwar el-Hoz (construite par les émirs Abillama), Hammana (famille Mezher) et Antélias (cheikh Youssef el-Jamil). Celles-ci constitueront le prélude à la prolifération de plusieurs usines à travers le pays, dont à Choueir, Khonchara, Bickfaya, Jounié, Jbeil et Batroun.
La production de tabac au Liban est toutefois sujette à l’imposition en 1884 d’un monopole au sein de l’Empire ottoman couvrant l’ensemble des territoires contrôlés par la Sublime Porte. Les activités des agriculteurs et des industriels du Mont-Liban sont ainsi régies par une société française à laquelle les autorités ottomanes accordent une concession de 30 ans (renouvelée pour une période de 15 ans) pour la régulation de la récolte, de la production et de la distribution du tabac. Durant cette période, qui dure jusqu’en 1929, les propriétaires d’usines de tabac n’ont ni le droit d’importer des graines et des aromes ni d’exporter leur produit final à titre de société indépendante, mais le secteur reste ouvert à l’entrée ou à la sortie d’acteurs sur le marché, sous l’approbation de la société mandatée.
Entre 1929 et 1935, l’industrie du tabac se libéralise avant d’être de nouveau placée sous un monopole, celui de la Régie des tabacs et des tombacs à partir de 1935. Sous l’impulsion de cette dernière, l’industrie connaît un développement progressif, qui culmine dans les années 1960.
La concession exclusive, initialement prévue pour une période de 25 ans, est renouvelée jusqu’en 1975, puis de facto durant les 15 ans de guerre civile, avant que le monopole ne soit transféré à l’État en 1991. La Régie passe alors sous la tutelle du ministère des Finances.


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