Elle a fait partie des cent femmes les plus puissantes du monde arabe pendant deux années consécutives. À 37 ans, Reine Abbas cumule les distinctions. Cofondatrice de la société de production Wixel Studios, avec son mari Ziad Féghali, elle a également été élue parmi les cinq femmes les plus puissantes dans le monde du jeu vidéo par le site inc.com en 2013. Cette artiste, qui raconte avoir toujours été considérée comme une personne “étrange” par ses proches, s’est toujours battue avec rage pour réussir. Née au Liban, Reine s’intéresse au dessin dès son enfance. Une passion peu comprise dans sa famille davantage orientée vers le droit, la police ou l’armée. À son entrée à l’université, elle rêve d’un parcours artistique, mais ses parents la poussent vers la voie de l’architecture à l’Académie libanaise des beaux-arts. « Je passais mon temps à traîner dans les cours d’arts plastiques qui me fascinaient », se souvient-elle. « Un jour, j’ai demandé à ma mère si je pouvais changer de cursus. Elle a accepté à une condition : que mon père ne soit pas au courant », raconte Reine avec le sourire. Son master en poche, elle est repérée pour ses talents de dessinatrice par un cabinet d’architecture. « À partir de ce jour, j’ai beaucoup travaillé, mais j’ai aussi beaucoup menti pour avoir ce que je voulais », déclare-t-elle. Dans ses entretiens d’embauche, elle prétend maîtriser Photoshop sur le bout des doigts, alors qu’elle n’a jamais ouvert le logiciel. Idem avec les logiciels d’animation. Derrière, elle passera ensuite des nuits blanches à apprendre en autodidacte. En 2003, elle décroche son premier poste dans le jeu vidéo, un domaine qu’elle affectionne particulièrement en tant que joueuse depuis de longues années. Mais là encore, les compétences techniques lui manquent. Elle se plonge alors dans les magazines spécialisés pour apprendre à coder et ses nuits de travail en dehors du bureau sont finalement payantes. Reine Abbas se fait rapidement remarquer et est chargée de créer et de piloter le département artistique de DigiPen au Liban, qui produit notamment des jeux pour Nintendo. Après avoir participé à la création de nombreux jeux, elle décide, en 2008, avec deux de ses employés, dont l’un deviendra son mari, de quitter l’entreprise pour fonder leur propre société de production. Les Wixel Studios sont nés.

Des jeux couleur locale

L’ambition de Reine Abbas et de ses associés est claire : proposer des jeux ancrés dans la culture locale et régionale, mais compréhensibles par tous, et surtout des jeux engagés qui contribuent à changer le quotidien des joueurs. « Dans chaque jeu que nous créons, nous voulons faire passer un message, qu’il soit éducatif, politique ou social », explique Reine. Leur premier opus, baptisé Douma, lancé avant même la création officielle de leur entreprise, est un jeu de combat mettant en scène les leaders politiques libanais, qui se retrouvent désormais sous l’emprise des citoyens. Le succès de ce jeu, proposé gratuitement sur Internet, est immédiat : 10 000 joueurs se connectent à la minute même de sa mise en ligne, et près de 300 000 en quelques mois. En 2012, Wixel Studios développe, en partenariat avec la Défense civile libanaise, un jeu éducatif, Little Heroes, Big Deeds. Distribué à 125 000 exemplaires dans les écoles du pays et financé dans le cadre d’un programme euro-méditerranéen de prévention, ce jeu consiste à apprendre aux enfants les réflexes à adopter face aux risques domestiques et naturels. Initialement développé sur CD-Rom, il est finalement mis en vente sur mobile afin d’étendre sa diffusion au-delà des frontières du Liban. L’année suivante, l’entreprise signe son plus gros succès avec Survival Race, un jeu sur mobile gratuit avec options payantes téléchargé plus de deux millions de fois, et dont le coût de production s’est élevé à 300 000 dollars contre quelques dizaines de milliers pour les précédents. Sept mois de travail ont été nécessaires pour finaliser ce jeu de course qui sensibilise les joueurs à la problématique du réchauffement climatique. Alors que sept jeux ont été publiés entre 2008 et 2016, pour un coût global de 500 000 dollars – l’entreprise ne souhaite pas divulguer son chiffre d’affaires –, Wixel Studios accélère la cadence et entend sortir quatre nouveaux jeux – ils seront gratuits avec options payantes – avant la fin de l’année, pour un investissement de 60 000 dollars. L’entreprise, qui compte aujourd’hui quatre employés et une dizaine de free-lances, souhaite ainsi participer au dynamisme du secteur du jeu vidéo sur mobile qui connaît une croissance annuelle de 21 %, selon le cabinet d’études Newzoo, contre 7 et 2 % pour le marché des jeux sur ordinateur et console.

Une diversification nécessaire

Pour soutenir cette activité de production de jeux indépendants, qui nécessite de lourds investissements, Wixel Studios a développé dès 2009 l’édition d’advergames, des jeux publicitaires destinés à promouvoir l’image de marque de leurs clients, parmi lesquels figurent notamment Almaza, Ferrari World, Redbull, NBC ou plus récemment al-Jazeera Kids. « Lorsque nous avons travaillé sur le lancement de Survival Race, nous avons complètement arrêté de produire des advergames. Mais nous nous sommes rendu compte que ce n’était pas une bonne stratégie. Les advergames nous permettent de survivre et d’avoir des revenus réguliers », explique Reine Abbas. Avec une vingtaine de jeux créés depuis 2009, cette activité représente désormais près de 60 % du chiffre d’affaires de l’entreprise.
En 2014, Wixel Studios a par ailleurs lancé une académie consacrée à la formation des jeunes à partir de cinq ans. Baptisée Spica Twins, elle propose chaque été des sessions de cours pour apprendre à coder et à fabriquer son propre jeu vidéo. Une trentaine d’enfants ont déjà suivi cette formation et Reine Abbas compte bien étendre cette activité en développant des partenariats avec des écoles et en multipliant les sessions tout au long de l’année. Au-delà de l’aspect économique de cette nouvelle activité (chaque session de 21 heures de cours est facturée 500 dollars), la directrice de Wixel Studios souhaite surtout participer à l’amélioration de l’éducation des jeunes Libanais dans le domaine de l’animation et du jeu vidéo, afin de consolider à terme l’industrie du jeu dans la région. « Le développement et la réussite du jeu vidéo dans le monde arabe ne reposeront pas sur la création de grandes entreprises de jeux vidéo, mais sur la multiplication des petits jeux indépendants. Et pour cela, il nous faut des jeunes talentueux, créatifs et bien formés », estime-t-elle. Féministe affirmée, elle met notamment l’accent sur la formation des jeunes filles, trop peu représentées dans les métiers technologiques. « Les femmes ne représentent que 22 % des développeurs dans le monde », indique Reine, qui se fait un devoir d’augmenter cette proportion significativement dans les années à venir, au moins au Liban.

Qui est-elle ?
- Née en 1978 au Liban.
- Mariée et mère de trois enfants.
- Diplômée d’un master en arts plastiques à l’Alba.
- Enseignante en master d’animation visuelle à l’Alba et à l’Usek depuis 13 ans.
- Élue parmi les 100 femmes les plus puissantes du monde arabe en 2014 et 2015 par le magazine Arabian Business.
- Lauréate du prix WOW de l’expression artistique lors du 6e Forum de la femme arabe en 2013.

Aurora, une plate-forme pour les jeunes atteints d’un cancer
En 2014, alors que sa jeune nièce est atteinte d’une leucémie, Reine Abbas se lance, à la demande de son fils, dans la création d’une plate-forme de jeux destinés aux enfants malades. Baptisé Aurora, ce projet a pour objectif de réunir les enfants de 3 à 11 ans atteints de cancer à travers le monde au sein d’une plate-forme virtuelle sur mobile qui leur permet de jouer en ligne et de communiquer, afin de partager leurs expériences. Si l’accès à Aurora est gratuit pour les malades, les autres enfants devront, quant à eux, payer un dollar symbolique pour y participer. Quarante pour cent des revenus de la plate-forme seront reversés à des centres de recherche médicale. Quatre sponsors ont déjà signé un partenariat avec Wixel Studios qui recherche encore des financements pour couvrir les 120 000 dollars nécessaires au développement de la plate-forme.