Un article du Dossier

La floriculture en difficulté

Depuis 2011 et la guerre en Syrie, la valeur des floricultures libanaises a été divisée par trois, chutant à 4,2 millions de dollars en 2015. Les premiers touchés sont les floriculteurs qui se débattent pour vivre de leur production.

Chaque année, c’est une bouffée d’air frais pour le secteur. Avec la Saint-Valentin et la fête des Mères, les ventes de fleurs coupées explosent. Chez le numéro un du marché, Exotica, la force de frappe est par exemple démultipliée. Ce 14 février, une fois encore, la firme a centralisé son activité. « Pour cette seule journée, cent-cinquante voitures de livraisons ont été mobilisées afin de servir des milliers de clients », explique Joe Younès, manager général d’Exotica. Cette date représente 3 % du chiffre d’affaires de la société. Cependant, la Saint-Valentin ou la fête des Mères sont les arbres qui cachent la forêt. Car la fleur coupée traverse depuis 2011 une période de crise. « Tout le secteur est en difficulté, relève Rania Younès Grondier, productrice de fleurs et propriétaire de la marque “Fleurs du Liban”. Le budget moyen est en baisse et on note une tendance des Libanais à aller de plus en plus se marier à l’étranger, ce qui affecte directement toute la chaîne. Au même titre que les bijoux, les fleurs sont un produit de luxe dont le consommateur peut facilement se passer. » « La fleur se situe dans ce qu’on appelle “les produits de luxe populaires”, consommés par une classe sociale relativement aisée, sans pour autant être forcément extrêmement riche », abonde Riad Saadé, directeur du Centre de recherches et d’études agricoles libanais (Creal). En 2015, son institut estimait à 4,2 millions de dollars la valeur des productions libanaises de fleurs coupées. Ce chiffre – calculé en fonction du nombre de tiges produites au Liban et de la somme récoltée par l’exploitant sur sa marchandise – atteignait en 2011 plus du triple avec 13,2 millions de dollars. « La valeur de la production s’est effondrée depuis la guerre en Syrie, » explique l’ingénieur agronome et économiste à la tête du Creal. Cela s’est répercuté sur la baisse de la production et a découragé bon nombre de producteurs d’exercer dans un marché qui n’est plus porteur. » Rania Younès Grondier fait partie des quelque deux à trois cents floriculteurs libanais (aucun chiffre officiel n’existe à défaut d’organisations les regroupant ou de statistiques publiques). Elle produit la majorité des fleurs que l’on trouve au Liban : de la rose au lys, en passant par les tulipes, mais aussi des feuillages et des branchages. Avec 300 000 m2 de terrain, la floricultrice possède l’une des plus importantes exploitations du pays. Selon Rania Younès Grondier, « une dizaine de producteurs tiennent aujourd’hui plus de 50 % de la production totale ». Le reste est divisé en une multitude d’acteurs sur des parcelles de tailles variables, certaines ne dépassant pas 500 m2 », explique-t-elle. « Les terrains sont très chers et très peu sont classés agricoles, déplore la productrice. À Kousba, le prix du mètre carré d’une exploitation peut aller jusqu’à 150 dollars, note-t-elle en guise d’exemple. Or, si ces terrains étaient classés agricoles, le prix du mètre carré serait de dix dollars ! » L’absence de classification permet de préserver la possibilité de construire sur tous types de terrains, ce qui assure une rente aux propriétaires fonciers et aux autorités locales qui sont souvent les mêmes. « On se bat, note de son côté le floriculteur Jean-Pierre Matar, mais entre les coûts trop élevés de l’entretien, la récolte, le chauffage, la coupe, c’est difficile de lutter face à des pays dont les coûts de production sont inférieurs aux nôtres. »

Une fraude généralisée

Autre fléau dont souffrent les producteurs locaux : ce que Rania Younès Grondier appelle « un système de fraude généralisée ». Entre novembre et mars, la baisse des températures et la diminution des rendements des productions libanaises poussent les grossistes à se tourner vers l’étranger pour continuer d’alimenter le marché. En 2015, le Liban a importé pour 21,3 millions de dollars de fleurs coupées – 43 % venant des Pays-Bas, 17 % de Thaïlande, 9 % du Kenya et 7 % d’Inde. Mais les taxes douanières instaurées pour protéger les producteurs libanais, qui ne bénéficient pas de subventions à l’inverse de leurs concurrents européens, ne sont pas respectées. « Les fleurs devraient être taxées à l’aéroport à 80 % (70 % de droits de douane, plus 10 % de TVA). Or, il suffit de regarder les relevés de douanes pour constater la fraude », s’insurge Rania Younès Grondier. « Le procédé consiste à enregistrer les fleurs coupées comme des graines qui ne sont, elles, taxées qu’à 5 % », déplore la productrice. Le système aurait pour conséquence de pousser les grossistes à importer des fleurs au détriment de la production locale. « Il n’y a aucune structure en place en mesure de protéger les producteurs, d’une part en amont, des sociétés d’intrants (chargées de distribuer le nécessaire à la production), et d’autre part en aval, des sociétés de commercialisation », ajoute Riad Saadé. Une organisation de la production permettrait en outre de mieux contrôler l’exportation de la marchandise. « Nous n’avons aucun équipement, aucune aide du gouvernement qui nous permette des cultures de très haut rendement, alors que les Libanais sont très bons dans ce métier », fait valoir le président du Creal. En 2015, seul l’équivalent de quelque 464 000 dollars des fleurs coupées (et de plantes en pots) libanaises a été exporté. La marchandise se destinait à 97 % à l’Irak, aux Émirats arabes unis et à l’Arabie saoudite.

Les producteurs les plus modestes pénalisés

Côté distribution, ils seraient une petite quinzaine de grossistes à exercer au Liban. Leur rôle – en plus d’importer de la marchandise – consiste à centraliser les productions libanaises, moyennant 15 % de commission sur chaque lot de fleurs revendu aux fleuristes. « Une poignée de grossistes contrôlent en fait le marché, décrypte Élias Kamel, président du syndicat des producteurs de plantes et de fleurs coupées. Il s’agit de ceux qui sont aussi producteurs. Même si peu d’entre eux le concèdent, leur avantage est de pouvoir vendre leur production, avant d’écouler celles que les autres floriculteurs leur confient. » Les producteurs les plus modestes seraient donc pénalisés, car incapables de contrôler leur propre distribution. « Tous les floriculteurs ne peuvent pas se permettre de devenir grossiste, détaille Rania Younès Grondier, qui en a fait l’expérience depuis une quinzaine d’années. Cela suppose un volume de production important ainsi que des investissements assez lourds : il faut avoir un entrepôt et des véhicules frigorifiés pour acheminer la marchandise chez les fleuristes. « Nous parlons d’une chaîne de production, ajoute pour sa part Riad Saadé. Quiconque maîtrise cette chaîne fait de vrais bénéfices. » L’ingénieur agronome cite l’exemple d’Exotica qui, en plus de contrôler la production et la vente en gros, gère aussi la vente au détail de sa marchandise (qu’elle soit locale ou importée) sur son site Internet et via ses cinq mégastores répartis dans le pays.
Le syndicat des producteurs de plantes et de fleurs coupées, qui dit regrouper au total 127 producteurs, ambitionne de contrer la mainmise de certains grossistes sur le secteur. Élias Kamel, à la tête d’une nouvelle équipe entrée en fonctions à la fin de l’année 2016, défend pour cela la création d’un grand marché à Beyrouth, qui centraliserait les productions de tous les exploitants à l’image de ce qui se fait par exemple en Grèce. « La commission sur les ventes ne serait que de l’ordre de 5 %, au lieu des 15  pratiqués aujourd’hui par les grossistes », avance le président du syndicat. Un tel modèle avait été expérimenté il y a une dizaine d’années au Liban. Mais il avait fait faillite au bout de quelques semaines en raison des nombreux impayés des fleuristes.

La rose, reine des fleurs libanaises

Produite pour plus de la moitié au Mont-Liban grâce à un climat favorable, la rose s’est imposée comme une valeur refuge plébiscitée à la fois par les consommateurs et les floriculteurs libanais. En 2015, la valeur de la production de cette fleur était estimée par le Creal à près de 2,6 millions de dollars. La même année, plus de 19,5 millions d’espèces étaient sorties des serres libanaises, supplantant de loin les autres productions libanaises portées essentiellement par les chrysanthèmes (4,2 millions de tiges) et les gerberas (un million). « Ce succès est mondial, il ne tient pas qu’au Liban », fait remarquer Jean-Pierre Matar qui a abandonné la rose en 1991 face au trop grand nombre de producteurs locaux. « L’avantage d’un rosier, c’est qu’il va donner des fleurs pendant cinq à six ans, là où des chrysanthèmes n’en fourniront que pour quatre mois, ou des gerberas pendant deux à trois ans, relève-t-il. En revanche, les coûts de production sont élevés, sans compter les nombreux insecticides qu’il faut ajouter pour éliminer les ravageurs. » « En hiver, lorsque l’offre est faible, le prix de la rose en boutique peut aller jusqu’à deux dollars l’unité, estime de son côté Karim Arabi, gérant d’Arabi Flowers. En été et au printemps à l’inverse, le prix sera divisé par deux. Dans certains événements comme les mariages à gros budget, les commandes peuvent s’élever à plusieurs milliers de fleurs. Cela reste une valeur sûre. »

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