Leila Hoteit est partenaire et directrice associée du Boston Consulting Group à Dubaï. Spécialiste des questions d’éducation et de développement humain, elle est également responsable de la diversité et de l’inclusion au sein du groupe pour les régions du Moyen-Orient et de l’Europe. Un dossier qu’elle prend très au sérieux tant elle estime que c’est par l’exemple que les femmes parviendront à légitimer leur présence au sein des entreprises.

Élias Abi Hanna

 En ce matin d’été, attablée à un café beyrouthin dans le quartier de Clemenceau, Leila Hoteit ne trahira aucun secret. À l’évidence, elle n’aime pas s’épancher. Du moins lorsqu’elle craint des questions personnelles.La femme, aux faux airs de Sandra Bullock et à la fine carrure athlétique, paraît d’abord un peu tendue. « Je ne sais pas sourire », explique-t-elle, alors qu’elle se plie à l’insupportable séance photo.

Mais ce n’est qu’une façade. Car très vite, elle s’échauffe, oublie l’exercice imposé, pour esquisser ce qui pourrait bien tenir d’un sourire léger. Normal, elle parle de ce qu’elle aime : son métier, le conseil en stratégie. Basée à Dubaï, Leila Hoteit n’est rien moins qu’une des deux seules femmes partenaires au Moyen-Orient du Boston Consulting Group (BCG), l’un des plus importants cabinets de conseil mondiaux.

Elle y assume les fonctions de directrice associée. La firme américaine compte quelque 16 000 employés dans le monde (et quelque 550 dans la région) pour un chiffre d’affaires de 6,3 milliards de dollars en 2017. « Le conseil est un milieu très masculin, avance-t-elle. Lorsque tu entres à BCG, tu as moins de 10 % de chance de devenir à terme partenaire de la compagnie (…) tant cette carrière exige d’engagements. Nous avons davantage de femmes au niveau junior, mais à la maternité, elles ne poursuivent pas en général leur carrière. »

Un chiffre qui révèle beaucoup de la pugnacité – Leila Hoteit parle de “résilience” – dont il lui a fallu faire preuve pour gravir l’ascenseur hiérarchique. « Je suis ambitieuse. J’ai toujours voulu faire carrière. »

Tête chercheuse

Spécialiste des secteurs de l’éducation et du développement du capital humain, son équipe aide, en ce moment, plusieurs États du Golfe à réformer leur système éducatif. « On intervient, par exemple, pour définir les compétences et les profils qui seront recherchés dans trente ans. Et ainsi mieux adapter le système éducatif aux exigences de demain. » Une mission à long terme afin de ne pas laisser sur le carreau les futures générations. « Avec la montée en puissance des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle, nous allons assister à un basculement radical. Des domaines d’activités vont émerger, d’autres disparaître. C’est très difficile de prédire, mais ce qui est sûr, selon moi, c’est que tous les métiers qui exigent des qualités “humaines” – le sentiment d’empathie, l’esprit de collaboration ou de synthèse, la pensée complexe… – resteront l’apanage des hommes et des femmes des prochaines générations. » Pour les autorités du Golfe, assure la stratège, ce questionnement est d’autant plus important qu’il va de pair avec d’autres défis concomitants : une population jeune, que le chômage touche souvent de plein fouet, à laquelle s’ajoute désormais l’entrée des femmes dans le monde du travail.

Favoriser l’inclusion féminine

Les femmes, justement… Au sein de BCG, Leila Hoteit s’est vu confier un autre “dossier chaud” : l’“empowerment” féminin dans les régions du Moyen-Orient et l’Europe. Un concept d’esprit très américain que le français – fait sans doute significatif – peine à restituer autrement que par une périphrase alambiquée : « Donner (ou rendre) aux femmes un levier d’action sur leur propre carrière, voire leur propre vie. »

« Si vous pensez que la place des femmes reste problématique en Occident, que pouvons-nous dire du Moyen-Orient ? Pour une Libanaise de ma génération, réussir c’était se marier », souligne Leila Hoteit. À cette aune-là, elle a bien réussi : elle s’est mariée et a aujourd’hui trois jeunes enfants. Mais son ambition ne s’est pas arrêtée pour autant.

Au contraire. Les difficultés rencontrées tout au long de sa carrière ont fait naître chez elle une prise de conscience de la place des femmes dans le monde de l’entreprise. « Jeune, je refusais de revendiquer mon identité sexuée. Ma réussite, je voulais ne la devoir qu’à mes résultats. Je me suis cependant rendu compte que les entreprises, voire la société tout entière, avaient été faites par et pour des hommes, à une époque où la question de l’égalité entre les sexes ne se posait guère. »

Elle s’en aperçoit vite cependant : l’indifférence au genre tient encore de l’utopie dans nos sociétés où l’opposition entre masculin et féminin se maintient comme un “butoir ultime, pour reprendre l’expression de la sociologue française Françoise Héritier, que la pensée humaine ne parvient pas à dépasser.” Qu’à cela ne tienne, Leila Hoteit s’adapte. « Je me suis rendu compte que nous avions besoin encore d’étapes avant d’en arriver là. Aujourd’hui, les femmes sont fortement incitées à revendiquer leurs différences et à affirmer leur place autrement. » Dans cette évolution des mentalités, l’entreprise a une vraie responsabilité : « Pourquoi ne pas leur faciliter la vie dans la mesure du possible ? »


Bio express

Mariée, 3 enfants.

Imperial College, Londres, doctorat de génie électrique.

Insead, France MBA Business Administration.

Depuis 2014 : Boston Consulting Group Dubaï, partenaire et directrice associée.

Nommée parmi les Young Global Leader (Moyen-Orient) par le Forum économique mondial.

2004-2013 : Booz & Company Middle East.

1999-2002 : Schlumberger Europe. 

Et de pointer du doigt la mise en place d’un système de garde d’enfants efficace, l’interdiction des réunions avant 9 heures (ou après 17 heures)… et d’autres mesures qui permettraient de les aider à gravir les échelons. « Pour ma part, je fais tout pour accorder à mes enfants et à ma famille de vrais instants, quitte à travailler ensuite. En déplacement, il m’arrive de vérifier les devoirs de mes enfants sur Facetime. »

Surtout, elle a appris à renverser la charge. « Tout est fait pour culpabiliser les mères qui travaillent. Nous positionner comme des “mauvaises mères” parce que nous ne nous dédions pas “assez” à nos enfants. » Dans le cadre d’un Ted Talk en 2016, Leila Hoteit racontait qu’un de ses anciens collègues lui avait asséné qu’elle sapait les fondements de la société orientale en poussant les femmes à s’investir dans le champ professionnel. « La place des femmes est à la maison dès lors qu’elle a des enfants, m’avait-il alors affirmé. Cela m’avait tétanisé », se souvient-elle.

Mais c’est peut-être de là qu’elle tient toute sa force de caractère. De sa capacité à “retourner le stigmate” pour le transformer en une énergie qui nourrit son envie de se battre. « Je n’autorise personne à me juger. Ce qui transparaissait dans cet échange, c’était ses propres complexes. Je ne laisserais pas ses problèmes devenir les miens. » Au final, son succès est aussi une manière de leur asséner un démenti virulent.

Trouver un mentor

Malgré tout, Leila Hoteit le reconnaît sans difficulté : elle a eu de la chance. Celle de côtoyer une grand-mère enseignante ; celle aussi d’avoir un père, ancien pilote de la MEA devenu directeur des opérations de la compagnie aérienne nationale, qui n’hésita pas à laisser partir ses deux filles, à 18 ans, à l’étranger, pour qu’elles poursuivent leurs études. « Il m’a transmis sa ténacité, son goût pour l’effort quoiqu’il en coûte. Si j’ai eu un modèle dans ma vie, c’est bien lui. » Est-ce lui aussi qui lui a transmis son goût pour les sciences ? En tous les cas, elle excelle, enfant, dans les matières scientifiques et les mathématiques. « À l’époque, les élèves brillants faisaient soit des études d’ingénieur, soit médicales. J’ai opté pour la première option. » Elle rejoint l’Imperial College de Londres et la filière de génie électrique. « J’envisageais de devenir chercheuse. J’étais très solitaire. Ma vie se résumait alors à moi et mon ordinateur. Très cliché, n’est-ce pas ? La scientifique, un rien autiste… »

Contre toute attente – elle affirme n’avoir jamais très bien compris pourquoi –, son responsable dans son premier emploi lui confie la gestion d’une équipe scientifique. « Le côté managérial a été une révélation. » Elle décide alors de faire un MBA à l’Insead.

Le conseil, une révélation

Pour elle, l’ascenseur décolle très vite et monte très haut. Schlumberger d’abord, où elle débute comme chercheuse pour devenir quelques années plus tard directrice de la recherche et du développement. Booz ensuite où elle fait ses premières armes côté conseil. « Le conseil est un métier pour les gens excessivement curieux et libres dans leurs pensées.» BCG, enfin, où elle officie depuis 2014. « Être partenaire, c’est mettre au cœur de son quotidien la relation client. Il faut comprendre l’agenda de nos clients, savoir saisir l’implicite de leur demande et adapter notre mission à cela. La recherche la plus brillante n’a pas de sens si elle ne répond pas aux attentes du client. » C’est cela aussi son « dernier conseil pour la route » : «Savoir se vendre est tout aussi capital que d’être optimum dans son projet. Jeune femme, investissez dans votre CV comme si votre carrière était une marque commerciale !»