Avec ce roman finaliste du prix Pulitzer, C.E. Morgan accomplit un tour de force. Entremêlant époques et lieux avec une grande maîtrise, de l’esclavage à aujourd’hui, elle livre dans une langue aussi sensorielle qu’inventive une saga américaine au souffle épique.

D’un côté, la famille Forge, riches propriétaires terriens établis dans le Kentucky depuis que l’ancêtre Samuel débarqua de Virginie avec son esclave noir. Chez ces Blancs pétris du sentiment de leur supériorité raciale, le patriarche règne en maître. « Nul besoin de progresser, Henri, il importe juste de se conformer à une lignée qui n’a jamais dévié. » Ainsi s’exprime un père devant son fils. Ce dernier aura beau vouloir dévier, transformer l’exploitation de maïs en élevage de pur-sang contre l’avis paternel, il ne s’arrachera pas au récit familial, mais en perpétuera les exigences d’excellence. Bientôt, dans cette atmosphère de décadence et d’enfermement, le piège se refermera sur sa fille Henrietta. Sa chair, sa chose.

De l’autre côté, Scipio, l’esclave qui s’est enfui pour chercher la liberté sur l’autre rive du fleuve Ohio. Hélas, il ne suffit pas d’atteindre la berge opposée pour échapper à sa condition. Quelques siècles plus tard, Allmon Shaughessy, un de ses lointains descendants, en fera l’expérience douloureuse, lui qui rêvait de sa part de gâteau.

Les trajectoires des deux familles vont se croiser pour finir brisées par l’inéluctable roue du destin. La tragédie est en route. Car il n’y a pas de place pour les choix individuels, « tout émane de tout et rien n’échappe à la similarité ». Sur fond de théorie darwinienne, c’est l’histoire d’une émancipation impossible. D’un cri de libération que poussent en vain tous ces dominés que sont les femmes choisies comme les pouliches, les Noirs, les enfants et les chevaux. L’auteure leur redonne voix dans un galop effréné dont on sort le souffle court et plein d’admiration.

Le sport des rois”, C.E. Morgan, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, éditions Gallimard, 656 pages, 25 dollars.