Huit ans après le début du soulèvement populaire qui s’est progressivement transformé en guerre, l’industrie syrienne peine à se relever. Sanctions, contrebande, corruption, libéralisation… les défis sont multiples.

L’activité dans le souk Hamidieh de Damas à la mi-mars 2019.
L’activité dans le souk Hamidieh de Damas à la mi-mars 2019. Louai Beshara/AFP

Avant 2011, la production manufacturière en Syrie contribuait à 4,4 % du PIB et représentait près de 15 % des emplois. Mais le secteur a été l’un des plus gravement touchés par la guerre. Les destructions et dommages subis par les établissements industriels, publics et privés, sont estimés entre 3 et 4,5 milliards de dollars.

La métropole d’Alep, en particulier, a payé un lourd tribut. Avant le conflit, la région employait à elle seule presque 50 % de la main-d’œuvre industrielle du pays, et abritait 17 zones industrielles, dont celle de Sheikh Najjar, qui regroupait plus de 2 700 entreprises et 31 000 travailleurs. À la fin de l’année 2018, Sheikh Najjar n’employait plus que 18 000 personnes dans 500 établissements industriels. À l’échelle nationale, le nombre d’usines est passé d’environ 130 000 en 2011 à moins de 70 000.

Beaucoup de grands industriels ont quitté le pays et investi leurs capitaux dans les pays voisins, en particulier en Égypte et en Turquie. Entre 2012 et 2018, plus de 800 millions de dollars ont été investis par des hommes d’affaires syriens en Égypte dans un certain nombre de projets, en particulier dans les secteurs du textile et de la restauration.

L’exemple le plus célèbre de cette présence syrienne en Égypte est Mohammad Kamel Sabbagh Sharabati qui a fui la Syrie en 2012. Avant 2011, il figurait sur la liste des 100 hommes d’affaires les plus importants en Syrie et était membre de la Chambre d’industrie d’Alep. Au début de l’année 2018, Sharabati a ouvert dans la ville industrielle de Sadat City au Caire le plus grand complexe d’usines textiles en Afrique, dont la valeur est estimée à deux milliards de dollars.

En Turquie, l’Union des Chambres de commerce a recensé 7 972 entreprises créées avec des fonds syriens sur 42 217 sociétés mixtes, ce qui représente environ 381 millions de dollars d’investissements depuis 2011. Les principaux domaines d’activité des sociétés syro-turques sont néanmoins le commerce de gros, l’immobilier et la construction.

Malgré l’amélioration des conditions de sécurité en Syrie, il est difficile pour ces hommes d’affaires d’envisager un retour à court terme, comme l’a souligné récemment le directeur de l’Union des hommes d’affaires syriens en Égypte, Khaldoun al-Muwaka. Dans une interview au journal Techrine en février, ce proche de Damas a affirmé que les conditions d’un retour n’étaient pas encore réunies et que des solutions restaient encore à trouver et à mettre en œuvre. De son côté, Ammar Sabbagh, un industriel alépin qui réside en Égypte et qui vient de lancer une nouvelle usine de textile en Arménie, a raconté qu’il avait essayé de refaire fonctionner son usine à Alep, mais qu’il avait dû renoncer, car les coûts de production étaient trop élevés. Selon le quotidien Techrine, des centaines d’usines de textile confrontées à des pannes de courant, une pénurie de matières premières, des pratiques de corruption et la concurrence des importations ont fermé leurs portes ces derniers mois.

Les défis auxquels doivent faire face les industriels en Syrie sont nombreux, à commencer par le manque de main-d’œuvre, dû principalement à la disparition des personnes qualifiées et moins qualifiées en âge de travailler (morts, blessés, emprisonnés, exilés, etc.). La conscription militaire obligatoire pour les hommes âgés entre 18 et 42 ans constitue aussi une raison de l’absence de main-d’œuvre suffisante, car un grand nombre d’entre eux se terrent chez eux par peur d’être arrêtés à un barrage de l’armée et être enrôlés de force dans ses rangs. C'est sans oublier la manque ou l'absence de financements des banques, la baisse massive de la consommation locale à cause de la chute de pouvoir d'achat, l'absence d'accès jusqu'à aujourd'hui au marché iraquien principal marché d'exportation régional avant la guerre.

Les sanctions économiques imposées à la Syrie affectent également le commerce extérieur et les coûts de production. Le possible renforcement des sanctions américaines dans un avenir proche ne fait que renforcer les craintes des industriels, qui se sentent déjà pour beaucoup étouffer économiquement.

De nombreux industriels alépins, en particulier, se plaignent aussi de devoir verser des pots-de-vin allant jusqu’à 1 000 dollars américains à des soldats de l’armée ou à des milices du régime pour chaque envoi à ou en dehors d’Alep de matières premières et de produits finis.

Les deux autres sources principales du mécontentement des industriels syriens sont la contrebande et les importations, accusées d’empêcher le redressement de la production industrielle nationale.

Les réseaux de contrebande

L’une des principales revendications des représentants du secteur est la lutte contre la contrebande de marchandises étrangères, en particulier turques et chinoises, sur le marché syrien. Des industriels, parmi lesquels le président de la Fédération des Chambres industriels Farès Shehabi, accusent carrément les individus et organisations qui encouragent ou participent à ce trafic d’être des “Dawa’esh de l’intérieur”.

La contrebande de produits turcs a considérablement augmenté ces dernières années, transitant par les poste-frontières contrôlés par des groupes armés rebelles à la ville d’Idleb, avant de passer clandestinement dans les zones contrôlées par les forces du régime par le biais d’un important réseau de commerçants et de chefs de milice.

Les mesures du gouvernement et les campagnes menées par les douanes pour lutter contre la contrebande ne convainquent pas la grande majorité des industriels. Les agents des douanes peinent à défendre leur crédibilité face aux accusations d’implication dans les réseaux de corruption. Le journal syrien al-Watan, détenu par Rami Makhlouf, a récemment révélé qu’un responsable des douanes avait détourné plusieurs milliards de livres syriennes avant de s’enfuir à l’étranger.

La suppression fin février par la chaîne de télévision syrienne prorégime al-Ikhbaria de l’interview du président de la Fédération des Chambres industriels, Farès Shehabi, dans laquelle il dénonçait la contrebande et citait des commerçants impliqués ayant des contacts avec des milice loyalistes et qui ont émergé durant la guerre démontre la sensibilité du sujet.

Le pouvoir des commerçants

Au-delà de la contrebande, les industriels syriens souffrent globalement de la concurrence des produits importés. Pour les soutenir et limiter les sorties de devises, le gouvernement a imposé des restrictions et augmenté certains droits de douane. Mais les gros commerçants ont une influence croissante sur les politiques. Faute de production et d’investissement suffisants, l’importation et le commerce de certaines denrées, comme les produits alimentaires, pharmaceutiques et les dérivés pétroliers, sont devenus une source d’enrichissement très importante pour certaines personnalités proches du pouvoir. La part du commerce dans le PIB est ainsi passée de 25 % à presque 60 %. En 2016, une publication syrienne électronique prorégime, Sahibat al-Jalala estimait que près de 60 % des importations du pays étaient contrôlées par une poignée de commerçants, qui utilisaient leurs relations avec de hauts responsables du régime pour obtenir les licences nécessaires.

Le gouvernement a souligné à plusieurs reprises sa volonté de lutter contre ces monopoles, sans succès. Le ministre des Finances a, de son côté, appelé à importer uniquement des produits qui répondent à un besoin urgent, n’ont pas d’alternatives locales et ne nuisent pas à l’économie nationale.

Mais les industriels ne croient pas vraiment à un infléchissement de la politique de libéralisation des échanges, qui avait déjà commencé avant le début du soulèvement populaire en mars 2011, en particulier sous l’ère de Bachar el-Assad.

Les PME syriennes avaient souffert de l’élimination des barrières commerciales avec notamment la mise en œuvre de la Grande zone de libre-échange arabe (Gafta), signée en 2005, ainsi que des accords bilatéraux avec leurs voisins, la Turquie et l’Iran. Ces accords avaient entraîné une augmentation nettement plus importante des importations que des exportations de produits syriens. Ces derniers ont augmenté de 34 % entre 2005 et 2010, tandis que les importations ont connu une hausse de 62 % au cours de la même période. La libéralisation des échanges, notamment avec la Turquie, a contribué à la fermeture de nombreuses usines locales, en particulier celles situées dans les banlieues des grandes villes, comme à Alep et Damas, qui ont été des foyers de l’insurrection populaire de 2011.

Depuis quelques mois, le gouvernement multiplie les promesses en faveur du secteur industriel. Plusieurs conférences ont été organisées, dont la plus importante a été la troisième conférence industrielle à Alep en novembre 2018 intitulée “Notre industrie est notre force”. Cette conférence a abouti à une série de mesures et de recommandations pour relancer le secteur, qui ont été officiellement adoptées en Conseil des ministres en janvier 2019.

Promotion des investissements, reconstruction des sites industriels, prêts spéciaux pour les industriels et les artisans, politique de substitution des importations... Damas affiche sa volonté de relancer le secteur, mais les industriels peinent à y croire.