Depuis que le régime a conquis de larges pans du territoire en 2018, des dizaines d’associations internationales ont entrepris des démarches pour intervenir en zone gouvernementale. Mais les bailleurs de fonds occidentaux sont encore peu enclins à financer des ONG dans des secteurs contrôlés par le régime.

Vue générale d’un camp de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés à al-Hol dans le gouvernorat de Hassaké en Syrie.
Vue générale d’un camp de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés à al-Hol dans le gouvernorat de Hassaké en Syrie. Ali Hashisho/Reuters

C’est un phénomène qui s’est nettement accéléré depuis un an : les ONG internationales sont de plus en plus nombreuses à vouloir s’enregistrer à Damas pour travailler en zone gouvernementale. Depuis 2012, la plupart d’entre elles travaillaient en “cross border”, dans les zones contrôlées par l’opposition, en convoyant l’aide humanitaire depuis la Turquie, l’Irak, la Jordanie ou le Liban, sous le couvert de la résolution 2165 de l’Onu, renouvelée chaque année. Mais depuis les conquêtes de l’armée syrienne dans la Ghouta orientale et dans le sud de la Syrie, en 2018, la donne a totalement changé. « Près de cinquante ONG tentent de s’enregistrer auprès du ministère des Affaires étrangères syrien », assure un responsable du plaidoyer au sein d’une grande ONG étrangère à Damas. « Nous n’avons pas vraiment le choix, les zones contrôlées par le régime sont maintenant majoritaires, et les besoins y sont considérables », explique le responsable d’une ONG qui a débuté les démarches administratives pour s’enregistrer.

Les conditions de travail sont devenues plus compliquées dans la région d’Idleb depuis que le groupe jihadiste Hayat Tahrir el-Sham a éliminé toute concurrence en janvier, et dans le Nord-Est aux mains des Forces démocratiques syriennes (FDS), la perspective du retrait des troupes américaines fait craindre un assaut des forces loyalistes, voire de l’armée turque. « La logique est surtout d’assurer le maintien des services fournis à la population dans le cas où il y aurait un changement des rapports de force dans les zones encore dominées par l’opposition », explique un autre acteur humanitaire d’une ONG active dans le nord-est de la Syrie.

Changement de cap

Pour Damas, ce changement de cap des ONG internationales est une bonne nouvelle. « En 2018, plus d’un milliard de dollars ont été transférés dans le cadre de l’assistance humanitaire en Syrie, ce qui représente environ un quart du budget syrien », explique Jihad Yazigi, rédacteur en chef de The Syria Report. Et l’aide humanitaire pour la Syrie est en augmentation : en mars 2019, la troisième conférence d’appels de fonds à Bruxelles a permis de récolter 6,97 milliards de dollars – contre 4,4 milliards en 2018 – dont environ 2 milliards pourraient être attribués pour l’intérieur de la Syrie. Les aides promises sont inférieures aux besoins estimés par l’Onu à 9 milliards de dollars, mais elles dépassent les attentes des Syriens qui craignaient une baisse de l’aide étrangère. « Des secteurs entiers de l’économie fonctionnent grâce à l’humanitaire : les ONG internationales et les agences de l’Onu fournissent beaucoup d’emplois locaux et passent nombre de contrats de sous-traitance avec des entreprises syriennes », poursuit Jihad Yazigi. Des segments de l’économie qui ne sont pas sous sanctions – comme les transports, l’agroalimentaire, l’hôtellerie, ou encore le marché pharmaceutique – peuvent ainsi survivre grâce à l’aide humanitaire internationale.

Damas, maître du jeu

Les autorités syriennes ne sont pourtant pas pressées d’enregistrer de nouvelles ONG étrangères. Une trentaine d’organisations – dont beaucoup de petites ONG peu médiatiques – ont reçu depuis 2011 le feu vert de Damas, mais les nouveaux enregistrements se font au compte-gouttes. «Damas est maître du jeu et peut imposer ses règles, surtout qu’il n’existe pas de loi régissant l’enregistrement des ONG internationales. Un projet d’organisation du secteur avait été ébauché à partir de 2009, mais n’a jamais abouti », explique un connaisseur du système. Le régime syrien exige que les ONG qui souhaitent s’enregistrer cessent leurs activités dans les zones hors de sa souveraineté. « Certaines organisations ont dû réduire leurs opérations dans le Nord pour faire preuve de bonne volonté dans le processus de négociation avec le régime », explique un acteur humanitaire. En 2014, l’ONG américaine Mercy Corps, qui avait voulu mener de front les activités transfrontalières et à Damas avait eu trois semaines pour plier bagage de Syrie. Une seule ONG, le Norvegian Refugee Council, a pu jusqu’ici obtenir de travailler dans toute la Syrie. Pour s’enregistrer à Damas, les ONG doivent de manière quasi systématique passer par deux intermédiaires : le Croissant-Rouge syrien (SARC) et l’organisation Syria Trust, fondée par la Première dame Asma el-Assad, qui est sous sanctions à titre personnel. « La plupart des ONG enregistrées à Damas ont conclu un protocole d’accord avec le Croissant-Rouge syrien, puis des partenariats bilatéraux avec d’autres ministères », explique Valentine Adolphe, responsable pour la crise syrienne à l’ONG française Première urgence internationale. Certaines ONG – dans des cas plus rares – ont directement passé un accord avec un ministère : c’est le cas d’Oxfam avec le ministère des Ressources hydrauliques. Seuls deux ministères ont été mis intégralement sous sanctions : celui de la Défense et des Affaires étrangères. « Il existe une compétition acharnée entre le Croissant-Rouge syrien et les ministères pour capter l’aide humanitaire étrangère », estime Jihad Yazigi.

En position de force, le régime syrien tente d’orienter l’aide. «Les autorités nous incitent à agir prioritairement dans certains domaines ou zones, mais nous n’acceptons environ que 40 % de leurs suggestions de projets », note un employé d’une ONG internationale basée à Damas. Le régime peut aussi restreindre l’accès à certaines zones aux ONG, car non prioritaires : c’est régulièrement le cas dans la Ghouta orientale, autour de Damas. Enfin, les ONG étrangères ne peuvent travailler qu’avec des associations locales enregistrées auprès des autorités syriennes. Ces conditions contraignantes ainsi que la difficulté d’effectuer des transferts bancaires en Syrie n’ont pas pour autant dissuadé la plupart des organisations internationales.

La méfiance des bailleurs de fonds

Les bailleurs occidentaux, en revanche, restent réticents à l’idée de financer des projets dans les zones contrôlées par le régime. « Les gouvernements européens privilégient pour le moment un soutien aux agences de l’Onu basées à Damas, alors que les ONG internationales ont souvent un meilleur accès aux communautés les plus vulnérables », affirme Matthew Hemsley. « Les États-Unis, l’Allemagne et la France ont les positions les plus dures, tandis que les pays nordiques, l’Italie ou le Canada ont une approche plus ouverte », souligne un acteur humanitaire d’une ONG enregistrée depuis cinq ans à Damas. Sur les 50 millions de dollars d’aide humanitaire débloqués de manière exceptionnelle en avril 2018 par Emmanuel Macron pour la Syrie, seul un projet inférieur à un million d’euros a, par exemple, été attribué à une ONG en zone gouvernementale, à Tal Rifaat, près d’Alep. « Les pays donateurs financent surtout de l’aide humanitaire d’urgence en zone gouvernementale, alors que dans les domaines de la protection et de l’éducation – où les besoins sont énormes –, les ONG internationales pourraient jouer un rôle majeur », soutient Mahieddine Khelladi, directeur exécutif du Secours islamique français (SIF), qui a obtenu un financement du ministère des Affaires étrangères français. « Les bailleurs de fonds occidentaux craignent que l’aide humanitaire puisse contribuer à la reconstruction. C’est une ligne rouge tant que le régime n’aura pas entamé un processus de transition politique. » Sur ce plan-là, à l’Ouest, rien de nouveau.