À la réalisation de “Jinn”, la première série Netflix du monde arabe, Mir Jean Bou Chaaya incarne la nouvelle vague du cinéma libanais. Avec ses deux frères, Christian et Lucien, ils misent sur des fonds privés pour garantir leur indépendance.

Les frères Christian, Mir Jean et Lucien Bou Chaaya.
Les frères Christian, Mir Jean et Lucien Bou Chaaya. Kabreet Productions/Léa Chemouni

À l’approche de la sortie de la première série arabe produite par Netflix, “Jinn”, prévue le 13 juin, on sent chez les frères Bou Chaaya un brin de satisfaction, mêlée d’excitation. Comme si l’association avec le géant américain du streaming venait consacrer la carrière précoce et déjà bien étoffée du cadet de la famille, Mir Jean. À 30 ans, le réalisateur libanais totalise déjà huit courts-métrages, une série télévisée, et son “Film kteer kbeer” (Very Big Shot), auréolé par la critique à sa sortie en 2015. « Mir-Jean Bou Chaaya a apporté au Liban une touche américaine, un côté mafia movie, analyse Wissam Charaf, réalisateur en 2016 de “Tombé du ciel” et représentant avec les Bou Chaaya, Nadim Tabet et autres Mounia Akl de la nouvelle vague du cinéma libanais. “Film kteer kbeer” était très efficace, un film populaire dans le bon sens. »

Le jeune réalisateur s’est fait remarquer par Netflix à l’automne 2017. La société présente à l’époque ses résultats trimestriels : 3 milliards de chiffres d’affaires (+30 % sur un an) et une prévision annuelle de 11 milliards. La plate-forme de VOD qui compte alors plus de 110 millions d’abonnés (139 millions aujourd’hui) en profite pour annoncer l’injection de 8 milliards de dollars dans la création de séries et de films originaux à l’étranger. La stratégie est claire : réinvestir les bénéfices dégagés aux États-Unis pour financer son développement international.

En novembre de la même année, Netflix présente Mir Jean Bou Chaaya aux frères Elan et Rajeev Dassani, un duo de réalisateurs américains qui travaillent sur un projet de série fantastique en Jordanie. « Netflix a demandé à ce que je sois à la réalisation et que notre société Kabreet s’occupe de la production exécutive avec les frères Dassani. » Le projet prend forme au début de l’année 2018. Pour faciliter les démarches et bénéficier des aides offertes par les autorités hachémites (voir par ailleurs), Mir Jean et ses deux associés de frères ouvrent une filiale de leur société de production en Jordanie (Kabreet Productions LLC). La série tournée au cœur de l’été 2018 est mise en boîte en cinquante-deux jours.

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Des rumeurs évoquent quelques frictions sur le plateau, et un tournage pas toujours facile. « On a eu extrêmement de liberté, répond pourtant Mir Jean Bou Chaaya. L’avantage de travailler avec Netflix c’est la communication, on a pu énormément échanger et bénéficier de leur expérience. »

L’un des autres bienfaits d’une alliance avec le géant américain – en plus de la diffusion de la série dans 191 pays – réside dans le mécanisme de financement. Pas de distributeurs, d’agents de vente ou de salles de cinéma à rétribuer. « C’est assez simple, résume Lucien, l’un des deux frères aînés. Netflix finance et distribue. Nous réalisons. » Côté budget en revanche, les Bou Chaaya sont moins loquaces. « Nous n’avons manqué de rien », se fend Lucien, quand Mir Jean, tout aussi évasif, parle « d’un projet relativement important à l’échelle de la région. » Au royaume Netflix, la divulgation de données chiffrées relève du crime de lèse-majesté. « Vu la taille du projet, le budget est sans doute supérieur au million de dollars », croit savoir le responsable d’une société de production.

La naissance du trio

Les premiers pas de Mir Jean Bou Chaaya derrière la caméra remontent à 2007, à l’école de cinéma de l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba). « C’était un étudiant très gai, très joyeux, mais dans le même temps carré et ordonné dans son travail », se souvient le directeur Alain Brenas. Dans sa promotion, l’apprenti-réalisateur évolue dans un groupe soudé et créatif, il fait figure de bon camarade, dépanne les autres dans leurs courts-métrages de fin d’étude. Le sien s’appellera “Film kteer kbeer”. L’histoire un peu barrée de deux frères décidés à transférer de la cocaïne à l’étranger via des bobines de films, objets dispensés de contrôle à l’aéroport. Pour se constituer un mobile, le duo s’embarque dans la réalisation d’un long-métrage au scénario improbable. « L’Alba fournissait le matériel de tournage, mais il nous fallait 10 000 dollars », se souvient Christian qui aide à cette époque son frère à réunir les fonds via des proches. Le film, présenté en 2012 en projet de fin d’études, s’invite dans une poignée de festivals.

Sélectionné aux rendez-vous de Fribourg, d’Oberhausen et au Medfilm Italie, il décroche le 1er prix au Festival du film étudiant de Casablanca (FIFE), au Festival du film européen et à celui de Notre Dame University – Louaizé (NDU). À l’image de son personnage principal Ziad (Alain Saadé), Mir Jean Bou Chaaya va dès lors s’entourer de ses deux frères aînés pour mener à bien ses projets. Nés de parents davantage portés sur la littérature arabe que sur le cinéma – une mère journaliste et un père thésard, devenu prêtre sur le tard –, les garçons Bou Chaaya passent leur enfance entre Dekouané et Mtaileb, pour s’installer ensuite à Gemmayzé. Les aînés, les jumeaux Christian et Lucien, tracent chacun leur route – l’un est restaurateur, l’autre avocat – avant de rejoindre celle de Mir Jean d’un an leur cadet, doué pour la chose cinématographique. Dans la fratrie, seul le plus jeune Julien, 24 ans, ne cédera pas aux sirènes de plateaux préférant les couloirs des hôpitaux.

Du court au long-métrage

« Notre collaboration s’est construite de manière très organique, explique Mir Jean. Pour schématiser, Christian s’occupe de la production et des questions liées au tournage, Lucien de tout ce qui est légal, financier et des relations internationales, quand moi je suis sur le côté créatif. »

« Le moteur c’est Mir Jean », confie le propriétaire du MusicHall, Michel Elefteriades, qui a très tôt investi sur le réalisateur. Leur première rencontre date d’un dîner initié par le présentateur de télévision Marcel Ghanem en 2012. « Marcel m’avait parlé d’un jeune avec beaucoup de talent, raconte l’homme d’affaires passé maître dans l’art de repérer les nouvelles pépites. J’ai tout de suite senti ce je-ne-sais-quoi. Il est intelligent, a beaucoup d’énergie. Quand j’ai vu son travail, je me suis dit qu’il sera le plus grand réalisateur de sa génération. »

À peine diplômé, Mir Jean Bou Chaaya veut aller vite. « Je ne dirais pas qu’il est trop pressé, mais c’est vrai que quand il a une idée c’est difficile de l’arrêter », témoigne Alain Brenas. Celle-ci vise en l’occurrence à tourner la version longue de son court-métrage. Les frères veulent éviter les modèles de coproductions étrangères soumises à des dépôts et des examens de dossiers interminables. « Pour un premier projet avec un réalisateur à l’époque inconnu comme l’était Mir Jean, ces circuits prennent au moins trois ans », justifie Lucien.

Les Bou Chaaya optent donc pour des fonds privés, dans la quasi-totalité libanaise (le film bénéficiera de 40 000 dollars du Doha Film Institute pour aide à la postproduction). Ils sollicitent famille et amis, hypothèquent un appartement et profitent des bons échos du court-métrage pour mettre sur pied un groupe de onze investisseurs. Budget total : 900 000 dollars. « J’étais plus dans une démarche de mécénat que de business, retrace Michel Elefteriades, qui dit avoir mis sur la table quelque 150 000 dollars et cédé gratuitement la bande originale du film. Je savais dès le départ qu’il y avait des risques, c’est rare de gagner de l’argent sur un premier film. » « La salle de cinéma prend 50 % des recettes, détaille Lucien, le distributeur touche 10 à 20 %, idem pour les commerciaux… donc à moins d’un succès énorme, l’argent récupéré par les investisseurs à la fin est très faible. » “Film kteer kbeer” est bouclé en huit mois. Il restera dans les salles libanaises 13 semaines cumulant près de 60 000 entrées. Un beau succès pour un film local, mais insuffisant pour lui permettre de rentrer dans ses frais. Ce n’est qu’avec la distribution dans une dizaine de pays et la vente des droits à Netflix que l’opération sera bouclée.

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Un modèle qui se cherche

Pour la fratrie, ce modèle de financement est le choix de l’indépendance. « Les frères Bou Chaaya ne sont pas les premiers à essayer ce schéma, témoigne Philippe Aractingi, mais aujourd’hui c’est encore très risqué. » Le réalisateur de 55 ans, pionnier du genre avec son film “Bosta” (2005) financé en quasi-totalité sur de l’argent privé, déplore des films libanais qui s’exportent mal, des retours sur investissements encore trop faibles, et bien sûr l’absence de fonds publics. « Sans une aide de l’État on ne pourra pas s’en sortir qu’avec de l’argent privé », estime-t-il.

En 2018, le ministère de la Culture, l’un des plus petits budgets de l’État, ne disposait que de 230 000 dollars pour l’ensemble des productions libanaises. « L’enveloppe va encore être réduite, lâche dépitée une source au ministère de la Culture sur fond de discussions sur le budget 2019. Le cinéma est un secteur à soutenir, avec de réels talents. Il peut être un levier économique, créer de nouveaux emplois, mais malheureusement n’y a aucune volonté politique. »

Le cinéma libanais n’a pourtant jamais été aussi productif – en 2018, la Fondation Liban Cinéma recense vingt longs-métrages libanais contre seulement un ou deux en 2005. La formule magique, à l’image du film “L’Insulte” de Ziad Doueiri ou “Capharnaüm” de Nadine Labaki, semble tenir à ce mélange entre fonds privés et aides publiques venus d’Europe ou des pays du Golfe.« On expérimente, on cherche notre voie », défend Lucien Bou Chaaya.

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Dans cet écosystème encore mouvant, mais abreuvé de talents issus des écoles de cinéma du pays, la société Kabreet se veut l’un des catalyseurs pour le changement. Les frères produisent en ce moment le long-métrage “TV Society” réalisé par Robert Cremona et écrit par Fouad Yammine, ancien animateur de talk-show, dont la sortie est prévue pour septembre. Le film chiffré à 720 000 dollars est financé à 60 % par des investisseurs privés, 20 % par Kabreet Productions quand les 20 % nécessaires à la postproduction sont toujours manquants. “TV Society” s’apparente à un manifeste sur les difficultés d’épouser la carrière d’artiste au Liban. « Je conçois qu’une œuvre naisse dans la souffrance, mais un réalisateur ne devrait pas traverser autant d’épreuves pour voir son film projeté », témoigne Mir Jean Bou Chaaya en bon connaisseur. En décembre 2015, alors qu’il recevait des mains de Francis Ford Coppola l’Étoile d’or au Festival de Marrakech pour son “Film kteer kbeer”, le réalisateur avait dédié son prix au Liban, « mon pays qui malheureusement ne croit pas en nous, mais dans lequel nous croirons toujours ».

“Jinn” à la conquête de la jeunesse arabe

Dans la cité antique de Petra, les imposants tombeaux et temples creusés dans des falaises de grès rose renferment une série de légendes et de mythes. L’un d’eux voudrait que des djinns, esprits issus de la mythologie arabe et de l’islam, rodent encore autour de ces pierres investies par les Nabatéens il y a de cela plus de deux millénaires. Petra, site à la fois réputé – classé au patrimoine mondial de l’Unesco –, majestueux et mystérieux a été choisi pour accueillir l’intrigue de “Jinn”, la première série originale du monde arabe réalisée par le Libanais Mir Jean Bou Chaaya (que Le Commerce du Levant a pu visionner avant sa mise en ligne prévue le 13 juin. Au cours d’une excursion scolaire sur les ruines de la cité antique, une bande de lycéens délivrent malgré eux ces créatures multiformes. Les djinns entrent dans leur quotidien, bouleversent l’ordre établi de ces jeunes a priori bons sous tous rapports. Sur fond de phénomènes surnaturels, il y est question d’amitiés et d’amours adolescentes, de jalousie et de trahison. Pour sa première collaboration derrière la caméra avec Netflix, Mir Jean Bou Chaaya ne fait pas qu’invoquer des esprits. Il sollicite aussi l’imaginaire commun arabe (les djinns) et la jeunesse de la région. « Je voulais une série plus proche de notre culture, un portrait authentique de ces adolescents souvent enfermés dans des stéréotypes », confie le réalisateur. Le choix artistique est aussi hautement stratégique. Avec “Jinn”, Netflix cible l’un des leviers de son expansion, une jeunesse moderne et connectée (et potentiels abonnés de demain), et lui parle dans sa langue, l’arabe (en l’occurence ici le dialecte jordanien). L’univers fantastique de “Jinn” – cinq épisodes de 25 à 40 minutes – s’inscrit, lui, dans la lignée des succès enregistrés sur le genre par la plate-forme (Stranger Things, Sense8).



Comment la Jordanie attire les productions étrangères

Le royaume hachémite offre des exemptions fiscales et le remboursement d’une partie des frais dépensés, contrairement au Liban qui peine à séduire les producteurs.

Le désert de Wadi Rum (“Seul sur Mars”), la cité antique de Petra (“Indiana Jones” et “La dernière croisade”), la capitale Amman (censée figurer Bagdad dans “Démineurs”, Oscar du meilleur film en 2010)… De par la diversité de ses paysages et de son climat, la Jordanie a eu souvent les faveurs des réalisateurs hollywoodiens. Sous l’impulsion de la Royal Film Commission (RFC) incarnée par Ali ben al-Hussein, demi-frère du roi Abdallah II, la monarchie offre depuis le début des années 2000 des incitations fiscales aux productions étrangères, avec des exemptions de droits de douane ou de taxes sur les salaires des Jordaniens. Le royaume propose également depuis 2018 un système du cash rebate qui permet de récupérer 10 à 20 % sur un minimum de 1,43 million de dollars dépensés sur le sol jordanien. Les films doivent respecter une série de conditions, comme travailler avec un minimum de cinquante Jordaniens ou former vingt stagiaires locaux.

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L’année dernière, sept productions internationales ont choisi le royaume hachémite, dont l’épisode IX de la série “Star Wars” et la série originale “Jinn” de Netflix. Sur les 100 personnes mobilisées pour le tournage de la série, « 80 % étaient jordaniennes », raconte le producteur exécutif, Lucien Bou Chaaya.

Pour répondre aux exigences de la RFC, les frères Bou Chaaya ont aussi ouvert une antenne de leur société Kabreet Productions à Amman. « Pour nous, cela peut faciliter une éventuelle nouvelle collaboration en Jordanie, poursuit Lucien Bou Chaaya. Les locaux, eux, bénéficient de notre expérience. »

À l’échelle régionale, les Émirats arabes unis (avec la zone franche Dubai Media City ou twofour54 à Abou Dhabi), le Qatar ou le Maroc) jouent aussi la carte fiscale. L’Arabie saoudite, subitement reconvertie au septième art suite à la réouverture en avril d’un cinéma dans le royaume après 35 ans d’absence, compte elle aussi attirer des productions. Le plan Vision 2030 du royaume promet le remboursement d’au moins 35 % des fonds dépensés sur place et jusqu’à 50 % dans le cas où du personnel saoudien est embauché.

Le Liban, en revanche, n’attire pas les productions étrangères malgré le dynamisme de son industrie locale. « La faute à la lourdeur administrative, répond une source au ministère de la Culture. Tout est compliqué. Si vous voulez tourner dans la Békaa, si ce n’est pas le Hezbollah, il vous faut une autorisation de l’armée, des Forces de sécurité intérieure ou de la Sûreté générale. »

Au niveau des incitations, la circulaire 416 émise en 2016 par la Banque du Liban propose des prêts plafonnés à trois millions de dollars et subventionnés, avec un taux d’intérêt inférieur à 1 %. Pour en bénéficier, les productions doivent opérer à 90 % au Liban et « créer des opportunités de travail sur le marché libanais, augmenter la richesse nationale libanaise et soutenir l’innovation intellectuelle ». « Ce mécanisme ne fonctionne pas, réagit un réalisateur. Les banques sont frileuses dans ce domaine, elles ne connaissent pas le métier. »

Enfin, le bureau de la censure de la Sûreté générale, très regardant sur les thématiques liées à la sexualité ou la religion, peut refroidir les plus téméraires. Celui-ci doit donner son autorisation pour tourner après avoir lu le scénario.

Au début de l’année, une équipe de Netflix, qui cherchait un pied-à-terre dans la région, faisait une halte à Beyrouth. Autour de la table, l’homme d’affaires Georges Schoucair, un des principaux mécènes du cinéma libanais, des représentants de la Fondation Liban Cinéma, du ministère de la Culture et du Premier ministre. « Nous avons essayé de leur présenter les avantages de venir au Liban en insistant sur la présence d’une main-d’œuvre qualifiée, certainement la meilleure de la région, témoigne l’un des participants. Mais on a senti qu’il y avait encore trop d’obstacles. »